mardi 6 novembre 2012

Elliott Carter, le plus jeune des compositeurs âgés, est mort lundi 5 novembre 2012 à l’âge de 103 ans




Elliott Carter, à l'âge de 100 ans. Photo : DR


Nous le croyions immortel, comme si l’éternité de l’éther des musiciens l’avait oublié… Pourtant, la mort a fini par avoir le dessus, Elliott Carter étant décédé hier à New York cinq semaines avant son cent-quatrième anniversaire. Ses dernières années auront été particulièrement productives avec plus de quarante œuvres composées entre 90 et 100 ans, dont quatorze la seule année de son centenaire, en 2008. Le 13 août dernier, il posait le point final de son ultime partition achevée, 12 Courtes Epigrammes pour piano.

Célèbre pour ses partitions qui font largement appel à l’atonalité, aux rythmes incroyablement sophistiqués, rejeté par ses cadets de l’école minimaliste répétitive, l’Etatsunien Elliott Carter aura été le principal architecte de la musique dite d’avant-garde de son pays, proche dans l’esprit de la création musicale européenne contemporaine. Notamment avec son écriture polyphonique extrêmement élaborée, sans doute sous l’influence de ses études de composition à Paris avec la grande pédagogue Nadia Boulanger, qui eut de nombreux élèves nord-américains, notamment Aaron Copland, Walter Piston et Leonard Bernstein. En outre, nombre de moyens compositionnels de Carter procèdent du mentor de son adolescence Charles Ives, dont le style polymorphe est singulièrement complexe. Carter avait la farouche volonté de ne pas se répéter d’œuvre en œuvre, chaque partition étant conçue comme « une démarche unitaire et unique ». N’ayant cessé de composer sans relâche jusqu’à sa fin, son évolution stylistique est considérable, en quatre-vingts ans de production.


Au centre de la photo, Elliott Carter et Nadia Boulanger. Photo : DR, (c) New York Philharmonic


Né à New York le 11 décembre 1908, Elliott Carter est sans doute le compositeur qui aura vécu le plus et sera resté le plus longtemps productif de l’histoire. Il n’aura même cessé le temps passant de se faire toujours plus inventif. Dès sa plus tendre enfance, il a pris des leçons de piano, mais sans éprouver de plaisir particulier. Adolescent, il se tourne vers le théâtre, étudie la littérature, l’histoire et le français, et intègre rapidement le cercle resserré des intellectuels new-yorkais. Son inextinguible attrait pour les manifestations artistiques nouvelles le conduit à s’intéresser dans les années vingt à la musique la plus novatrice de l’époque qui attise ses dispositions de musicien. Alors même qu’il doit lutter contre l’incompréhension des siens - son père le destinait à sa succession à la tête de son entreprise d’exportation de dentelles -, ce qui le conduit à l’Université de Harvard, sa vocation est encouragée de façon décisive par Charles Ives. A l’Université de Harvard, il étudie la littérature et la musique, avec Walter Piston, puis il se rend à Paris pour étudier avec Nadia Boulanger dont il est l’élève de 1932 à 1935 à l’Ecole normale de musique.


Leonard Berntein et Elliott Carter. Photo : DR


De retour à New York, où il enseignera à son tour, il fait son miel des diverses esthétiques collectées en Europe et aux Etats-Unis, sa musique étant autant redevable à Debussy, Varèse, Schönberg, Ives, Cowell, Bartók et Webern qu’à Bach, Scriabine, Milhaud et Stravinski. De 1936 à 1940, Carter est directeur musical des ballets Caravan, puis il enseigne dans plusieurs universités. En 1943, il est affecté à l’Office de l’Information de Guerre où, jusqu’au débarquement de Normandie, il est chargé des programmes en langue française pour l’Europe, ainsi que des programmes musicaux de diverses stations de radio en Angleterre, en Algérie et sur un certain nombre d’autres fronts. Parallèlement, il publie de nombreux articles et essais sur la vie musicale américaine. Mais à partir des années 1950, il se consacre essentiellement à la composition, abordant tous les genres, à l’exception de la musique religieuse. La majorité de ses œuvres ont une dimension dramatique. Ainsi, lorsque je lui faisais remarquer en 1995 que d’aucuns lui reprochaient une musique qu’ils jugent inexpressive et intellectuelle, il me répondait : « Quelqu’un qui se pose cette question ne connaît pas très bien la musique. Parce que l’on sait fort bien que, par exemple, Palestrina était d’une intellectualité très composée, et Bach plus encore. Moi je ne suis pas aussi intellectuel que Bach par exemple parce que non seulement tout ce qui s’y trouve d’absolument remarquable du point de vue contrapuntique, mais aussi par toutes ces choses mystiques dans sa musique, des chiffres comme le 13, qu’il utilisait dans quantité d’œuvres, et qui reviennent dans sa musique de façon très compliquée. Pour ma part, je n’ai jamais fait des choses pareilles. S’il y a intellectualité chez moi, elle se fonde uniquement sur le fait que j’ai toujours essayé de trouver un vocabulaire qui corresponde à ce que je veux exprimer. Alors quelques fois, cela demande de réfléchir un peu. »


Igor Stravinski et Elliott Carter. Photo : DR


Si, dans les années 1930, sous la pression des événements politiques et sous l’influence de Nadia Boulanger, Elliott Carter s’était rapproché du style néoclassique, à la fin des années 1940 il finit par trouver son propre langage qu’il fonde sur la continuité et l’individualisation des couches, la modulation « métrique » visant à l’impression d’improvisation. Auteur d’une musique exigeante, loin du style d’un Aaron Copland ou d’un Leonard Bernstein mais tout aussi éloigné de l’expérience sérielle qu’il juge avec circonspection, Carter a construit son œuvre avec une certaine lenteur et dans un esprit d’indépendance. Homme d’une immense culture, il réalise une remarquable synthèse entre les diverses tendances de la musique de notre temps et des conceptions appartenant à des époques ou à des cultures extrêmement diversifiées. Sa musique n’a cessé de s’épanouir toujours plus librement, sans volonté de séduction ni compromis. Il lui aura fallu atteindre ses quarante ans pour être enfin reconnu par ses pairs. Il n’est en effet apparu sur le devant de la scène qu’après la Seconde Guerre mondiale. « Plusieurs raisons à cela, expliquait-il. Je n’ai commencé à étudier sérieusement la musique qu’à vingt ans. J’ai alors essayé de composer, mais sans résultats probants. Il m’a donc fallu étudier la musique à fond. Ce qui a pris beaucoup de temps. D’autant qu’en Amérique, il était impossible d’apprendre, aucun lien entre la musique du XIXe siècle et la musique contemporaine n’étant fait. Tandis qu’en France, avec Nadia Boulanger, on voyait fort bien comment Bach conduisait à Schönberg et à Stravinski. Hélas, quand je suis venu à Paris, Nadia était en plein néoclassicisme, ce qui m’a néanmoins intéressé, car je considérais ses cours comme un moyen d’acquérir le bagage indispensable avant d’aborder l’avant-garde. » Proche de Pierre Boulez, qui fit sa connaissance à New York dans les années 1970 quand il était directeur musical du New York Philharmonic Orchestra, Carter était plus apprécié en Europe que dans son propre pays, dominé par les minimalistes, de La Monte Young et Steve Reich à Philip Glass et John Adams.  « J’ai appris de Nadia Boulanger à porter toute mon attention sur la musique, quand je l’écoute et quand je l’écris. Or, les répétitifs ne maintiennent pas mon attention en éveil, parce qu’ils ne disent rien. Et, d’un certain point de vue, ils sont beaucoup moins expressifs et beaucoup plus intellectuels que moi, tant l’on voit leur façon de faire, et, après deux minutes, on se rend compte qu’ils ont écrit non pas avec leur cœur ou leurs émotions mais avec la pensée qui se fonde sur la volonté de tenir le même discours le plus longuement possible. Les oreilles du grand public ont été altérées par cette musique que l’on entend partout dans les ascenseurs, sur les quais de gare, les restaurants, et que l’on a pris l’habitude de l’écouter sans trop lui prêter attention. »


Pierre Boulez et Elliott Carter. Photo : DR


Parmi les œuvres phares d’Elliott Carter, A Mirror on Which to Dwell (Un miroir où s’attarder, 1975) pour soprano et neuf instruments sur six poèmes d’Elisabeth Bishop, la Symphonie pour Trois Orchestres (1976), Esprit rude/Esprit doux (1985) pour flûte et clarinette pour les 60 ans de Pierre Boulez, étude radicale sur le souffle et l’articulation, le Concerto pour clarinette (1996), Three Illusions pour orchestre (2005), et, surtout, les cinq Quatuors à cordes (1951-1995), genre que Carter a investi pour élaborer son style le plus radical et complexe, offrant ainsi un cursus dans la ligne des chefs-d’œuvre de Beethoven, Bartók et Schönberg. A 90 ans, il aborda enfin l’opéra, avec What Next, petit miracle de verve, d’humour, d’invention créé à l’Opéra de Berlin en septembre 1999 sous la direction de Daniel Barenboïm et qui connaîtra sa première scénique française à l'Opéra de Montpellier les 29 novembre et 2 décembre 2012. Et lorsqu’il retrouve l’esprit du passé, tel ce superbe hommage au bel canto gorgé de vocalises, il le fait sans puiser dans le fonds existant, contrairement à un trop grand nombre de ses cadets, mais en inventant un « à la manière de », à l’instar d’Igor Stravinski. La partition joue sur la superposition de discours individuels et leur rencontre éperdue, le raffinement de l’orchestration, la vitalité rythmique, un sens de la couleur éblouissant qui montre combien l’écriture sérielle peut encore être porteuse d’inouï à condition d’être transcendée par un compositeur de talent. En 2008, pour ses 100 ans, il écrit What Are Years pour soprano et ensemble créé au Festival d’Aldeburgh par Pierre Boulez et, en 2010, A Sunbeam’s Architecture pour ténor et ensemble, en 2010-2011 Two Controversies and a Conversation pour piano, percussion et orchestre de chambre, et, cette année, Instances pour orchestre de chambre et Dialogues II pour piano et orchestre de chambre, toutes œuvres qui démontrent que, comme l’Esprit saint, la jeunesse souffle où elle veut… 

Elliott Carter s’était vu attribuer le Prix Pulitzer à deux reprises.  

Bruno Serrou

1 commentaire:

  1. Bonjour M. Serrou, je voudrais juste savoir d'où vous tenez cette citation de Carter sur les minimalistes. Je fais un travail de recherche sur leur réception critique en France, et il me faudrait remonter à la source, pouvez-vous m'aider?
    Merci d'avance

    RépondreSupprimer