mardi 14 octobre 2014

Livre : la parole musicale de Nikolaus Harnoncourt


« Un artiste qui se met au service du goût de son temps ne mérite pas le nom d’artiste. » Ces mots exprimés à l’occasion d’un entretien sur Franz Schubert que Nikolaus Harnoncourt a accordé à Robert Werba en 1997 est en fait un véritable credo sur lequel nombre de musiciens devraient méditer…

Musicien hors pair, initiateur parmi les plus fins et réfléchis du mouvement, de l’interprétation et de l’organologie historiques, de l’époque baroque jusqu’au romantisme, qui ont émergé à la fin des années 1970, Nikolaus Harnoncourt est l’un des artistes les plus captivants de notre temps. Authentique penseur doublé d’un musicien d’une acuité intellectuelle sans équivalent, le chef d’orchestre violoncelliste pédagogue autrichien, fondateur du Concentus Musicus de Vienne en 1953 après avoir envisagé un temps de devenir marionnettiste, est à bientôt 85 ans (il les aura le 6 décembre 2014) légitimement considéré comme la référence non seulement dans le domaine de la musique ancienne mais aussi dans ceux courant jusqu’au début du XXe siècle.

« Je n’ai jamais cru au progrès, confiait Harnoncourt à Max Nyffeler voilà douze ans à l’occasion du Prix Ernst von Siemens qui lui était remis le 27 février 2002. Je n’arrive pas à considérer qu’un tableau de Rembrandt est meilleur qu’un tableau de Van Eyck ou qu’une œuvre de Mozart est meilleure qu’une œuvre de Josquin [des Prés]. C’est toujours la même chose : on renonce à quelque chose et on gagne autre chose. On arrive finalement à l’idée que chaque époque a eu son instrumentarium optimal et a apporté aux instruments les changements qui convenaient le mieux à sa musique. Ces modifications ont été le fait d’un jeu d’échanges entre instrumentistes, facteurs d’instruments et compositeurs. Les musiciens créatifs ont toujours éprouvé un vif intérêt pour la sonorité, et tout à leur joie de découvrir, ils oubliaient facilement ce que ces modifications sacrifiaient. »

L’on connaît, grâce à son demi-millier d’enregistrements et à ses deux passionnants recueils de textes traduits en France chez Gallimard en 1982 et 1985, Le discours musical et Le dialogue musical, Monteverdi, Bach et Mozart, le cheminement de la réflexion, de l’analyse, de la conception et de l’interprétation de la musique du passé d’Harnoncourt, qui n’a de cesse de bouleverser inlassablement les idées reçues de façon singulièrement stimulante, parvenant même à convaincre les plus réfractaires au mouvement qu’il a largement contribué à lancer. « On surestime un peu les interprètes - chefs, musiciens, constate humblement Harnoncourt en réponse à une question d’Aldo Parmeggiani en 2004. Ils ont besoin des compositeurs, des œuvres. Il est important que les chefs soient en mesure de comprendre les œuvres et de transmettre cela aux musiciens. Mais à aucun interprète je n’accorderais, du point de vue de l’art, de véritable grandeur. De nombreux compositeurs sont formidables. En ce qui concerne les interprètes, j’aurais plutôt une vision globale. »

Les éditions Actes Sud viennent de publier un nouveau volume d’entretiens de provenances diverses (magazines, pochettes de disques, etc.), pour certains inédits, dans lesquels il revient sur ses thèmes favoris, de la rhétorique musicale, à la transcendance en passant par le jeu sur instruments anciens, le progrès en matière artistique, tout en évoquant des compositeurs qu’il n’avait pas abordés dans ses livres précédents, comme Mozart et Beethoven, mais aussi les romantiques, de Schubert, Schumann, Brahms et Bruckner à Bizet et Verdi. L’intérêt de cette synthèse consacrée à Harnoncourt s’avère en fait un complément précieux aux deux précédents recueils parus voilà trente ans, qui présentent pour leur part la somme de la pensée du maître autrichien, même si depuis les années 1980 l’évolution de ses conceptions est naturellement considérable, à l’aune de l’élargissement de son répertoire. Il faut en effet avoir à tout prix lu les précédents livres avant d’aborder celui qui nous parvient aujourd’hui, même s’il se trouve ici des éléments peuvant être justement considérés comme un inventaire artistique. « J’essaie autant que possible de donner aux musiciens l’occasion d’exprimer leurs souhaits, dit-il à Peter Blaha en 1999. Cela ne supprime pas le problème que posera toujours la relation chef-orchestre : car à la fin, le fait qu’un homme détermine ce que cent autres doivent faire est toujours quelque peu inhumain. » Voilà qui relativise la place du chef d’orchestre, et qui devrait inciter nombre de jeunes confrères d’Harnoncourt à l’humilité, à la modestie et à la réflexion.

Bruno Serrou


Nikolaus Harnoncourt, La Parole musicale. Propos sur la musique romantique. Traduit de l’allemand et préfacé par Sylvain Fort. Editions Actes Sud, septembre 2014 (240 p. avec index, 22 €)

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