jeudi 10 janvier 2013

Valeri Gergiev et l’Orchestre du Théâtre Mariinski ont donné à Pleyel les premiers feux de leur intégrale des symphonies et concertos de Chostakovitch


Paris, Salle Pleyel, mardi 9 janvier 2013

Valeri Gergiev. Photo : DR

C’est devant une salle archicomble qu’a été donné le second concert en deux jours de la première vague des symphonies et concertos de Dimitri Chostakovitch dont la Salle Pleyel a confié l’intégrale à l’Orchestre du Théâtre Mariinski et à son directeur musical Valeri Gergiev et qui s’échelonnera jusqu’en février 2014. Certes, le Mariinski, ex-Kirov, qui a créé les opéras de Chostakovitch, n’est pas le Philharmonique de Saint-Pétersbourg, ex-Leningrad, qui a créé pour sa part plusieurs symphonies du compositeur sous la direction de son légendaire directeur, Evgeni Mravinski... Quelques semaines après le London Symphony Orchestra pour l'intégrale des symphonies du Polonais Szymanowski et de l'Allemand Brahms, Gergiev a donc retrouvé Pleyel avec l'Orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg pour illustrer la musique de son compatriote Dimitri Chostakovitch.

Orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. Photo : DR
   
Mais avant d’évoquer ce concert, manifestons notre agacement provoqué par l’incapacité du public parisien à se concentrer sur l’écoute des œuvres qui lui sont proposées, surtout dans les moments les plus intimistes, ne craignant pas de rompre l’enchantement des mesures finales d’une œuvre concluant le concert entier annihilé de ce fait par des grattements de gorge bruyants, des toux non-contenues tandis que l'orchestre s’éteint dans de célestes pianississimi

Dimitri Chostakovitch (1906-1975). Photo : DR
 
Le concert de mardi s’est ouvert sur la Symphonie n° 3 en mi bémol majeur op. 20 « Le Premier Mai ». Composée en 1929, cette partition d’une trentaine de minutes est l’une des plus pompières et académiques de Chostakovitch, et son nuancier est circonscrit du début à la fin entre mezzo forte et fortississimo, tandis que le chœur mixte chante un hymne belliqueux et niais glorifiant la révolution des travailleurs... Il apparaît de ce fait aisément compréhensible que Staline ait pu aimer cette musique et attendait tant de Chostakovitch par la suite… et combien il ne pouvait être que déçu en découvrant la Quatrième Symphonie et Lady Macbeth du district de Mtsensk... Homogénéité et puissance (excessive) de l’orchestre, qui a effectué un sans faute, ont néanmoins maintenu l’intérêt.  S’en est ensuivi le Concerto n° 2 pour violoncelle et orchestre op. 126 que Chostakovitch a composé en 1966 pour son ami Mstislav Rostropovitch, qui en a donné la création à Moscou le 25 septembre de la même année avec l’Orchestre Symphonique de l’URSS dirigé par Evgeni Svetlanov. 

Mario Brunello. Photo : DR

De forme cyclique, les mêmes mesures ouvrant et concluant l’œuvre, ce concerto touche par la profondeur qui émane de l’instrument soliste, qui évoque la solitude du compositeur, malgré les honneurs et la gloire qui entourent Chostakovitch au moment où il conçoit son concerto et qui émane de l’orchestre. Le violoncelliste italien Mario Brunello, vainqueur du Concours Tchaïkovski 1986  qui joue aujourd’hui sur le Maggini du XVIIe siècle qui a appartenu à Franco Rossi, violoncelliste du Quartetto Italiano, en a donné une lecture intense, jouant avec une aisance et dextérité telle qu’il en a restitué l’intensité humaine, après un début pas très juste, lorsque l’on sait combien le micro intervalle était loin de l'univers de Chostakovitch. Le soliste a donné en bis un émouvant chant hébraïque harmonisé par Chostakovitch pour violoncelle solo et deux violoncelles jouant cordes à vide en bourdon suivi de l’introduction du Concerto pour violoncelle.

 Evgeni Evtouchenko (né en 1933). Photo : DR

Après avoir dirigé cette première partie de concert sans baguette, Gergiev retrouvait son fameux « cure-dent » pour le « plat de résistance », la Symphonie n° 13 pour basse, chœur de basses et orchestre en si bémol mineur op. 113 « Babi Yar ». Cette grande partition d’une heure qui dénonce le fléau qu'est l’antisémitisme, créée à Moscou le 18 décembre 1962 par Vitali Gromadski, le Chœur d’hommes de l’Etat soviétique, le Chœur de l’Institut Gnessin, l’Orchestre Philharmonique de Moscou dirigés par Kirill Kondrachine, dans des conditions rocambolesques (les deux basses contactées successivement - le second le jour-même - ayant été priées de ne pas l'interpréter et Evgeni Mravinski, pourtant proche du compositeur, ayant refusé de la diriger, cédant aux pressions politiques. Le régime soviétique trouvait les poèmes d'Evgeni Evtouchenko (né en 1933) choisis par Chostakovitch trop crus et trop « juifs », au point de demander une révision de la symphonie à Chostakovitch. La partition originale a été mise à l’index jusqu’à la mort du compositeur mais une version « autocensurée » par Evtouchenko a néanmoins été enregistrée par Kondrachine en 1967 à Moscou pour le compte de Melodya (1). Cette œuvre tient en fait davantage de la cantate que de la symphonie puisque chacun de ses mouvements fait appel à la voix, omniprésente, et illustre sur cinq poèmes d’Evgeni Evtouchenko (né en 1933), qui a été l’un des premiers humanistes à s’être élevés en Union Soviétique contre le système pour la défense de la liberté d’expression, tandis qu’il continue à se battre aujourd’hui contre les exactions russes en Tchétchénie. 

Le ravin de Babi Yar (Kiev), en 1944. Photo : DR

Chostakovitch s’est attaché tout d’abord à son poème Babi Yar publié en 1961 dans la Literatournaïa Gazeta où le poète dénonce les atrocités nazies de Babi Yar (2). Ce poème ouvre la symphonie et lui donne son titre, et les quatre mouvements suivants se fondent sur autant de sonnets d’Evtouchenko, le caustique Humour, la louange aux femmes russes le Magasin, les Terreurs quotidiennes suscitées par les totalitarismes et l’apologie du courage de ceux qui crient et persistent dans l’expression de leurs opinions, dans la Carrière. Ces cinq parties forment un véritable cycle unifiées qu'elles sont par un même matériau thématique et traitant de l’histoire, du quotidien et de la mentalité soviétiques. Valeri Gergiev en a donné une interprétation magistrale. Impressionnante de grandeur et de retenue, humble et sensible, avec un orchestre assez magique. Gergiev tout en nuances et profondeur, marquant chaque intonation, suscitant au cordeau le moindre départ, démultipliant sa battue et ses regards en direction des divers pupitres de sa phalange pétersbourgeoise, du Chœur du Théâtre Mariinski, majestueux, debout sans podium derrière les percussions, et de la basse, le solide Mikhail Petrenko, membre du Théâtre Mariinski, placé devant les seconds violons, côté cour. Tension, émotion du finale qui s'éteint sur une douce mélopée du violon solo dialoguant délicatement avec son alter ego des altos, ont hélas été gâché par les raclements de gorge de goujats disséminés dans la salle.

Bruno Serrou

1) La commémoration juive de Babi Yar a été interdite en URSS jusqu’en 1987, et l’enregistrement de la création de la Symphonie n° 13 de Chostakovitch n’a été publié au disque pour la première fois qu’en 1997. 

2) Le massacre de Babi Yar est la plus grande tuerie de la Shoah par balles menée par les Einsatzgruppen nazis en Ukraine : 33.771 personnes, principalement des Juifs, mais aussi des prisonniers de guerre soviétiques, des communistes, des Roms, des nationalistes ukrainiens et des otages civils, ont été assassinées par les nazis et leurs collaborateurs locaux, principalement les 29 et 30 septembre 1941, aux abords du ravin de Babi Yar dans la proche banlieue de Kiev.



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