vendredi 1 août 2025

Le poète-cinéaste Jean Cocteau et son Orphée, le compositeur Georges Auric

Georges Auric (1899-1983) et Jean Cocteau (1889-1963)
¨hotos : DR

Poète, dramaturge, cinéaste et éternel curieux, Jean Cocteau était un véritable alchimiste du mot et de l'image. Sa rencontre avec le jeune compositeur Georges Auric donna naissance à l'une des collaborations les plus fructueuses de l'histoire du cinéma : « Tu es mon Schiller et je suis ton Beethoven », écrira Auric. Ensemble, ils créèrent une poétique audiovisuelle qui continue de surprendre aujourd'hui par son audace et sa beauté. En cette période de vacances, je reprends ici un article publié en espagnol en juin dernier que j’ai écrit pour le dossier annuel « Musique et Cinéma » du magazine Scherzo 

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Georges Auric et Jean Cocteau encadrant le comédien poète Edouard Dermit
Photo : DR

Jean Cocteau n’était pas musicien, mais aucune forme d’art ne pouvait laisser indifférent ce créateur protéiforme, expert en sortilèges que l’écrivain bordelais François Mauriac (1885-1970) qualifiait de « libellule ravissante et irritante qui ne se posait jamais ». « Sérieux comme un enfant qui rêve » selon le philosophe Gaston Bachelard (1884-1962), tout, pour celui qui se définissait comme le « Paganini du violon d’Ingres », était prétexte à poésie, le son au même titre que la rime, l’image, le trait ou la couleur. Né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte, banlieue chic de l’ouest parisien célèbre pour ses haras, mort le 11 octobre 1963 à Milly-la-Forêt, banlieue huppée à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Paris, était en effet à la fois poète, romancier, chroniqueur, polémiste, dramaturge, librettiste, scénariste, réalisateur, scénographe, peintre, dessinateur, graphiste, plasticien, académicien et homme du monde. Mais il n’a pas touché à la musique, qu’il aimait pourtant si profondément qu’il n’a cessé de vivre parmi les musiciens, fréquentant les plus éminents d’entre eux et travaillant souvent avec eux. Il eut en la matière un initiateur avisé en la personne du compositeur Reynaldo Hahn (1874-1947), son ami de jeunesse proche de Marcel Proust (1871-1922). Toutefois, à la musique raffinée et légère de ce guide séducteur, Cocteau ne tardera pas à préférer celle d’une veine plus puissante, Igor Stravinsky (1882-1971).

Avec ce dernier, les rapports ne seront pourtant pas des plus simples. Cependant, malgré les orages, l’estime restera constante et réciproque, et si c’est le Stravinsky du Sacre du printemps qui l’attira tout d’abord, leur relation déboucha en 1927 sur l’un des chefs-d’œuvre néo-classiques du répertoire lyrique du XXe siècle, Œdipus Rex d’après Antigone de Sophocle. Ecrit en français par Cocteau, qui envisageait dès l’abord une action dramatique, il fait finalement traduire son livret en latin par le jésuite théologien Jean Daniélou (1905-1974), Stravinsky exigeant en définitive un texte en forme de « nature morte » pour mieux souligner l’universalité du sujet. Cette traduction latine plus ou moins authentique introduit en effet un aspect rituel et monumental à l’ensemble de l’œuvre. A défaut d’avoir pu imposer pleinement sa conception du drame, Cocteau se révèlera un excellent récitant, notamment lors de la reprise en mai 1952 au Théâtre des Champs-Elysées pour laquelle il conçut décors et costumes et dont un enregistrement radiophonique en a préservé le témoignage.

Mais c’est la découverte d’Erik Satie qui s’avère déterminante pour Jean Cocteau. C’est en effet lui qui le met en contact avec le milieu musical. « La plus petite œuvre de Satie, écrit Cocteau dans son pamphlet Le Coq et l’Arlequin, est petite comme un trou de serrure. Tout change si on approche son œil. Satie est le contraire d’un improvisateur. On dirait que son œuvre est toute faite d’avance et qu’il la dégage note par note, méticuleusement. Satie montre une route blanche où chacun marque librement ses empreintes. » Inspiré par Satie, Cocteau publie en 1918 ce manifeste centré sur la musique de soixante-quinze pages à l’encontre du wagnérisme et du debussysme qu’il dédie à un musicien d’à peine dix-neuf ans, Georges Auric. Dans Ma vie heureuse paru plus de soixante ans plus tard, le compositeur Darius Milhaud (1892-1974) résume les idées développées par l’auteur du Coq et l’Arlequin : « Il attaquait la musique dite sérieuse - celle que l’on écoute la tête dans les mains ; la pédale russe, c’est-à-dire l’influence de Moussorgski et de Rimski-Korsakov, et l’impressionnisme debussyste. Il réclamait une musique dite française, à l’emporte-pièce. Toujours enclin à généraliser, les critiques eurent vite fait de considérer Cocteau comme le théoricien, le prophète, l’animateur de la musique de l’après-guerre. »

Cocteau est d’autant plus « prophète » qu’en 1919 il tient pendant cinq mois dans le quotidien Paris-Midi une « Carte blanche » hebdomadaire dans laquelle il évoque les concerts d’œuvres de compositeurs en devenir. Il se fait alors le porte-parole de la « Jeune Musique ». Le critique musical Henri Collet (1885-1951), lui-même compositeur, impose l’appellation Groupe des Six qui associe autant de jeunes compositeurs réunis autour de Cocteau dans deux articles parus dans les colonnes du quotidien culturel Comœdia : « Un ouvrage de Rimski-Korsakov et un ouvrage de Cocteau : Les Cinq Russes, les Six Français et Erik Satie » paru le 16 janvier 1920, suivi de « Les Six Français » une semaine plus tard. Ainsi, Cocteau, qui a fait du dilettantisme une profession, règne sur ce petit monde musical, trop heureux d’ignorer Ravel et de porter aux nues Satie, ce « fumiste » décrit par Serge Prokofiev (1891-1953). L’écrivain peut ainsi mettre en scène son « scandale idéal permanent ». Opportuniste, il possède le talent de son ambition. Musiciens, journalistes, mécènes sautent sur la belle occasion que représente la naissance d’un groupe dont Cocteau s’attribue les mérites.

Georges Auric par Jean Cocteau (dessin de 1921)

Le Groupe des Six, c’est une compositrice et cinq compositeurs rassemblés à Paris pendant la Première Guerre mondiale autour de Jean Cocteau et de la figure tutélaire d’Erik Satie. L’histoire commence en 1916, alors que la bataille de Verdun est à son comble, la vie artistique est toujours aussi active à Paris. Cette année-là, Satie et Cocteau font la connaissance d’un jeune prodige à l’intelligence affûtée venu de Montpellier, Georges Auric. En mai 1917, les deux aînés présentent avec Pablo Picasso (1881-1973) au Théâtre du Châtelet leur ballet commun Parade. L’œuvre fait scandale. Un soldat de dix-huit ans, héritier d’une riche famille d’industriels, applaudit à tout rompre, c’est Francis Poulenc. Un atelier de peintre, rue Huyghens dans le quartier Montparnasse, accueille à la même époque des concerts-expositions. Des œuvres de Georges Auric y sont présentées avec celles de deux de ses camarades du Conservatoire, le Franco-Suisse Arthur Honegger (1892-1955) et le Parisien Louis Durey (1888-1979), fils d’un typographe que la découverte de Pelléas et Mélisande de Debussy détourne définitivement de l’atelier paternel. S’ajoute très vite la studieuse Germaine Tailleferre (1892-1983), qui, en dépit de son père, tient à devenir compositrice sous la protection de Satie et de Ravel…. De retour en 1919 à Paris, d’où il s’était absenté pour assurer le secrétariat de l’ambassadeur-écrivain-dramaturge Paul Claudel (1868-1955) en poste au Brésil, Darius Milhaud décide de se joindre au groupe. Il reçoit ses confrères chez lui le samedi soir pour faire de la musique avec eux, réciter des vers, discuter, festoyer entouré d’artistes comme la peintre Marie Laurencin (1883-1956), l’écrivain diplomate Paul Morand (1888-1976), les poètes romanciers Raymond Radiguet (1903-1923) et Roger Martin du Gard (1881-1958)… Le quinquagénaire Erik Satie forme alors avec ses cadets un groupe qu’il dénomme « Les Nouveaux Jeunes ». On donne des concerts au théâtre du Vieux Colombier de Jacques Copeau (1879-1949) auxquels Cocteau se réfère dans Le Coq et l’Arlequin. Marcel Proust applaudit, André Gide (1869-1951) critique. Après le scandale de Parade, Cocteau constate qu’il adore la polémique, source de publicité sans pareille. Mais Satie décide de se retirer, mortifié parce que Durey invite Ravel dans l’équipe, si bien que Cocteau en profite pour devenir le chef d’orchestre de cette jeunesse musicale avant-gardiste. Les mots d’ordre sont simples : à bas Wagner, les brouillards debussystes, vive la simplicité, la concision, le jazz, le music-hall, le cirque, l’esprit potache que Cocteau promet au renouveau de la musique française. C’est alors que le musicologue compositeur Henri Collet écrit deux articles dans le périodique Comœdia dans lesquels il crée l’expression « Groupe des Six », reliant ainsi ce dernier au précédent du « Groupe des Cinq » russe. Leur première œuvre collective s’intitule L’album des six pour piano. Avec son Bœuf sur le toit où il a intégré des rythmes brésiliens qu’il a ramenés du Carnaval de Rio, Milhaud inspire le nom d’un établissement de la rue Royale, situé entre la place de la Concorde et l’église de la Madeleine, vite couru par le Tout-Paris, notamment de nombreux musiciens comme les pianistes Jean Wiener, Marcelle Meyer, Arthur Rubinstein...

Mais les fissures apparaissent rapidement. Durey, Honegger et Tailleferre ne sont pas à l’affiche des quatre concerts du Bœuf sur le toit, et l’esprit potache de Cocteau est trop réducteur pour ces jeunes créateurs. « J’avais le comique en horreur », dira Milhaud, vexé que l’on se gausse de la musique brésilienne qu’il admire, à l’instar de Schönberg qu’il dirige et qu’Auric joue au piano. Satie décrit même une scission : « Auric, Poulenc et Milhaud ont la sensibilité moderne, Durey, Tailleferre, Honegger sont de purs impressionnistes ». Et lorsque Satie écrit que « si Ravel refuse la légion d’honneur, toute sa musique l’accepte », Durey s’indigne et quitte le groupe. « Quel cochon que ce Durey, écrit alors Satie à Cocteau, quand le foutra-t-on en l’air comme le vent ? ». Pourtant, l’amitié entre les Six perdure en dépit de tout, bien que dans une lettre, Poulenc dénonce « la musique boche suisse ridicule » d’Honegger, tandis que Milhaud essaye de retenir Durey en écrivant : « tant mieux si nos admirations divergent, raison de plus pour être unis. » Ils ne seront plus que cinq pour leur seconde œuvre commune, Durey s’étant éloigné de Paris pour s’installer mille kilomètres plus bas, sur les bords de la Méditerranée, à Saint-Tropez. Ce sera Les Mariés de la tour Eiffel sur un argument iconoclaste de Cocteau. Si l’on y rit ensemble une dernière fois, chacun est lucide : pour Milhaud, cette œuvre collective est « assez faible » ; Poulenc est beaucoup plus direct : « quant à la musique, hormis l’ouverture d’Auric, c’est toujours de la merde ». Henri Collet, qui avait trouvé le nom du groupe d’amis, l’enterre deux ans plus tard dans un article intitulé « Le Crépuscule des Six ». Le peintre Jacques-Emile Blanche (1861-1942) fait le portrait de l’équipe avant sa séparation, mais déjà sans Durey. Chacun suivra ensuite son propre chemin, pour se retrouver de temps à autres, à l’exception d’Auric et de Cocteau, qui ne se quitteront pas.
Dessin de Jean Cocteau pour son film Le Testament d'Orphée, musique de Georges Auric

Lorsque Jean Cocteau commence à se tourner vers le cinéma au seuil des années 1930, ses pratiques artistiques antérieures nourrissent naturellement ses films. De Janus à Orphée, de la Bête au Minotaure, le cinéma selon Cocteau est l’outil de toutes les métamorphoses, un art ultime dont la muse reste à inventer, créature protéiforme qui fait la synthèse de son art polymorphe. Magique et se renouvelant continuellement, son cinéma puisera dans ses souvenirs plus ou moins enfouis, de ses premières rencontres avec le cirque, le théâtre, la danse, l’opéra. Cocteau traverse les arts comme le monde, en perpétuelle quête, aiguillé par le démon de la curiosité, où, à l’instar de son modèle pour le cinéma qu’est La ruée vers l’or de son ami Charles Chaplin (1889-1977), il cherche inlassablement l’archétype du « film entre la vie et la mort, entre veille et sommeil » qui porterait selon lui à la perfection de « sublimes épopées d’amour ». « Un musicien de votre âge, écrit-il à Georges Auric, annonce la richesse, la grâce d’une génération qui ne cligne plus de l’œil ; qui ne se masque pas, ne se renie pas, ne se cache pas, ne craint ni d’aimer ni de défendre ce qu’elle aime. » Ainsi Cocteau, tout en rendant hommage à cette jeunesse artistique qu’il ne cessera de soutenir, annonçait en 1918 la naissance d’une amitié qui allait se révéler féconde, avec un musicien alors âgé de moins de vingt ans à qui nous l’avons vu il dédie Le Coq et l’Arlequin, l’un de ses textes auxquels il attachera le plus d’importance. De son côté, Auric, dès janvier de cette même année 1918, place très haut la barre de sa collaboration avec le poète : « Je crois que cela sera plus long que la IXe. Vous êtes mon Schiller et moi je suis votre Beethoven. » Voilà qui atteste du fait que dès le début de leur relation s’instaurent une admiration réciproque et une complicité affective qui vont nourrir leur amitié et leur travail commun durant toute leur existence.

Né le 15 février 1899 à Lodève, cité minière à une cinquantaine de kilomètres au nord de Montpellier qui verra également naître le trompettiste Maurice André (1933-2012), Georges Auric est le cadet d’une dizaine d’années de Jean Cocteau. Après avoir commencé des études de piano à Montpellier, Auric, dont Cocteau s’amusera toujours de l’« accent pointu » typiquement méridional dont il ne se défera pas, débarque à Paris en 1913 pour entrer à quatorze ans au Conservatoire où il devient l’élève de Georges Caussade (1873-1936), et, en 1914, à la Schola Cantorum, celui de Vincent d’Indy (1851-1931). Le 10 décembre 1913, l’adolescent Georges Auric publie déjà dans la Revue française de musique un article titré « Erik Satie, musicien humoriste » qui plait tant à Satie qu’il demande aussitôt à rencontrer l’auteur. Favorablement surpris par son jeune âge, Satie lui présente Jean Cocteau, qui devient immédiatement son ami, tandis qu’Auric se lie parallèlement aux peintres Jean et Valentine Hugo et au poète journaliste Raymond Radiguet, dont il tape à la machine à écrire le texte du roman posthume Le Bal du comte d’Orgel avant relecture par Cocteau, mentor de Radiguet. Dans le courant de l’année, il fait la connaissance d’Igor Stravinsky. Autre compositeur, Albert Roussel (1869-1937), qui fait lui aussi sa connaissance au printemps 1914, écrit à son confrère Charles Kœchlin le 20 juin de cette année-là : « Auric, qui n’est âgé que de quatorze ou quinze ans, m’apparaît comme une sorte de Rimbaud musical, d’une précocité extraordinaire, comprenant, retenant, s’assimilant tout avec une facilité merveilleuse, capable de devenir un musicien et un artiste remarquable, s’il arrive à maturité. Il vient seulement de s’installer à Paris avec sa famille, arrivant de Montpellier, et il suit les cours du Conservatoire. Inutile de vous dire qu’il adopte comme ’’point de départ’’ tout ce qui a été fait jusqu’ici de plus avancé en musique. Il a écrit un certain nombre de mélodies qui semblent indiquer des tendances vers un humour musical auquel l’influence de Ravel ne serait peut-être pas étrangère, encore qu’il se montre surtout enthousiaste d’Erik Satie. » Ravel, pour qui Auric n’aura d’égards qu’à partir de l’Enfant et les sortilèges (1925), dira dans une conférence qu’il prononcera à Houston le 7 février 1928 de son jeune confrère qu’il a une « tendance particulière à graver sa musique d’une pointe aiguë, en atteignant souvent une veine acérée et satirique. » Netteté incisive du discours, acuité de l’expression, ironie piquante constituent autant de traits spécifiques à la musique d’Auric, aux antipodes du « cérébralisme » d’un Claude Debussy ou d’un Arnold Schönberg (1874-1951) dont il était pourtant un fervent admirateur, comme l’atteste le fait qu’il tint la partie piano lors de la première audition française de Pierrot lunaire sous la direction de Darius Milhaud en janvier 1922 avec la cantatrice Marya Freund (1876-1966) en récitante.

Tandis que le cinéma se développe, particulièrement par l’appoint du son, Georges Auric y vient rapidement, allant jusqu’à apparaître dans le documentaire Entr’acte du cinéaste René Clair (1898-1981) qui est projeté pour la première fois le 4 décembre 1924 au Théâtre des Champs-Elysées durant l’entracte du ballet Relâche sur un argument de Francis Picabia chorégraphié par Jean Börlin sur une musique d’Erik Satie. Fin novembre 1928, deux ans avant de composer sa première musique de film, Auric évoque dans l’article L’avenir musical du film sonore, après avoir vu le premier film parlant diffusé en France, Ombres blanches (White Shadows in the South Seas) de W. S. Van Dyke et Robert J. Flaherty qui venait de sortir à Paris. « Il faut le déclarer nettement : il n’y a rien, aujourd’hui, pour qui est retenu par les possibilités souveraines du film, sur quoi on puisse rêver davantage, écrit Auric. Et j’ajoute que mon sentiment ici se fortifie de tout ce que, musicien, je présage en deçà des plus heureuses réussites de cette bande sonore. La musique et le cinéma ici s’accordent pour la première fois de façon absolue quant au synchronisme de l’écran et de l’adaptation. En outre, la suppression de la fosse d’orchestre et de l’orchestre permet une projection tout à fait directe et proche du spectateur, en même temps qu’elle apporte enfin au compositeur la certitude de ne pas perdre son temps et ses efforts s’il tente la difficile entreprise qu’a été jusqu’à maintenant la réalisation d’une partition ou même d’une adaptation. Enfin, voici, pour finir, un style nouveau - et c’est là le plus grand et le plus haut intérêt de ce que nous devinons dans cette première ’’bande sonore’’ -, un style où le compositeur dépassera la ‘’musique pure’’ sans avoir besoin de se courber au-devant des exigences de la comédie et du drame lyrique », et d’ajouter pour conclure : « J’ignore les destinées du ’’film parlant’’… Je ne puis douter de l’avenir de la ’’bande sonore’’. Et je m’en réjouis. » Dix ans plus tard, dans un autre article, Auric célèbrera la réussite de l’Opéra de quat’ sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill dans l’adaptation de Georg Wilhelm Pabst : « Plus de dix années se sont écoulées depuis l’avènement du parlant et l’admirable exemple de l’Opéra de quat’ sous n’a jamais eu d’écho. Fait dans le style des ballades de l’antique Allemagne, ce film reste encore le chef-d’œuvre, en même temps qu’un souvenir commercial de Pabst, du film chanté. Chef-d’œuvre de Kurt Weill et aussi audacieuse réalisation, première adaptation d’une pièce de théâtre, quand on songe qu’aucune illustration ne vient distraire le spectateur des trois couplets de chant de Barbara. »
Affiche du film La Belle et la Bête

C'est probablement Jean Cocteau qui aura aiguisé chez Georges Auric son penchant naturel pour le cinéma à une époque où les compositeurs « sérieux » commençaient à peine à s'y intéresser, bien que Camille Saint-Saëns (1835-1921) eût ouvert la voie dès 1908 en signant une partition originale pour L'Assassinat du duc de Guise d’André Calmettes (1861-1942) et Charles Le Bargy (1858-1936). Dès lors, Auric sera le compositeur attitré de la musique des films de Cocteau, et il faut convenir que son imaginaire mélodique répond parfaitement à l'univers du poète. Il suffit d'évoquer L'Eternel Retour, L'Aigle à deux têtes, Orphée ou La Belle et la Bête pour commencer à s’en convaincre. Pour la date de leur première rencontre, Auric avance tantôt l’année 1915, tantôt 1916. A l’écrivain et éditeur André Fraigneau (1905-1991), Auric dit en 1978 avoir aperçu Cocteau juste avant la guerre, en mai ou juin 1914, mais il situe la rencontre un peu plus tard : « J’avais à peine seize ans lorsque j’ai été présenté à Jean Cocteau, jusqu’alors aperçu par moi, une fois seulement, aux côtés d’Igor Stravinsky dont j’étais allé découvrir et applaudir émerveillé, Le Sacre du printemps. » L’enthousiasme partagé entre le poète et le jeune musicien pour cette œuvre révolutionnaire du compositeur russe n’a pu que consolider leur amitié naissante, de même que leur admiration commune pour le « génial précurseur » que tous deux saluent en Satie. Cocteau et Auric se voussoieront jusqu’en 1920, comme en témoigne leur correspondance. SI Cocteau ne renonce plus dès lors au tutoiement, Auric revient au « vous » après un long passage à vide de leur correspondance, entre novembre 1926 et mai 1929. Il ne faut surtout pas en déduire pour autant que les périodes de silence épistolaire correspondent systématiquement à des temps morts dans leur relation. Souvent, au contraire, elles sont le signe d’une extrême proximité, les deux amis passant leurs vacances ensemble, notamment à Pramousquier dans le Lavandou en 1922, au Grand Piquey sur le Bassin d’Arcachon en 1923, à Villefranche-sur-Mer sur la Côte d’Azur en 1924, à Saint-Moritz dans les Grisons en 1956, ou travaillant sur une œuvre commune, comme Le Sang d’un poète en 1930. « Auric, assurait Cocteau, a toujours éclairé par les sons, mes textes et mes images, de cet embrasement de feu de joie dont les ombres dansent… »

La préparation de ce premier film commun suscite des rencontres quotidiennes. Ce que le compositeur confirme à André Fraigneau : « Nous avons travaillé à ce Sang d’un poète tous les deux d’une façon constante, moi j’allais au bord de la Seine où l’on tournait à ce moment-là, à Joinville. J’allais presque tous les jours assister aux projections du film, j’ai écrit ma musique au fur et à mesure des projections que je voyais. Il y a peu de films auxquels j’ai travaillé d’aussi près. » C’est avec ce long métrage qu’Auric devient le compositeur attitré de Cocteau, qui tient en son jeune ami et désormais collaborateur un musicien qui se plaît à associer le classicisme, l’avant-garde, le jazz, la chanson populaire, l’humour, l’absurde, passant d’un genre à l’autre avec une facilité et un naturel confondants. Au point que Le Sang d’un poète convainc maint cinéastes à faire appel au compositeur, jusqu’à son ultime bande son datée de 1969 pour L’Arbre de Noël de Terence Young (1915-1994), trois ans après son plus grand succès populaire, La Grande Vadrouille de Gérard Oury (1919-2006). Entre ces dates, Auric aura signé rien moins que cent vingt musiques de films en trente-huit ans, avec des chefs-d’œuvre comme La Symphonie pastorale (Palme d’or et Prix d’interprétation féminine pour Michèle Morgan du premier Festival de Cannes 1946) d’après André Gide et Notre-Dame de Paris (1956) de Jean Delannoy (1908-2008), Du rififi chez les hommes (1955) de Jules Dassin (1911-2008), Lola Montès (1955) de Max Ophuls (1902-1957)… Pour Le Salaire de la peur (1953) d’Henri-Georges Clouzot (1907-1977) il signe une trame sonore minimaliste, allant ainsi à l’encontre des films à suspens et aux antipodes de son travail la même année pour William Wyler (1902-1981) dans Roman Holiday (Vacances romaines) son deuxième film pour les Etats-Unis après le vif succès du premier, Moulin Rouge (1952) de John Huston (1906-1987) dont la Valse a rendu universel le nom de Georges Auric. Puis ce seront, toujours pour les Etats-Unis, Heaven Knows (Dieu seul sait) (1957) de John Huston, The Journey (1959) et Goodbye Again (1961) d’Anatole Litvak (1902-1974) d’après le roman de Françoise Sagan (1935-2004) Aimez-vous Brahms ? 

Jean Cocteau entouré des membres du Groupe des Six. Georges Auric est assis à la gauche de Jean Cocteau, dont le bras droit repose sur les épaules d'Arthur Honegger. Derrière eux, de gauche à droire, Francis Poulenc, Germaine Taillefer, Darius Milhaud et Louis Durey. Photo : DR

Pour en revenir à la collaboration Cocteau-Auric, dans La Belle et la Bête, tourné en pleine Seconde Guerre mondiale, et à l’instar de tous ses films, le poète conforte son image de cinéaste inclassable qui réalise de ses mains une « poésie de cinéma ». Grâce au clair-obscur des lumières, au brouillard, aux bruits de tonnerre et à la musique de Georges Auric, qui se voit attribuer pour la bande son le Prix de la meilleure musique de film au Festival de Cannes 1946, comme il sera couronné pour la bande son d’Orphée du même Cocteau au Festival de Punta del Este 1950 en Uruguay et pour celle de la Putain respectueuse de Charles Brabant et Marcello Pagliero d’après la pièce de Jean-Paul Sartre (1905-1980) à la Biennale de Venise 1952. Avec l’appoint d’Auric, qui conçoit une partition subtile, dense, créative, où les lignes mélodiques sont souvent soutenues par un chœur faisant songer à celui de Daphnis et Chloé de Ravel, créant parfois une ambiance stressante, Cocteau réussit dans La Belle et la Bête à créer une atmosphère sinistre et oppressante faite de solitude et d’angoisse, autour du château de la Bête qui n’est pas sans rappeler celui de Nosferatu (1922) de Friedrich Murnau (1888-1931). Auric signe ici une musique inspirée, qui habite littéralement le climat fantastique du film où des bras humains portent des chandeliers, insufflant la vie au château de la Bête dont la présence semble planer à travers les mélodies d’Auric emplies de mystères, livrant leur part d’inattendu, jouant du décalage avec l’image ou se brisant sèchement sur un silence. En communion avec Cocteau, Auric saisit ce qui fait l’essence des contes anciens : l’étrange, l’angoisse, la peur qui se terrent toujours dans le merveilleux, le féerique, l’envoûtement. Le compositeur signera six bandes sons de films de Cocteau, du Sang du poète en 1930 au Testament d’Orphée en 1960 avec ses trompettes du générique et le pianiste de jazz Martial Solal au piano, en passant par La Belle et la Bête (1946), L’Aigle à deux têtes (1947-1948), Les Parents terribles (1948) à l’atmosphère particulièrement chargée, et Orphée (1949), auxquels il faut ajouter les collaborations des deux amis à des films d’autres réalisateurs, L’Eternel Retour (1943) de Jean Delannoy et Ruy Blas (1948) de Pierre Billon (1901-1981). Le sens mélodique d’Auric fait merveille dans tous les films auxquels il participe, ce que ne cesseront de célébrer en lui cinéastes, critiques et public, tandis que sa musique complète, commente, souligne l’environnement « irrespirable du visible » propre au cinéma de Cocteau, l’aspect nocturne et souterrain de son monde qui semble rongé par la malédiction et le paradoxe que seule la beauté des mots, des images et de la musique peut préserver. Il participe ainsi à la magie des trucages, des traversées de miroirs, des statues et des bras animés qui affirment la « réalité de l’irréel », selon une expression chère à Cocteau.

Outre la musique de Georges Auric, Jean Cocteau introduit le jazz dans ses films, en particulier dans Orphée sorti en salles en 1950. Le poète cinéaste déclarait le 24 avril 1956 à la télévision française (RTF) : « Vous savez, j’ai le plus grand respect pour le travail de Georges Auric, mais j’estime que le jazz est indispensable dans certains films pour donner une force et une densité qui dépassent la musique, je ne dis pas que le jazz n’est pas de la musique parce que c’est devenu de la musique très importante, même après le jazz hot il y a maintenant ce que l’on appelle le jazz cool, qui correspond aux algèbres de Mozart et de Schönberg. C’est une musique très importante. Elle a remplacé la musique de chambre à une époque où les automobiles et les avions remplacent les carrosses et les calèches. Je me suis très vite rendu compte que ce n’était pas une mode mais une pulsation. J’ai surtout amené le jazz en France dans Orphée, en tant que jazz concertant, c’est une chose que l’on sait beaucoup moins. J’ai amené les Billy Arnold en 1920 qui étaient à Londres où ils jouaient à Hammersmith. Au milieu de la piste (il faisait très chaud à l’époque), il y avait un bloc de glace où les gens allaient se rafraîchir, et il y avait le jazzman Billy Arnold [1894-1962] que j’ai trouvé remarquable, qui jouait avec un petit ensemble. Je les ai amenés à Paris non pas comme jazz de danse mais sur la scène des Agriculteurs ou se produisaient des orchestres en tant que tels. Je voulais prouver que le jazz était plus que de l’accompagnement de la danse. Et nous avons été hués, par le même public que celui qui maintenant adore le jazz. Ils n’ont pas été sifflés en tant qu’artistes de jazz mais comme orchestre concertant. Dans Orphée, j’ai utilisé le jazz parce que j’avais besoin de rythme, j’avais besoin de tambours. Il m’arrive très souvent d’avoir des petites piques avec mon musicien [Auric] parce que je superpose des tambours à sa musique, ou je la coupe, ou je la syncope. Mais très souvent le musicien de film ne se rend pas compte qu’il y a une sorte de vulgarité théâtrale à laquelle il faut se soumettre. A la fin d’Orphée j’avais besoin de tambours et d’une pulsation, et j’ai fait venir des tambours de chez Katherine Dunham [1909-2006],  je les ai enregistrés et je les ai superposés à la musique d’Auric que cela ne gênait pas du tout. Au premier abord, il a été très surpris et ensuite il a trouvé que j’avais raison. Et d’ailleurs, Clouzot a fait de même dans son film Le Mystère Picasso [1956]. Il a mis du jazz très sauvage, très farouche, très rapide, qui ne gêne pas du tout la partition d’Auric qui est très belle et qui, au contraire, la complète. Le bruit de fond de la vie a une grande importance. Le jazz exprime les choses de la vie comme les valses de Strauss exprimaient une autre manière de s’aborder, de se fiancer, de s’aimer, de vivre. Dans Orphée, le jazz est très important quand on ne le remarque plus, à la fin, avec les tambours des Bacchantes. Mais au début, le jazz est extrêmement sage, et au tout début j’ai mis un garçon qui joue de la guitare en terrasse, pour bien situer l’époque. Dans le passage des Bacchantes, surtout à partir de la dernière mort d’Orphée - parce que j’ai voulu montrer qu’un poète meurt un grand nombre de fois dans sa vie, malheureusement c’est notre sacerdoce, notre devoir de mourir plusieurs fois. C’est ce que Salvador Dali appelle du nom d’une science qu’il a inventée, la ’’phoenixologie’’, c’est-à-dire que l’on doit toujours mourir et renaître. Et à la dernière mort d’Orphée, jusqu’au moment où Jean Marais rencontre Maria Casarès, il y a ces tambours qui inquiètent et obsèdent. Le public qui paie ses places éprouve les émotions du tambour. Le jazz agit sur ses nerfs. Il ne se demande pas pourquoi Cocteau a mis du jazz dans son film. Il ne sait même pas qu’il y a du jazz. Il subit le film et c’est notre bon public. Les deux films les plus singuliers que j’ai faits et qui s’opposent au pluriel, Le Sang d’un poète et Orphée, qui en somme est une orchestration du Sang d’un poète où je joue la musique au piano avec un doigt, tandis qu’avec Orphée j’orchestre les thèmes. Dans ma jeunesse, les grands musiciens considéraient le jazz un peu comme un folklore noir et s’en inspiraient comme on s’inspire d’un folklore. Maintenant, je ne dirai pas que le jazz s’inspire des grands musiciens, mais il s’est mis au niveau des grands musiciens, et des musiciens comme Prokofiev, Stravinsky, Auric, Milhaud ou Honegger parlent du jazz exactement comme ils parleraient de Bach, de Mozart… Ils ne font aucune différence entre la très grande musique et le jazz. Auric, l’autre jour, était absolument émerveillé par les dernières formes prises par le jazz à New York, je crois qu’ils appellent ça le cool jazz, un jazz qui correspond à la grande musique de chambre. Mais il y a une différence entre hier et aujourd’hui. Hier, les artistes travaillaient pour vivre, maintenant les artistes travaillent pour oublier la vie. La vie est très pénible, très dure, et on veut oublier. Eh bien le jazz a quelque chose de dionysiaque, et il procure une espèce d’ivresse qui correspond tout à fait à cet état d’esprit des jeunes. Ils veulent oublier à tout prix. Autrefois, on faisait les choses pour s’embellir, pour embellir le monde, maintenant beaucoup de ces jeunes secouent la tête et tapent du pied parce que cela les empêche de trop penser à la difficulté d’être. »

Mais Georges Auric a été davantage que le premier compositeur de musique de film de son temps qu’il avait su devenir par l’entremise de son ami Jean Cocteau et que d’aucuns louaient de son vivant, à commencer par les réalisateurs les plus marquants de son temps, jusqu’aux Studios de Pinewood au Royaume-Uni et d’Hollywood aux Etats-Unis. Notoriété qui lui a notamment valu en France les fonctions de président de la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) de 1954 à 1978 et, de 1962 à 1968, d’administrateur de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux - c’est lui qui fit notamment entrer Wozzeck d’Alban Berg (1885-1935) au répertoire de l’Opéra de Paris en novembre 1963 sous la direction de Pierre Boulez (1925-2016), dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault (1910-1994) et des décors et costumes du peintre André Masson (1896-1987) -, ainsi qu’un siège à l’Institut de France-Académie des Beaux-Arts en 1962. Outre le cinéma, le théâtre lyrique, le ballet, la musique de scène, l’orchestre, la musique de chambre et le piano, son apport à la musique intimiste qu’est la mélodie est des plus significatifs, chantre de la poésie de Jean Cocteau et de Raymond Radiguet, certes, mais aussi de Pierre de Ronsard (1524-1585), Gérard de Nerval (1808-1855), Léon-Paul Fargue (1876-1947), Max Jacob (1876-1944), Jules Supervielle (1884-1960), Paul Eluard (1895-1952), Henry de Montherlant (1895-1972), Louis Aragon (1897-1982), Georges Gabory (1899-1978), Louise de Vilmorin (1902-1969), à l’instar de son compère du Groupe des Six, Francis Poulenc. A l’opposé d’un Claude Debussy, il est de la lignée des compositeurs qui ont fait la saveur de la musique française, soucieux de prosodie limpide et d’une spontanéité jaillissante dans la conduite de la courbe mélodique. « Je ne suis pas de ces auteurs qui prétendent conquérir ’’leur’’ public et imposer leur œuvre en quelques semaines, déclarait Auric en 1950. J’ai la chance de pouvoir attendre et je ne m’attribue point une ’’modestie’’ qu’il serait absurde de simuler. Réussie ou ratée, j’ai au contraire la vanité de prétendre poursuivre mon œuvre librement et sans me soucier un seul instant de l’opinion des ’’chers confrères’’, m’efforçant uniquement de fixer du mieux possible, ce que je me sens chaque année un peu plus clairement et un peu plus fortement, le devoir d’exprimer… »

Bruno Serrou

 

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