mercredi 30 janvier 2013

George Benjamin a dirigé en poète l’Ensemble Intercontemporain dans un programme Stravinski, Adámek, Boulez et une œuvre de son cru

Paris, Cité de la Musique, Salle des concerts, mardi 29 janvier 2013

George Benjamin dirigeant le SWR Vokalensemble Stuttgart et l'Ensemble Intercontemporain pendant une répétition de Kameny d'Adámek

Dix mois après leur premier concert commun Cité de la Musique où il avait remplacé Pierre Boulez, George Benjamin retrouvait hier soir dans la même salle l’Ensemble Intercontemporain, avec notamment, après Eclat/Multiples en 2012, une autre grande pièce de Boulez, Cummings ist der Dichter. Compositeur parmi les plus doués et ouverts de sa génération à qui Olivier Messiaen, qui le considérait comme le plus brillant de ses élèves au point de le comparer au seul Mozart et de lui prédire le plus grand avenir, chef d’orchestre inspiré et pédagogue couru, George Benjamin avait conquis l’an dernier les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain au point que ces derniers ont décidé de l’inviter cette année à titre personnel. D’ailleurs, tout comme en mars de l’année dernière, l’Intercontemporain s’est montré à son meilleur, le niveau s’avérant constant malgré les nombreux nouveaux visages que l’on remarque en leur sein depuis quelques mois. 

George Benjamin. Photo : DR

Auréolé du succès de son opéra Written on Skin créé sous sa direction en juillet dernier dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence dans une production qui tourne partout en Europe (1), George Benjamin, la cinquantaine rayonnante (2), a atteint la plénitude, autant comme compositeur que chef d’orchestre, mais aussi professeur chevronné. Le geste simple et clair, la battue ferme et précise, sollicitant les instrumentistes avec tact et les louant avec un empressement évident quoique de façon « So british », il dirige avec la même vitalité, le même lyrisme des œuvres dont il souligne les spécificités tout en les mettant en relation les unes avec les autres pour les inscrire chacune dans l’histoire de la musique.

 Igor Stravinski (1882-1971)

C’est d’ailleurs avec une œuvre se situant entre modernité et classicisme qu’il a ouvert le concert, puisqu’il s’est agi de Messe pour chœur mixte et double quintette à vent (deux hautbois, cor anglais, deux bassons, deux trompettes, trois trombones) d’Igor Stravinski (1882-1971). Comme la plupart de ses partitions chorales, cette Messe appartient à sa dernière période créatrice, puisqu’elle a été conçue entre 1944 et 1948. En réaction aux messes de Mozart qu’il jugeait comme des « douceries opératiques rococo », Stravinski a entrepris une « vraie » messe bel et bien destinée à l’office catholique. Il en confiera pourtant le soin de la création au haut lieu de l’art lyrique, temple du bel canto, la Scala de Milan. Tout empreint de ses récentes lectures de saint Augustin et de Bossuet, Stravinski compose une œuvre austère mais fervente, y mettant toute sa foi chrétienne et sa dévotion catholique, ce qui fait de lui l’un des grands compositeurs de musique religieuse du XXe siècle. Ce qu’atteste d’ailleurs, contrairement à un Beethoven par exemple, le Credo, point central de cette Messe et le plus développé, d’une écriture chorale essentiellement homophonique les instruments intervenant principalement par des notes tenues de façon plus ou moins longue, ce qui donne la primauté au texte, certaines parties étant carrément psalmodiées. Le SWR Vokalensemble Stuttgart en a donné une interprétation magistrale de rigueur, de retenue et d’homogénéité, les couleurs des voix se combinant à merveille aux timbres des instruments à vent qui ont sonné vaillamment.

George Benjamin et Ondřej Adámek

Cette œuvre référence de Stravinski a préludé à Kameny d’Ondřej Adámek (né en 1979) donné en création mondiale. Comme c’est souvent le cas avec le compositeur tchèque, qui a été la saison dernière en résidence à l’Ensemble 2e2m tandis que l’Intercontemporain avait notamment donné de lui, en juin dernier dans le cadre du festival ManiFeste, Nôise, sa nouvelle partition est ludique, malgré la gravité du propos, les instrumentistes ayant à effectuer des gestes auxquels ils ne sont pas toujours familiarisés, et à émettre des phonèmes et des cris, tandis que les choristes se voient confiés des ersatz d’instruments. Ecrite pour vingt-quatre chanteurs et ensemble de dix-sept instrumentistes (deux flûtes/flûtes piccolo/flûtes basse, clarinette en si bémol/clarinette en mi bémol, clarinette en si bémol/clarinette basse/clarinette contrebasse, deux cors, deux trompettes, deux trombones ténor-basse, deux percussionnistes, piano, harpe, deux violoncelles et contrebasse) sur un poème de l’Islandais Sjón (né en 1962) (3), tilraun til endurlifgunar dúu khalil aswad (une tentative de ressusciter du’a khalil aswad) dans une traduction anglaise, cette œuvre est le fruit d’une commande de l’Ensemble Intercontemporain. 

George Benjamin, Ondřej Adámek, l'Ensemble Intercontemporain et le SWR Vokalensemble Stuttgart à l'issue de la création de Kameny

Adámek évoque dans Kameny à la fois des souvenirs mélancoliques de l’enfance, époque où l’on s’amuse à jeter des pierres en l’air et à observer leur comportement, et la terrifiante lapidation d’une jeune fille kurde en 2007 (4). Cette œuvre d’une demi-heure fascine. Commençant par une distribution de cailloux par le chef aux choristes, qui les prennent dans une bourse par paire, l’œuvre débute par le battement et le frottement desdites pierres, chaque chanteur s’associant les uns après les autres pour propulser dans la salle un martellement infernal et terrifiant allant en s’amplifiant, lesquelles pierres passeront à la fin dans les mains des instrumentistes, qui s’interrompront les uns après les autres pour laisser la salle dans un silence mortifère tandis que le chef recueille les cailloux dans la même bourse qu’au début. Entre ces deux impressionnants moments, l’œuvre se présente tel un entrelacs continu d’événements sonores et dramatiques captivants alternativement inquiétants et oniriques, vols de pierres, cailloux tombant dans l’eau, bruits blancs, bruits de bouche et de gorge, phonèmes, chuchotements, cris, recitativo, parlando, chant, sons de la nature (tandis que l'un des deux percussionnistes joue une guitare sonnant entre clavecin, harpe et cymbalum). Il s’y trouve par instants un côté tribal, rituel, avec des rythmes incantatoires ponctués de plages alternant rêve et déchirure violente. Adámek réussit là une œuvre passionnante perpétuellement mobile, se renouvelant sans cesse, manageant continuellement la surprise. 

George Benjamin (né en 1960). Photo : DR

La seconde partie du concert s’est ouverte sur Three Inventions for Chamber Orchestra (Trois inventions pour orchestre de chambre) de George Benjamin. Composée en 1993-1995 pour vingt-quatre instrumentistes à la suite d’une commande de Betty Freeman pour la soixante-quinzième édition du Festival de Salzbourg, cette brillante partition a été créée à Salzbourg le 27 juillet 1995 par l’Ensemble Modern dirigé par le compositeur. Elle compte trois mouvements, le premier dédié à la mémoire d’Olivier Messiaen, le troisième à Alexander Goehr, les deux maîtres de Benjamin. Le mouvement initial est d’une sereine luminosité dans l’esprit de Messiaen mais sans en adopter les textures, le deuxième est d’une énergie et d’une mobilité exaltée par des solos instrumentaux d’une grande virtuosité, tandis que le troisième, le plus développé, est d’une implacable régularité, martelée par deux grosses caisses et des gongs également répartis des deux côtés du plateau, tandis qu’au centre s’élève des profondeurs une superbe mélodie exposée par le contrebasson. 

Pierre Boulez (né en 1925). Photo : DR

C’est sur une œuvre de Pierre Boulez que s’est achevé le concert. Une magistrale interprétation d’un incontestable chef-d’œuvre, Cummings ist der Dichter. Ce titre trahit bien évidemment le fait que la partition se fonde sur un poème de l’Américain E. E. Cummings (1894-1962), mais n’a aucun rapport avec le poème mis en musique. Le compositeur a en fait donné ce titre à son œuvre par hasard, à la suite d’une lettre où il écrivait être en train de travailler sur un projet dont « Cummings ist der Dichter » - « Cummings est le poète ». Les mots que laisse percer la découpe du poème sont en effet non pas en allemand mais dans l’original anglais. C’est en 1952, alors que Boulez séjournait à New York, que John Cage attira son attention sur E. E. Cummings. La mise en page, la typographie, la ponctuation, la syntaxe, la découpe des mots, le tout entraînant une décomposition du sens, allaient exercer à la suite de cette lecture une impression durable sur l’imaginaire du compositeur. Ce  n’est pourtant qu’en 1970 que Boulez se lance dans la composition de ce qui devait constituer un ensemble de pièces tirées des poèmes de Cummings. Seule celle-ci a été entreprise et menée à son terme, non sans avoir été révisée en 1986. La première version, créée à Ulm par Pierre Boulez et Clytus Gottwald, imposait la participation de deux chefs. Devant les difficultés d’exécution, le compositeur a repris sa partition pour la simplifier et, surtout, la rééquilibrer, amplifiant les sonorités tout en préservant une certaine complexité fruit de la démultiplication de la musique analogue à celle du texte par une quête constante des oppositions entre écritures vocale et instrumentale, hétérophonie et harmonie, hauteur et bruit. George Benjamin en a donné une interprétation fluide qui a mis en relief les textures raffinées et les contours poétiques admirablement servis par le délectable SWR Vokalensemble Stuttgart et un Ensemble Intercontemporain qui joue Boulez comme personne (saluons au passage les deux trompettistes, Jean-Jacques Gaudon et Laurent Bômont, qui ont jonglé un quart d’heure durant avec huit sourdines chacun, parfois pour émettre un seul son). 

Bruno Serrou

Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, sauf mention spéciale

1) Les Parisiens ne pourront voir ce second opéra de George Benjamin qu’à l’automne prochain
2) George Benjamin est né le 31 janvier 1960
3) Prononcer Shohn
4) Du’a Khalil Aswad (ou Doaa Khalil Assouad) est le nom d’une jeune fille de 17 ans membre d'une tribu de Yézidi, non musulmane, qui a été lapidée en 2007 au Kurdistan irakien à la demande de son oncle pour être tombée amoureuse d’un musulman. Ce lynchage a eu lieu en présence de policiers du gouvernement régional du Kurdistan autonome. La scène a été filmée avec des téléphones portables et diffusée sur Internet

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire