Toulouse, Théâtre du Capitole, mardi 15 avril 2014
Philippe Hurel (né en 1955), les Pigeons d'argile. Vannina Santoni (Patricia Baer), Gaëlle Arquez (Charlie), Aimery Lefèvre (Toni). Photo : (c) Patrice Nin
Deux ans après Espèces d’Espaces inspiré par Georges
Pérec créé à Lyon en 2012 qui hésitait entre théâtre musical et opéra, Philippe
Hurel, qui a longtemps clamé son allergie à l’opéra, a fini par céder aux
sirènes de l’art lyrique sur l’insistance du directeur du Théâtre du Capitole
de Toulouse. Est né de ses atermoiements son premier véritable opéra, les Pigeons
d’argile. Ce qui a eu raison de sa résistance est le choix du librettiste, le
romancier Tanguy Viel.
Philippe Hurel (né en 1955). Photo : (c) Philippe Hurel
Né en 1955 à Domfront (Orne),
mais ayant grandi et étudié à Toulouse avant d’entrer au Conservatoire de Paris
où il a été l’élève d’Ivo Malec et de Betsy Jolas, directeur fondateur de Court-Circuit,
l’un des ensembles instrumentaux les plus réputés, Philippe Hurel, qui se
revendique de la filiation de Gérard Grisey et de Tristan Murail, intègre dans
sa musique des objets de nature spectrale au sein de structures polyphoniques,
et applique la répétition à tous les niveaux de la composition, de la forme
globale à la note même. Faite de micro-variations et de systèmes à évolution
discrète et continue, son inspiration s’ajuste aux interrogations
existentielles du monde contemporain. Sa musique se caractérise par sa puissante
pulsation rythmique, par son usage des techniques du bouclage et la
superposition modale, sa façon unique de métamorphoser les musiques populaires d’aujourd’hui.
Le livret de Veil avait donc tout pour plaire à Hurel, avec son histoire d’enlèvement,
de poursuite en voiture, de hold-up, de fusillade, le tout se déroulant dans un
espace sans cesse mouvant à la façon d’un film, avec flash-back. Le sujet de cet
opéra pour six chanteurs, chœur et grand orchestre tient du fait divers, du
polar et de l’actualité. Il s’inspire de l’affaire Patty Haerst qui défraya la
chronique en 1975. Enlevée par un groupe terroriste réclamant une aide aux plus
démunis en guise de rançon, cette petite-fille et fille de magnats de la presse
américaine a pris fait et cause pour ses ravisseurs. A travers elle et ces
derniers, l’opéra de Hurel évoque l’emprise idéologique sur la conscience
humaine et la radicalité de l’action subversive. Dans le titre, l’on trouve un
triple sens, qui gouverne l’opéra entier, le jeu du tir au pigeon, un pigeon
est celui qui se fait avoir tandis que l’argile évoque un être fragile…
Philippe Hurel (né en 1955), les Pigeons d'argile. Gilles Ragon (Pietro), Vincent Le Texier (Bernard Baer). Photo : (c) Patrice Pin
La partition est particulièrement
dense et son articulation est somptueuse. Les couleurs de l’orchestre se
situent dans le médium et dans le grave, la tension dramaturgique est serrée,
le rythme débridé, la pulsation d’une mobilité saisissante, ce qui est l’une
des marques les plus personnelles de Hurel. A l’instar de Die Soldaten de Bernd Aloïs Zimmermann, un certain nombre de scènes
déroulent plusieurs actions simultanées, et, à la façon d’un scripte de film,
les séquences sont montées en séquences rapides et s’enchaînant avec des
interludes coupés à la serpe, ce qui accentue l’efficacité dramatique. Hurel
prend ainsi la main de l’auditeur pour ne plus la lâcher. Si bien que le temps
s’écoule à la vitesse de la lumière, et l’on ne s’ennuie pas une seconde. La structure
même de l’œuvre est murement réfléchie, jouant avec les codes de l’opéra autant
que de ceux du roman noir, avec ces grands flash-back qui renvoient à Citizen Kane, personnage inspiré à Orson
Wells par le grand-père de Patty Haerst, et Sunset
Boulevard. Contrairement à ce qu’aurait laissé présager le penchant naturel
du compositeur pour l’informatique « live », Hurel s’est plié avec
intelligence et une puissante originalité à l’orchestre acoustique et aux voix
lyriques naturelles, sans effet ni transformation électronique, ancrant ses Pigeons d’argile dans la grande
tradition de l’opéra. L’auditeur est pourtant continuellement surpris par l’écriture
singulièrement novatrice des voix et de l’orchestre, qui vit sa propre vie au
point d’être le personnage central de l’œuvre, plus encore que Patricia Baer, fille
du magnat de la presse milliardaire Bernard Baer, et Toni, son kidnappeur dont elle tombe
amoureuse, et à égalité de Charlie, compagne d’armes du ravisseur, qui, quoique
jalouse, se sacrifiera au nom de l’amour - l’on pense ici à Isolde, mais sans
la transcendance de la rédemption -, alors même que c’est à elle qu’est confiée
la narration des événements, passés et présents, et de sa propre histoire.
Philippe Hurel (né en 1955), les Pigeons d'argile. Gilles Ragon (Pietro), Sylvie Brunet-Grupposo (La Chef de la Police), Vincent Le Texier (Bernard Baer). Photo : (c) Patrice Pin
Présente aux côtés du compositeur
et du librettiste dès le début de la conception des Pigeons d’argile, Mariame
Clément signe pour son premier opéra contemporain une mise en scène au cordeau,
d’une efficacité théâtrale magistrale, faisant de chaque personnage des êtres
de chair et de sang, au point que le spectateur a l’impression de les voir en
plans rapprochés. La vidéo de Momme Hinrichs-Torge Moller ne fait pas
redondance, et contribue au contraire à faire de ce spectacle un quasi-film, l’écran
étant situé à l’étage du décor tournant de Julia Hansen sur deux niveaux
répartis en quatre alvéoles où sont répartis meubles et accessoires et qui
permettent les actions simultanées. L’on y voit le parking vide où les
personnages vivants du plateau sont dédoublés dans le cadre de l’action, l’intérieur
de la voiture, le hold-up, la mort de Pietro…
Philippe Hurel (né en 1955), les Pigeons d'argile. Vannina Santoni (Patricia Baer), Aimery Lefèvre (Toni), Dongjin Ahn (Un Employé de banque). Photo : (c) Patrice Nin
Dans des rôles écrits
expressément pour eux et qu’ils ont eu le temps de travailler personnellement
avant de se retrouver réunis au Capitole, Hurel n’étant pas du genre à remettre
ses partitions en retard, avant les répétitions durant lesquelles le
compositeur les a accompagnés du premier au dernier jour, les chanteurs se sont
avérés remarquables, chacun ayant à la fois pénétré jusqu’au plus secret des
personnages et de la musique qu’ils ont acquis au point de les interpréter avec
un naturel confondant. Ainsi, l’on ne peut que croire aux souffrances de
Charlie, à l’incompréhension hautaine et désorientée à la fois du père de
Patty, à la volte-face de la jeune fille, à l’amour éperdu et à la douleur du
père du kidnappeur, à la violence aveugle de ce dernier, à l’impulsion
meurtrière de la chef de la police... Qu’ils soient habitués à la musique de
notre temps ou qu’ils viennent des répertoires baroque et romantique, tous les
protagonistes ont endossé le costume de leur emploi dans lequel ils se sont
fondus jusqu’au bout des ongles. Les voix sont belles et la musicalité
incandescente. La mezzo-soprano Gaëlle Arquez est une Charlie bouleversante de
pureté et de spontanéité, le baryton Aimery Lefèvre est un Toni impulsif, le
baryton-basse Vincent Le Texier est un père milliardaire égaré par le rapt puis
par le comportement de sa progéniture, la soprano Vannina Santoni incarne une
Patty juvénile et sensuelle, la mezzo-soprano Sylvie Brunet-Grupposo est un
flic déjanté et craintif. Mais c’est Gilles Ragon qui emporte les suffrages dans
le rôle de Pietro, père du ravisseur, que le compositeur n’a pas ménagé en lui
réservant la partie la plus tendue dans l’aigu, jusqu’à la limite de son
ambitus, ce que le ténor a su surmonter sans la moindre défaillance.
Philippe Hurel (né en 1955), les Pigeons d'argile. Aimery Lefèvre (Toni), Gaëlle Arquez (Charlie). Photo : (c) Patrice Nin
Sous la direction enthousiaste,
précise et engagée de Tito Ceccherini, qui maîtrise un répertoire
impressionnant couvrant quatre siècle de musique, l’Orchestre National du
Capitole de Toulouse s’est distingué là où l’on ne l’attendait pas, par la
perfection de son jeu d’ensemble et son homogénéité, la précision de ses
attaques, la qualité de ses textures, la fusion parfaite de ses timbres.
Philippe Hurel (né en 1955), les Pigeons d'argile. Sylvie Brunet-Grupposo (La Chef de la Police), Vincent Le Texier (Bernard Baer). Photo : (c) Patrice Nin
L’éclat de ces Pigeons d’argile qui révèle d’entrée un
véritable compositeur d’opéra, et la réussite de cette production devraient
inciter les directeurs de théâtres lyriques à la reprendre, à Paris comme
ailleurs, en France comme à l’étranger, et à porter cette partition
parfaitement aboutie au-delà des quatre représentations proposées au public
toulousain. Incroyable sinon scandaleux que le soir de la première seuls
Laurent Bayle et Emmanuel Hondré aient été présents… La bonne nouvelle est que ce spectacle est capté par France 2 le 20 avril pour une diffusion sur Culturebox en direct le 20 avril à 15h et sera disponible en streaming jusqu'au 20 octobre 2014. Il fera également l'objet d'un DVD.
Bruno Serrou
Merci pour ce compte-rendu superbe. J'y va mardi… ;-)
RépondreSupprimerAprès avoir vu et entendu cette œuvre hier soir, la lecture de votre article me laisse penser que je n'ai pas assisté au même spectacle que vous. Une succession de clichés, un livret très pauvre, une musique trop bavarde qui se perd dans le commentaire incessant, des redondances à l'infini entre musique, texte, scénographie et vidéo... voilà ce qu'il me reste de cet opéra. Et j'avoue que la comparaison avec Die Soldaten me paraît très aventureuse. Certes, le métier du compositeur n'est pas en cause, mais plutôt son choix de rester "dans la grande tradition de l'opéra" comme vous le dîtes. Dommage, nous sommes quand même au XXIè siècle...
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