Paris, Athénée Théâtre Louis-Jouvet, samedi
24 mai 2014
Péter Eövös (né en 1944), Le Balcon. Elise Chauvin (La Fille), Patrick Kabongo (le Juge). Photo : (c) Le Balcon
Quatre ans après un premier opéra en russe (Trois Sœurs
d’après Anton Tchekhov créé à l’Opéra de Lyon), et deux ans avant un troisième
en anglais (Angels in America d’après Tony Kushner donné en première
mondiale au Théâtre du Châtelet), le compositeur hongrois Péter Eötvös s’était
attaché pour son deuxième ouvrage lyrique à un texte français, Le Balcon
inspiré de la pièce éponyme de Jean Genet. Si Le Balcon de Genet porte désormais
le poids des ans, la langue baroque et flamboyante de son auteur est toujours d’actualité…
Péter Eötvös (né en 1944) à sa table de travail, à Budapest. Photo : (c) Bruno Serrou
Un opéra polymorphe
Créé à Aix-en-Provence en juillet 2002 dans le cadre
du Festival, l'opéra déçut. Jusqu’au compositeur lui-même, qui dirigea les
premières représentations à la tête de l’Ensemble Intercontemporain,
co-commanditaire de l’œuvre avec la manifestation aixoise. Il faut dire que, conçu
pour l’espace étriqué du Grand-Saint-Jean au plateau plus profond que large,
l’ouvrage fut transplanté au dernier moment dans l’enceinte du théâtre de l’Archevêché
aux proportions inverses. Tant et si bien que la partition s’est perdue
dans un volume trop vaste pour elle, son esprit cabaret français des années
1950 se diluant totalement tandis que Stanislas Nordey signait une mise en
scène trop propre et grise, et que la distribution ne rendait pas
justice au ton particulier de cette adaptation de la pièce de Genet. Tant et si bien que l’on crut que l’auteur s’était
fourvoyé et qu’il n’avait pas su relever le défi d’un texte dont il n’aurait
pas saisi les subtilités. La difficulté du Balcon est en effet de
trouver le style approprié, la partition étant écrite pour des chanteurs d’opéra
pouvant adopter divers styles variétés et jazz. Car il s’agit d’un spectacle
hybride qui, dans l’idéal, doit être chanté par des chanteurs de cabaret des années
cinquante sachant lire la musique. Ce qui est quasi impossible à trouver. Sans
parler de la prosodie française, essentielle pour un compositeur soucieux du
texte.
Péter Eövös (né en 1944), Le Balcon. Jean-Claude Sarragosse (le Chef de la police). Photo : (c) Le Balcon
Lupanar et révolution
Sur un livret réalisé par le compositeur assisté de Françoise
Morvan, cet opéra de chambre exploite tous les styles distribués entre les
rôles : à la tenancière et à ses filles des élans de cabaret et de jazz et une
expression flirtant avec le Sprechgesang, aux clients une parodie de bel
canto, tandis que le représentant de la cour royale s’exprime dans un pastiche de
chant baroque. Seul moment d’effusion lyrique, le beau duo du second acte entre
Roger le révolutionnaire et Chantal la prostituée égérie. Côté action, alors
que la révolution gronde, des êtres se prenant pour des personnages de haut
rang, évêque, juge, général, se livrent à leurs fantasmes dans un bordel de
luxe, Le Grand Balcon, tenu par Madame Irma. Pendant qu’à l’extérieur, la
révolte gronde sous l’impulsion de Roger, dans le bordel, on s’évertue à
ignorer la réalité. Le Chef de la Police, qui entend devenir une figure
respectée, organise un retournement de situation dans lequel la tenancière
devient la nouvelle Reine, et les clients fantoches les dignes représentants du
pouvoir.
Péter Eövös (né en 1944), Le Balcon. Laura Holm (Chantal), Guillaume Andrieux (Roger). Photo : (c) Le Balcon
Longue maturation
Deux
ans après sa création aixoise, l’Opéra de Besançon présentait une nouvelle
production du Balcon dans une version légèrement révisée, notamment par
l’interversion de scènes du début de l'opéra, dans une mise en scène du Belge
Jean-Marc Forêt dirigée par Stéphane Petitjean. Plus réussie, cette version
était d’évidence encore perfectible. À Bordeaux, en novembre 2009, le chef
canadien Kwamé Ryan, disciple d’Eötvös, le metteur en scène allemand Gerd Heinz
et une nouvelle distribution se sont mis à leur tour à l’ouvrage pour donner à cette
œuvre tout son potentiel. Cette fois la dramaturgie fonctionnait, avec ses contrastes
entre humour et profondeur, entre intérieur, dans les murs du bordel, et
extérieur, d’où parvenaient les bruits de la révolution en marche, entre
illusion et réalité. Grâce à une direction d’acteurs très serrée, Gerd Heinz
transformait ses excellents chanteurs d’opéra en meneurs de revue jouant avec spontanéité.
Péter Eövös (né en 1944), Le Balcon. Florent Baffi (l'Evêque), Elise Chauvin (La Fille). Photo : (c) Le Balcon
Le Balcon vu du Balcon
Pour
sa quatrième production française, le Théâtre de l’Athénée, en coproduction
avec l’Opéra de Lille, a confié Le Balcon
de Péter Eötvös à l’équipe homonyme en résidence en ses murs. Conformément à
son habitude, à laquelle il fait néanmoins parfois abstraction comme en a
témoigné son Ariane à Naxos de Richard Strauss voilà tout juste un an (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/benjamin-lazar-et-lensemble-le-balcon.html),
Le Balcon a sonorisé chanteurs et instrumentistes. Son directeur musical
co-fondateur, Maxime Pascal, cagoulé de noir ainsi que ses musiciens qui
vapotent à l’excès, en a offert une interprétation à la fois incroyablement
précise et d’un swing contagieux, consacrant toute son énergie et sa rigueur à
la mise en valeur de cette partition que les vingt-et-un musiciens du Balcon se
sont appropriés, notamment ceux associés à l’action scénique, le trompettiste
Henri Deléger, qui hennit brillamment, le clarinettiste Ghislain Roffat à la
clarinette contrebasse, la violoniste You-Jung Han jouant sur le plateau d’un
violon dont la caisse de résonance est une embouchure de trompette, le corniste
Joël Lasry, chacun étant adossé à un personnage de l’opéra. Si le compositeur n’a
pas prévu de sonorisation, il convient de constater que cette dernière ne dénature
pas la partition, celle-ci étant un hommage appuyé au cabaret, bien que les voix
lyriques soient bien évidemment altérées.
Péter Eövös (né en 1944), Le Balcon. Vincent Vantyghem (le Général), Elise Chauvin (La Voleuse). Photo : (c) Le Balcon
Bien dosé, l’équilibre
fosse/plateau s’avère en effet parfait, et le public judicieusement intégré à l’action,
enveloppé par le son projeté par les haut-parleurs disséminés dans la salle. Le
regard et l’ouïe du spectateur sont tout autant sollicités, avec des
chanteurs-comédiens à la plastique vocale et physique engageante, la Femme/la
Voleuse/la Fille d’Elise Chauvin étant particulièrement aguichante, à l’instar
de la Carmen charnelle et élégante de Shigeko Hata, le Roger bien chantant de
Guillaume Andrieux, le Chef de la police fourbe et sonore de Jean-Claude
Sarragosse, les Juge, Evêque et Général déjantés respectivement campés par Olivier
Coiffet, Florent Baffi et Vincent Vantyghem, forment une galerie de
portraits aux caractères bien trempés. Cette distribution sans fausse note
est menée tambour battant par l’extraordinaire Irma de Rodrigo Ferreira, qui
avait pourtant déçu la saison dernière à l’Opéra de Lyon dans Claude de Thierry Escaich (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/04/avec-claude-cree-lopera-de-lyon-thierry.html)
et que l’on reverra à Paris, Théâtre du Châtelet, la saison prochaine pour la
création du Petit Prince de Michaël
Levinas, le contre-ténor brésilien brillant tout autant par sa voix malléable et
charnelle, qui bénéficie ici de la sonorisation, son physique de fauve, sa
prestance flexible, son élégante stature, son extraordinaire présence.
Péter Eövös (né en 1944), Le Balcon. Shigeko Hata (Carmen). Photo : (c) Le Balcon
Dans
une scénographie au clinquant digne d’un lupanar signée Mathieu Crescence qui
doit beaucoup à Pierre-André Weitz, scénographe d’Olivier Py, enluminée par des
costumes colorés et sexy de Pascale Lavandier, la mise en scène de Damien Bigourdan, autre proche d’Olivier
Py, est vive et alerte, sans surcharge mais aussi sans la retenue qu’eut exécrée
Genet. Un spectacle réjouissant à la verve gouailleuse qui aura illuminé un
triste week-end électoral, et qui sera heureusement repris la saison prochaine
à l’Opéra de Lille hélas pour une seule date, le 17 avril 2015. Reste à souhaiter
une rapide reprise par d’autres théâtres de France et d’ailleurs, et à Paris…
Bruno Serrou
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