dimanche 16 octobre 2016

L’Ombre de Venceslao de Matalón et Lavelli d’après l’iconoclaste Copi remarquablement servi par la jeune troupe du Centre français de promotion lyrique

Rennes. Opéra. Mercredi 12 octobre 2016

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Thibaut Desplantes (Venceslao). Photo : (c) Laurent Guizard

Installé en France depuis 1993, Martin Matalón est à cinquante-sept ans un créateur à la maturité rayonnante et un pédagogue couru, notamment pour ses cours de composition au Conservatoire d’Aubervilliers-La Courneuve. En outre, depuis 2002, il enchaîne les résidences jusqu’en Norvège, ce qui lui permet d’être au contact de publics de toutes origines et des musiciens, étudiants, amateurs et professionnels. Compositeur de grand talent, cet créateur argentin est un sorcier du son, inventif et doué d’une riche musicalité. Il est en outre familier de l’informatique, de la transformation et de la spatialisation de la musique en temps réel.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Thibaut Desplantes (Venceslao), Zlad Nehme (Rogelio). Photo : (c) Laurent Guizard

Expert en musique de film jouée « live » (en direct) pendant la projection des chefs-d’œuvre du cinéma muet (Fritz Lang, Luis Buñuel), familier de l’univers de Jorge Luis Borges (1899-1986) - c’est avec un « parcours musical » sur La Rosa profunda présenté Centre Pompidou en 1992 qu’il s’est fait connaître en France -, Martin Matalón (né en 1958) puise son inspiration dans la littérature et la poésie. Ces affinités ne pouvaient que s’épanouir dans le théâtre lyrique. C’est ce qu’il confirme avec son deuxième opéra, L’Ombre de Venceslao, qui s’avère être un coup de maître. Ce qui n’était pas évident a priori, considérant le texte, puisé dans le théâtre d'un auteur argentin au langage plutôt cru.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Estelle Poscio (China), Mathieu Gardon (Largui), Thibaut Desplantes (Venceslao). Photo : (c) Laurencine Plot

En fait, l’Ombre de Venceslao n’est pas le premier projet d’opéra de Martin Matalón, mais le troisième, puisqu’il aborda le genre en 1989 avec le Miracle secret, tandis que le deuxième n’a pu aboutir faute de coproducteurs. Celui-ci a réussi à se concrétiser grâce à une commande du Centre français de promotion lyrique présidé par Raymond Duffaut depuis 1996 et qui se lance pour la première fois dans la création. Un choix pour le moins significatif pour une association dédiée à la formation de jeunes chanteurs au seuil d’une carrière professionnelle qui, au lieu de se forger une fois n’est pas coutume aux grands classiques du répertoire (1), sa passé une commande expressément dédiée à un compositeur de talent à la créativité puissante, particulièrement original et loin de tout consensus.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Estelle Poscio (China), Mathieu Gardon (Largui), Zlad Nehme (Rogelio). Photo : (c) Laurent Guizard

Cet opéra se fonde sur la pièce éponyme écrite en 1977 en espagnol par le dramaturge romancier dessinateur argentin exilé à Paris en 1962 Copi (1939-1987), adaptée en français par un troisième argentin de Paris, le metteur en scène Jorge Lavelli, qui créa sa première pièce en France en 1967 (La journée d’une rêveuse) et la pénultième, Une visite inopportune, en 1989 à titre posthume, dix ans avant de traduire en français et de mettre en scène l’Ombre de Venceslao Théâtre de la Colline. L’on retrouve dans cette pièce les caractéristique de Copi, volontiers trivial, obscène, provocateur jusqu’au limite du supportable, dessinant des personnages hauts en couleurs, mais aussi innocent, naïf, poète d’une troublante fraîcheur. Car son univers est fait de souffrance, de solitude, de douleur et de révolte contre le mépris, les interdits, les moralisateurs, les hypocrisies, « emporté par dans un délire bouffon baroque, hénaurme », comme le souligne mon confrère de La Croix Didier Méreuze.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Jorge Rodriguez (Coco Pellegrini) et les quatre bandonéonistes. Photo : (c) Laurent Guizard

Le personnage-titre de la pièce vit dans la pampa argentine, où il a un double foyer. Marié à Hortensia, qui lui a donné deux enfants, Lucio et China, Venceslao, d’origine uruguayenne, a pour maîtresse Mechita, de qui il a eu un fils, Rogelio. Ce dernier entretient une relation incestueuse avec sa demi-sœur China. Tous deux s’aiment et entendent se marier. Un certain Don Largui, amoureux transi de Mechita, veut à tout prix l’épouser. A la mort d’Hortensia, Venceslao et Mechita partent pour les chutes d’Iguazù, où Largui retrouve Mechita. Envoûtés par un maquereau sans scrupules, Coco Pellegrini, campé par un danseur de tango muet (Jorge Rodriguez), Rogelio et China trouvent la mort à Buenos Aires lors du coup d’Etat militaire qui renverse le général Perón. Venceslao se pend, mais son ombre revient vers ceux qui sont restés fidèles aux valeurs de l’amitié, pour leur promettre qu’il ne les oubliera pas. Dans cette tragédie, les animaux tiennent une place importante, un cheval, Gueule de rat, un singe et, surtout, un perroquet à l’ironie acerbe à qui Venceslao se confesse avant de se suicider.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Jorge Rodriguez (Coco Pellegrini), Estelle Poscio (China), Ziad Nehme (Rogelio). Photo : (c) Laurent Guizard

Constellée d’orages et de tempêtes, cela dès l’introduction aussi impressionnante que le prélude de La Walkyrie de Richard Wagner, la partition polychrome et aux contrastes marqués de Matalón suinte la moiteur, la volupté, la passion et la mort de façon extraordinairement volubile. Le compositeur a su surmonter subtilement les difficultés de la mise en musique d’un texte cru et iconoclaste, en variant les modes d’expression vocale en parfaite adéquation avec la partie instrumentale, du parlé libre au chant pur, de l’aria au quintette vocal, en passant par le sprechgensang. La langue colorée de Copi, lorsqu’il est excessif, stoppe la verve lyrique du compositeur, qui opte pour le langage parlé, gêné autant que le public, comme c’est le cas dans une scène à la thématique scatologique. L’orchestre est de formation Mannheim (Mozart), ajouté de quatre bandonéons, l’instrument argentin par excellence, dont deux sont intégrés à l’orchestre, et enrichi d’un dispositif électronique, qui l’amplifie et le complète tout en ajoutant des sons en fonction des situations du livret, coït, bruits de la ville et de la nature, explosions, fusillades, interventions du perroquet. L’intégration d’une chanson argentine, d’un tango et d’une samba célèbres au sein d’une texture sombre aux pigmentations serrées est si judicieusement élaborée que le spectateur n’a jamais le sentiment de collage ou de « à la manière de », mais apparait au contraire naturelle et particulièrement originale. L’électronique a été élaborée au GRAME, Centre de recherche musicale de Lyon, sur les plans logistique et outils de diffusion du son.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Mathieu Gardon (Largui), Thibaut Desplantes (Venceslao), Sarah Laulan (Mechita), Ziad Nehme (Rogelio). Photo : (c) Laurent Guizard

La musique polychrome du compositeur argentin instille un foisonnement de couleurs d’une hardiesse et d’une virtuosité saisissantes, l’œuvre est riche en timbres et en dynamiques et, comme toujours chez Matalón, expressive, prenant l’auditeur par la main pour ne plus le lâcher, grâce notamment à l’atmosphère onirique exaltée par les bandonéons, qui instaurent un véritable moment de grâce lors de l’interlude où ils jouent seuls, évoquant la nostalgie du pays perdu.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Sarah Laulan (Mechita). Photo : (c) Laurent Guizard

La mise en scène de Jorge Lavelli est taillée au millimètre, avec une direction d’acteur au cordeau au sein d’une scénographie simple mais évocatrice à dominance de cordages et de bois de Ricardo Sanchez-Cuerda remarquablement éclairé par Jean Lapeyre et Jorge Lavelli en personne.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Thibaut Desplantes (Venceslao), Sarah Laulan (Mechita). Photo : (c) Laurent Guizard

Les neufs chanteurs (dont une voix enregistrée pour le perroquet) ont tous moins de trente-deux ans. Ils participeront tous à la tournée de vingt-quatre représentations échelonnées jusque fin 2018 (2) - il est regrettable qu'aucun point de chute ne soit prévu à Paris, alors que l'ouvrage est taillé pour la Salle Favat. Ils sont tous parfaits dans leurs rôles respectifs. Le baryton français Thibaut Desplantes campe un Venceslao puissant et rustre, le ténor libanais Ziad Nehme est un Rogelio d’une vitalité irrépressible, le baryton français Mathieu Gardon un Langui haut en couleur. La soprano suisse Estelle Poscio atteste en China d’une santé vocale incroyable, avec une souplesse dans l’aigu pourtant fort sollicité, chantant avec brio et dansant avec un naturel confondant, tandis que la mezzo-soprano belge Sarah Laulan est une attendrissante Mechita.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Chutes d'Igazu. Photo : (c) Laurencine Lot

Dans la fosse, l’Orchestre Symphonique de Bretagne pourtant peu aguerri à la création contemporaine la plus exigeante mais dirigé avec allant et précision par le chef catalan Ernest Martinez Izquierdo, exalte les infinies beautés sonores de la partition de Matalón.

Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Estelle Poscio (China). Photo : (c) Laurencine Lot

Une réussite totale qui ne va qu’aller en se bonifiant au cours des vingt-et-une représentations restantes, bien qu’à chaque reprise, un orchestre différent est prévu.

Bruno Serrou

1) Après deux premières productions, le Voyage à Reims de Rossini et les Caprices de Marianne de Sauguet qui ont précédé l'Ombre de Venceslao, la prochaine production du Centre français de promotion lyrique sera le Barbier de Séville de Rossini. 2) Tournée qui, après Rennes où a été donnée la création, emmenera l'opéra de Matalón sur les scènes des Opéras d'Avignon, Bordeaux, Clermont-Ferrand, Marseille, Montpellier, Reims, Toulon, Buenos-Aires et Santiago du Chili

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