jeudi 10 avril 2014

Livre : Alban Berg et Hanna Fuchs, correspondance aux sources de la "Suite lyrique" et "Le Vin"


« Un autre que toi pourra-t-il percevoir ce que ces notes, simplement jouées par quatre instruments, veulent dire ? Et lorsque à la fin l’un après l’autre ils s’interrompent et s’éteignent tout à fait, sentira-t-on la tristesse infinie qui suit ce bref bonheur - - ce “Tant l’écheveau du temps lentement se dévide !“ Puisses-tu, toi, mon Hanna, le sentir ! Je ne l’aurai pas écrit en vain. Si toi seule, mon Hanna, sens combien je t’aime, alors ne t’aura pas aimée en vain ton Alban. »

Hanna Fuchs-Robettin (1896-1964). Photo : DR

Dans cette lettre datée du 23 octobre 1926, Alban Berg confie à Hanna Fuchs-Robettin née Werfel, belle-sœur d’Alma Mahler-Werfel, ce que doit à leur amour le second de ses quatuors à cordes alors en écriture auquel il donnera le titre Suite lyrique. Quoi qu’officiellement dédiée à Alexandre Zemlinsky, à qui il a emprunté la forme en six mouvements alternant mouvements vifs et lents à l’intensité croissante, et le titre qui viennent de la Symphonie lyrique sur des poèmes de Rabindranath Tagore dont il reprend trois passages, la Suite lyrique est entièrement habitée par les amours illégitimes du compositeur et de l’épouse d’un industriel pragois grand amateur de musique, Herbert Fuchs-Robettin. Berg la rencontra en mai 1925, au domicile de la jeune femme, une riche villa des environs de Prague où l’avait invité son mari à séjourner durant les répétitions de fragments de son opéra Wozzeck programmés par Zemlinsky dans le cadre du Festival de Musique Moderne. Fidèle à lui-même à défaut de l’être à son épouse Hélène, Berg forge un écheveau particulièrement complexe en associant une symbolique chiffrée à des lettres qui, conformément au système allemand, constituent non seulement des notes mais aussi les initiales du compositeur étroitement enlacées avec celles de l’être aimé, Hanna Fuchs (A-B-H-F, la-si bémol-si-fa). « Il y a vingt-cinq ans déjà je me languissais de toi et déjà dans ma musique, nouvelle prémonition, se trouvaient tes initiales, ce dont j’ai pris finalement conscience dans mon récent quatuor : F H. » (7 juin 1928). 

Alban Berg, Suite lyrique, neuf premières mesuresPhoto : (c) Universal Edition (UE), Wien

Longtemps restées non décryptées, toute trace ayant été soigneusement dissimulée par la veuve d’Alban Berg, mort le 23 décembre 1935, ce n’est qu’après le décès de cette dernière, à l’automne 1976, que les indices apparurent au grand jour révélées par le chercheur américain George Perle tout comme les esquisses du troisième acte de Lulu. A l’instar de Schönberg et de son Quatuor n° 2, Berg dans sa Suite lyrique d’une vocalité instrumentale prégnante, a ajouté une cinquième ligne pour une voix de soprano qui se voit attribué le poème de Charles Baudelaire De profundis clavami extrait des Fleurs du Mal.

Alban Berg (1885-1935). Photo : DR

Peu après la parution chez Fayard de l’étude qu’Alain Galliari a consacrée au Concerto à la mémoire d’un ange (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/12/alain-galliari-conte-dans-un-livre.html), ultime œuvre achevée de Berg assurément autant inspirée par la mort de Manon Gropius que par son amour pour Hanna Fuchs, les Editions Actes Sud publient l’ensemble des lettres secrètes qu’Alban Berg a adressées à cette dernière, objet d’un coup de foudre en mai 1925 qui gouvernera la vie et l’œuvre des dix dernières années de l’existence de Berg. Ce véritable tsunami affectif ébranle si irrémédiablement le compositeur, que ce dernier affronte une grave crise existentielle qui perturbe non seulement son être et son couple, mais aussi sa créativité. Rien n’indique que les amants aient ou non consommé le fruit de leur passion commune, il n’en demeure pas moins qu’ils ne se reverront jamais en tête à tête après le séjour de Berg à Prague.

« Penser à ma musique me semble aussi pesant et ridicule que les quelques bouchées de nourriture que je suis bien obligé d’ingurgiter. Une seule pensée, une seule envie, un seul désir m’anime : c’est toi ! » (12 juillet 1925). Alban Berg écrira vingt lettres à sa muse, qui ne lui enverra aucune réponse. Ecrites entre ce 12 juillet 1925 et le 14 décembre 1934, le plus souvent griffonnées dans le train, ces lettres ont été remises en main propre à leur destinataire par l’élève de leur auteur Theodor W Adorno, par Alma Mahler ou par son époux, Franz Werfel, frère d’Hanna. Cette correspondance a été découverte à la fin du siècle dernier et publiée en Allemand en 2001 par Constantin Floros. Les lettres originales sont désormais conservées à la Bibliothèque nationale d’Autriche à Vienne qui l’a acquise en 1992 avec une partition annotée et dédicacée de la Suite lyrique. Les Editions Actes Sud en proposent sa première publication en français, dans une excellente traduction de Sylvain Fort, tandis que l’on attend encore celle des riches échanges épistolaires d’Alban Berg avec sa femme Hélène, pourtant depuis longtemps disponibles en allemand et en anglais, mais sous une forme édulcorée.

Dans l’ensemble des lettres d’Alban Berg à Hanna Fuchs, aucune censure ne vient interférer dans l’exposition de la pensée du compositeur, et la traduction rend parfaitement les tensions et déchirements vigoureusement ressentis par l’auteur des missives. Ces dernières sont toutes différentes les unes des autres dans leur forme, leur formulation et leur contenu. Mais elles sont toutes emplies de l’amour irraisonné, enflammé et anxieux de Berg, qui peu à peu finira par se résigner, longtemps après qu’il eut lui-même choisi de continuer à partager la vie d’Hélène plutôt que de se laisser porter vers celle à qui l'appelle son cœur, vers Hanna, qui n’eut sans doute pas hésité quant à elle à le rejoindre, malgré ses deux enfants. Tant et si bien qu’il est rare que Berg atteste de sentiments heureux, et qu'il émane principalement de ces lettres une grave crise existentielle qui conduira leur auteur dans un état proche de l’agonie. C'est pourquoi leur lecture bouleverse, chagrine, consterne, déconcerte. La ferveur, l’empressement, l’intense affliction, la frustration que cet amour impossible inflige à l’homme hypersensible qu’est Berg, le sentiment de solitude infernale, le vertige qu’instaure cet amour pur brûle l’esprit du compositeur qui en perd le sens du discours et la raison, si bien que l’écriture est hachée et la pensée brouillée, tandis que le dépit le submerge. « Par ta confession à [ton mari] Herbert […] tu as permis que cet événement sans limites possibles soit borné avec précision et clarté, et dans des limites si étroites que tout revient à Herbert, tandis que ne me reste en partage qu’un petit élan amical ; le pire : tu parlais de ta froideur “initiale“ à l’égard de Herbert et voilà que tu ne te donnes pas à lui par simple convention matrimoniale, mais que tu le désires de nouveau comme un homme - - - - » (7 juin 1928)

A travers cette somme de lettres et l’analyse qu’en fait Constantin Floros, c’est dans les arcanes de la création que le lecteur pénètre, lorsque l’on sait combien celle d’Alban Berg est intimement liée à l’existence même du compositeur le plus sensible et lyrique non seulement de la Seconde Ecole de Vienne mais de tout le XXe siècle.

Bruno Serrou


Constantin Floros, Alban Berg et Hanna Fuchs, Suite lyrique pour deux amants. Traduit de l’allemand par Sylvain Fort. Avant-propos de Jean-Guihen Queyras. Editions Actes Sud, 2014 (232 pages, 20€)

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