Poète, dramaturge, cinéaste et éternel curieux, Jean Cocteau était un véritable alchimiste du mot et de l'image. Sa rencontre avec le jeune compositeur Georges Auric donna naissance à l'une des collaborations les plus fructueuses de l'histoire du cinéma : « Tu es mon Schiller et je suis ton Beethoven », écrira Auric. Ensemble, ils créèrent une poétique audiovisuelle qui continue de surprendre aujourd'hui par son audace et sa beauté. En cette période de vacances, je reprends ici un article
publié en espagnol en juin dernier que j’ai écrit pour le dossier annuel « Musique
et Cinéma » du magazine Scherzo
° °
°
Jean Cocteau n’était pas
musicien, mais aucune forme d’art ne pouvait laisser indifférent ce créateur
protéiforme, expert en sortilèges que l’écrivain bordelais François Mauriac (1885-1970)
qualifiait de « libellule ravissante et irritante qui ne se posait
jamais ». « Sérieux comme un enfant qui rêve » selon le
philosophe Gaston Bachelard (1884-1962), tout, pour celui qui se définissait
comme le « Paganini du violon d’Ingres », était prétexte à poésie, le
son au même titre que la rime, l’image, le trait ou la couleur. Né le 5 juillet
1889 à Maisons-Laffitte, banlieue chic de l’ouest parisien célèbre pour ses
haras, mort le 11 octobre 1963 à Milly-la-Forêt, banlieue huppée à une cinquantaine
de kilomètres à l’ouest de Paris, était en effet à la fois poète, romancier, chroniqueur,
polémiste, dramaturge, librettiste, scénariste, réalisateur, scénographe, peintre,
dessinateur, graphiste, plasticien, académicien et homme du monde. Mais il n’a
pas touché à la musique, qu’il aimait pourtant si profondément qu’il n’a cessé
de vivre parmi les musiciens, fréquentant les plus éminents d’entre eux et
travaillant souvent avec eux. Il eut en la matière un initiateur avisé en la
personne du compositeur Reynaldo Hahn (1874-1947), son ami de jeunesse proche
de Marcel Proust (1871-1922). Toutefois, à la musique raffinée et légère de ce guide
séducteur, Cocteau ne tardera pas à préférer celle d’une veine plus puissante,
Igor Stravinsky (1882-1971).
Avec ce dernier, les rapports ne
seront pourtant pas des plus simples. Cependant, malgré les orages, l’estime
restera constante et réciproque, et si c’est le Stravinsky du Sacre du printemps qui l’attira tout
d’abord, leur relation déboucha en 1927 sur l’un des chefs-d’œuvre
néo-classiques du répertoire lyrique du XXe siècle, Œdipus Rex d’après Antigone de Sophocle. Ecrit en français par Cocteau, qui
envisageait dès l’abord une action dramatique, il fait finalement traduire son
livret en latin par le jésuite théologien Jean Daniélou (1905-1974), Stravinsky
exigeant en définitive un texte en forme de « nature morte » pour
mieux souligner l’universalité du sujet. Cette traduction latine plus ou moins authentique
introduit en effet un aspect rituel et monumental à l’ensemble de l’œuvre. A
défaut d’avoir pu imposer pleinement sa conception du drame, Cocteau se
révèlera un excellent récitant, notamment lors de la reprise en mai 1952 au
Théâtre des Champs-Elysées pour laquelle il conçut décors et costumes et dont
un enregistrement radiophonique en a préservé le témoignage.
Mais c’est la découverte d’Erik
Satie qui s’avère déterminante pour Jean Cocteau. C’est en effet lui qui le met
en contact avec le milieu musical. « La plus petite œuvre de Satie, écrit
Cocteau dans son pamphlet Le Coq et
l’Arlequin, est petite comme un trou de serrure. Tout change si on approche
son œil. Satie est le contraire d’un improvisateur. On dirait que son œuvre est
toute faite d’avance et qu’il la dégage note par note, méticuleusement. Satie
montre une route blanche où chacun marque librement ses empreintes. »
Inspiré par Satie, Cocteau publie en 1918 ce manifeste centré sur la musique de
soixante-quinze pages à l’encontre du wagnérisme et du debussysme qu’il dédie à
un musicien d’à peine dix-neuf ans, Georges Auric. Dans Ma vie heureuse paru plus de soixante ans plus tard, le compositeur
Darius Milhaud (1892-1974) résume les idées développées par l’auteur du Coq et l’Arlequin : « Il
attaquait la musique dite sérieuse - celle que l’on écoute la tête dans les
mains ; la pédale russe, c’est-à-dire l’influence de Moussorgski et de
Rimski-Korsakov, et l’impressionnisme debussyste. Il réclamait une musique dite
française, à l’emporte-pièce. Toujours enclin à généraliser, les critiques
eurent vite fait de considérer Cocteau comme le théoricien, le prophète,
l’animateur de la musique de l’après-guerre. »
Cocteau est d’autant plus « prophète »
qu’en 1919 il tient pendant cinq mois dans le quotidien Paris-Midi une « Carte blanche » hebdomadaire dans
laquelle il évoque les concerts d’œuvres de compositeurs en devenir. Il se fait
alors le porte-parole de la « Jeune Musique ». Le critique musical
Henri Collet (1885-1951), lui-même compositeur, impose l’appellation Groupe des
Six qui associe autant de jeunes compositeurs réunis autour de Cocteau dans
deux articles parus dans les colonnes du quotidien culturel Comœdia : « Un ouvrage de
Rimski-Korsakov et un ouvrage de Cocteau : Les Cinq Russes, les Six
Français et Erik Satie » paru le 16 janvier 1920, suivi de « Les Six
Français » une semaine plus tard. Ainsi, Cocteau, qui a fait du
dilettantisme une profession, règne sur ce petit monde musical, trop heureux
d’ignorer Ravel et de porter aux nues Satie, ce « fumiste » décrit
par Serge Prokofiev (1891-1953). L’écrivain peut ainsi mettre en scène son
« scandale idéal permanent ». Opportuniste, il possède le talent de
son ambition. Musiciens, journalistes, mécènes sautent sur la belle occasion
que représente la naissance d’un groupe dont Cocteau s’attribue les mérites.
Le Groupe des Six, c’est une
compositrice et cinq compositeurs rassemblés à Paris pendant la Première Guerre
mondiale autour de Jean Cocteau et de la figure tutélaire d’Erik Satie.
L’histoire commence en 1916, alors que la bataille de Verdun est à son comble, la
vie artistique est toujours aussi active à Paris. Cette année-là, Satie et
Cocteau font la connaissance d’un jeune prodige à l’intelligence affûtée venu
de Montpellier, Georges Auric. En mai 1917, les deux aînés présentent avec Pablo
Picasso (1881-1973) au Théâtre du Châtelet leur ballet commun Parade. L’œuvre fait scandale. Un soldat
de dix-huit ans, héritier d’une riche famille d’industriels, applaudit à tout
rompre, c’est Francis Poulenc. Un atelier de peintre, rue Huyghens dans le
quartier Montparnasse, accueille à la même époque des concerts-expositions. Des
œuvres de Georges Auric y sont présentées avec celles de deux de ses camarades
du Conservatoire, le Franco-Suisse Arthur Honegger (1892-1955) et le Parisien Louis
Durey (1888-1979), fils d’un typographe que la découverte de Pelléas et Mélisande de Debussy détourne
définitivement de l’atelier paternel. S’ajoute très vite la studieuse Germaine
Tailleferre (1892-1983), qui, en dépit de son père, tient à devenir
compositrice sous la protection de Satie et de Ravel…. De retour en 1919 à
Paris, d’où il s’était absenté pour assurer le secrétariat de l’ambassadeur-écrivain-dramaturge
Paul Claudel (1868-1955) en poste au Brésil, Darius Milhaud décide de se
joindre au groupe. Il reçoit ses confrères chez lui le samedi soir pour faire
de la musique avec eux, réciter des vers, discuter, festoyer entouré d’artistes
comme la peintre Marie Laurencin (1883-1956), l’écrivain diplomate Paul Morand
(1888-1976), les poètes romanciers Raymond Radiguet (1903-1923) et Roger Martin
du Gard (1881-1958)… Le quinquagénaire Erik Satie forme alors avec ses cadets
un groupe qu’il dénomme « Les Nouveaux Jeunes ». On donne des concerts
au théâtre du Vieux Colombier de Jacques Copeau (1879-1949) auxquels Cocteau se
réfère dans Le Coq et l’Arlequin. Marcel Proust applaudit, André
Gide (1869-1951) critique. Après le scandale de Parade, Cocteau constate qu’il adore la polémique, source de
publicité sans pareille. Mais Satie décide de se retirer, mortifié parce que
Durey invite Ravel dans l’équipe, si bien que Cocteau en profite pour devenir
le chef d’orchestre de cette jeunesse musicale avant-gardiste. Les mots d’ordre
sont simples : à bas Wagner, les brouillards debussystes, vive la
simplicité, la concision, le jazz, le music-hall, le cirque, l’esprit potache
que Cocteau promet au renouveau de la musique française. C’est alors que le
musicologue compositeur Henri Collet écrit deux articles dans le périodique Comœdia dans lesquels il crée
l’expression « Groupe des Six », reliant ainsi ce dernier au
précédent du « Groupe des Cinq » russe. Leur première œuvre
collective s’intitule L’album des six pour
piano. Avec son Bœuf sur le toit où
il a intégré des rythmes brésiliens qu’il a ramenés du Carnaval de Rio, Milhaud
inspire le nom d’un établissement de la rue Royale, situé entre la place de la
Concorde et l’église de la Madeleine, vite couru par le Tout-Paris, notamment
de nombreux musiciens comme les pianistes Jean Wiener, Marcelle Meyer, Arthur
Rubinstein...
Mais les fissures apparaissent
rapidement. Durey, Honegger et Tailleferre ne sont pas à l’affiche des quatre
concerts du Bœuf sur le toit, et l’esprit potache de Cocteau est trop réducteur
pour ces jeunes créateurs. « J’avais le comique en horreur », dira
Milhaud, vexé que l’on se gausse de la musique brésilienne qu’il admire, à
l’instar de Schönberg qu’il dirige et qu’Auric joue au piano. Satie décrit même
une scission : « Auric, Poulenc et Milhaud ont la sensibilité
moderne, Durey, Tailleferre, Honegger sont de purs impressionnistes ». Et
lorsque Satie écrit que « si Ravel refuse la légion d’honneur, toute sa
musique l’accepte », Durey s’indigne et quitte le groupe. « Quel
cochon que ce Durey, écrit alors Satie à Cocteau, quand le foutra-t-on en l’air
comme le vent ? ». Pourtant, l’amitié entre les Six perdure en dépit
de tout, bien que dans une lettre, Poulenc dénonce « la musique boche
suisse ridicule » d’Honegger, tandis que Milhaud essaye de retenir Durey
en écrivant : « tant mieux si nos admirations divergent, raison de
plus pour être unis. » Ils ne seront plus que cinq pour leur seconde œuvre
commune, Durey s’étant éloigné de Paris pour s’installer mille kilomètres plus
bas, sur les bords de la Méditerranée, à Saint-Tropez. Ce sera Les Mariés de la tour Eiffel sur un
argument iconoclaste de Cocteau. Si l’on y rit ensemble une dernière fois,
chacun est lucide : pour Milhaud, cette œuvre collective est « assez
faible » ; Poulenc est beaucoup plus direct : « quant à la
musique, hormis l’ouverture d’Auric, c’est toujours de la merde ». Henri
Collet, qui avait trouvé le nom du groupe d’amis, l’enterre deux ans plus tard dans
un article intitulé « Le Crépuscule
des Six ». Le peintre Jacques-Emile Blanche (1861-1942) fait le
portrait de l’équipe avant sa séparation, mais déjà sans Durey. Chacun suivra
ensuite son propre chemin, pour se retrouver de temps à autres, à l’exception
d’Auric et de Cocteau, qui ne se quitteront pas.
Lorsque Jean Cocteau commence à
se tourner vers le cinéma au seuil des années 1930, ses pratiques artistiques
antérieures nourrissent naturellement ses films. De Janus à Orphée, de la Bête
au Minotaure, le cinéma selon Cocteau est l’outil de toutes les métamorphoses,
un art ultime dont la muse reste à inventer, créature protéiforme qui fait la
synthèse de son art polymorphe. Magique et se renouvelant continuellement, son
cinéma puisera dans ses souvenirs plus ou moins enfouis, de ses premières
rencontres avec le cirque, le théâtre, la danse, l’opéra. Cocteau traverse les
arts comme le monde, en perpétuelle quête, aiguillé par le démon de la
curiosité, où, à l’instar de son modèle pour le cinéma qu’est La ruée vers l’or de son ami Charles
Chaplin (1889-1977), il cherche inlassablement l’archétype du « film entre
la vie et la mort, entre veille et sommeil » qui porterait selon lui à la
perfection de « sublimes épopées d’amour ». « Un musicien de
votre âge, écrit-il à Georges Auric, annonce la richesse, la grâce d’une
génération qui ne cligne plus de l’œil ; qui ne se masque pas, ne se renie
pas, ne se cache pas, ne craint ni d’aimer ni de défendre ce qu’elle aime. »
Ainsi Cocteau, tout en rendant hommage à cette jeunesse artistique qu’il ne
cessera de soutenir, annonçait en 1918 la naissance d’une amitié qui allait se
révéler féconde, avec un musicien alors âgé de moins de vingt ans à qui nous
l’avons vu il dédie Le Coq et l’Arlequin,
l’un de ses textes auxquels il attachera le plus d’importance. De son côté, Auric,
dès janvier de cette même année 1918, place très haut la barre de sa
collaboration avec le poète : « Je crois que cela sera plus long que
la IXe. Vous êtes mon
Schiller et moi je suis votre Beethoven. » Voilà qui atteste du fait que
dès le début de leur relation s’instaurent une admiration réciproque et une
complicité affective qui vont nourrir leur amitié et leur travail commun durant
toute leur existence.
Né le 15 février 1899 à Lodève,
cité minière à une cinquantaine de kilomètres au nord de Montpellier qui verra également
naître le trompettiste Maurice André (1933-2012), Georges Auric est le cadet
d’une dizaine d’années de Jean Cocteau. Après avoir commencé des études de
piano à Montpellier, Auric, dont Cocteau s’amusera toujours de l’« accent pointu »
typiquement méridional dont il ne se défera pas, débarque à Paris en 1913 pour entrer
à quatorze ans au Conservatoire où il devient l’élève de Georges Caussade
(1873-1936), et, en 1914, à la Schola Cantorum, celui de Vincent d’Indy (1851-1931).
Le 10 décembre 1913, l’adolescent Georges Auric publie déjà dans la Revue française de musique un article
titré « Erik Satie, musicien
humoriste » qui plait tant à Satie qu’il demande aussitôt à rencontrer
l’auteur. Favorablement surpris par son jeune âge, Satie lui présente Jean
Cocteau, qui devient immédiatement son ami, tandis qu’Auric se lie parallèlement
aux peintres Jean et Valentine Hugo et au poète journaliste Raymond Radiguet,
dont il tape à la machine à écrire le texte du roman posthume Le Bal du comte d’Orgel avant relecture
par Cocteau, mentor de Radiguet. Dans le courant de l’année, il fait la
connaissance d’Igor Stravinsky. Autre compositeur, Albert Roussel (1869-1937),
qui fait lui aussi sa connaissance au printemps 1914, écrit à son confrère Charles
Kœchlin le 20 juin de cette année-là : « Auric, qui n’est âgé
que de quatorze ou quinze ans, m’apparaît comme une sorte de Rimbaud musical,
d’une précocité extraordinaire, comprenant, retenant, s’assimilant tout avec
une facilité merveilleuse, capable de devenir un musicien et un artiste
remarquable, s’il arrive à maturité. Il vient seulement de s’installer à Paris
avec sa famille, arrivant de Montpellier, et il suit les cours du
Conservatoire. Inutile de vous dire qu’il adopte comme ’’point de départ’’ tout
ce qui a été fait jusqu’ici de plus avancé en musique. Il a écrit un certain
nombre de mélodies qui semblent indiquer des tendances vers un humour musical
auquel l’influence de Ravel ne serait peut-être pas étrangère, encore qu’il se
montre surtout enthousiaste d’Erik Satie. » Ravel, pour qui Auric n’aura
d’égards qu’à partir de l’Enfant et les
sortilèges (1925), dira dans une conférence qu’il prononcera à Houston le 7
février 1928 de son jeune confrère qu’il a une « tendance particulière à
graver sa musique d’une pointe aiguë, en atteignant souvent une veine acérée et
satirique. » Netteté incisive du discours, acuité de l’expression, ironie
piquante constituent autant de traits spécifiques à la musique d’Auric, aux
antipodes du « cérébralisme » d’un Claude Debussy ou d’un Arnold Schönberg
(1874-1951) dont il était pourtant un fervent admirateur, comme l’atteste le
fait qu’il tint la partie piano lors de la première audition française de Pierrot lunaire sous la direction de
Darius Milhaud en janvier 1922 avec la cantatrice Marya Freund (1876-1966) en
récitante.
Tandis que le cinéma se développe,
particulièrement par l’appoint du son, Georges Auric y vient rapidement, allant
jusqu’à apparaître dans le documentaire Entr’acte
du cinéaste René Clair (1898-1981) qui est projeté pour la première fois le
4 décembre 1924 au Théâtre des Champs-Elysées durant l’entracte du ballet Relâche sur un argument de Francis
Picabia chorégraphié par Jean Börlin sur une musique d’Erik Satie. Fin novembre
1928, deux ans avant de composer sa première musique de film, Auric évoque dans
l’article L’avenir musical du film sonore,
après avoir vu le premier film parlant diffusé en France, Ombres blanches (White
Shadows in the South Seas) de W. S. Van Dyke et Robert J. Flaherty qui
venait de sortir à Paris. « Il faut le déclarer nettement : il n’y a
rien, aujourd’hui, pour qui est retenu par les possibilités souveraines du
film, sur quoi on puisse rêver davantage, écrit Auric. Et j’ajoute que mon
sentiment ici se fortifie de tout ce que, musicien, je présage en deçà des plus
heureuses réussites de cette bande sonore. La musique et le cinéma ici
s’accordent pour la première fois de façon absolue quant au synchronisme de
l’écran et de l’adaptation. En outre, la suppression de la fosse d’orchestre et
de l’orchestre permet une projection tout à fait directe et proche du spectateur,
en même temps qu’elle apporte enfin au compositeur la certitude de ne pas
perdre son temps et ses efforts s’il tente la difficile entreprise qu’a été
jusqu’à maintenant la réalisation d’une partition ou même d’une adaptation.
Enfin, voici, pour finir, un style nouveau - et c’est là le plus grand et le
plus haut intérêt de ce que nous devinons dans cette première ’’bande sonore’’
-, un style où le compositeur dépassera la ‘’musique pure’’ sans avoir besoin
de se courber au-devant des exigences de la comédie et du drame lyrique »,
et d’ajouter pour conclure : « J’ignore les destinées du ’’film
parlant’’… Je ne puis douter de l’avenir de la ’’bande sonore’’. Et je m’en
réjouis. » Dix ans plus tard, dans un autre article, Auric célèbrera la
réussite de l’Opéra de quat’ sous de
Bertolt Brecht et Kurt Weill dans l’adaptation de Georg Wilhelm Pabst :
« Plus de dix années se sont écoulées depuis l’avènement du parlant et
l’admirable exemple de l’Opéra de quat’ sous
n’a jamais eu d’écho. Fait dans le style des ballades de l’antique Allemagne,
ce film reste encore le chef-d’œuvre, en même temps qu’un souvenir commercial
de Pabst, du film chanté. Chef-d’œuvre de Kurt Weill et aussi audacieuse
réalisation, première adaptation d’une pièce de théâtre, quand on songe
qu’aucune illustration ne vient distraire le spectateur des trois couplets de
chant de Barbara. »
C'est probablement Jean Cocteau qui aura aiguisé
chez Georges Auric son penchant naturel pour le cinéma à une époque où les
compositeurs « sérieux » commençaient à peine à s'y intéresser, bien
que Camille Saint-Saëns (1835-1921) eût ouvert la voie dès 1908 en signant une
partition originale pour L'Assassinat
du duc de Guise d’André Calmettes (1861-1942) et
Charles Le Bargy (1858-1936). Dès lors, Auric sera le compositeur attitré de la
musique des films de Cocteau, et il faut convenir que son imaginaire mélodique répond
parfaitement à l'univers du poète. Il suffit d'évoquer L'Eternel Retour, L'Aigle à deux têtes, Orphée ou La Belle et la Bête pour commencer à s’en convaincre.
Pour la date de leur première rencontre, Auric avance tantôt l’année 1915,
tantôt 1916. A l’écrivain et éditeur André Fraigneau (1905-1991), Auric dit en
1978 avoir aperçu Cocteau juste avant la guerre, en mai ou juin 1914, mais il
situe la rencontre un peu plus tard : « J’avais à peine seize
ans lorsque j’ai été présenté à Jean Cocteau, jusqu’alors aperçu par moi, une
fois seulement, aux côtés d’Igor Stravinsky dont j’étais allé découvrir et
applaudir émerveillé, Le Sacre du
printemps. » L’enthousiasme partagé entre le poète et le jeune musicien
pour cette œuvre révolutionnaire du compositeur russe n’a pu que consolider
leur amitié naissante, de même que leur admiration commune pour le
« génial précurseur » que tous deux saluent en Satie. Cocteau et
Auric se voussoieront jusqu’en 1920, comme en témoigne leur correspondance. SI
Cocteau ne renonce plus dès lors au tutoiement, Auric revient au
« vous » après un long passage à vide de leur correspondance, entre
novembre 1926 et mai 1929. Il ne faut surtout pas en déduire pour autant que
les périodes de silence épistolaire correspondent systématiquement à des temps
morts dans leur relation. Souvent, au contraire, elles sont le signe d’une
extrême proximité, les deux amis passant leurs vacances ensemble, notamment à
Pramousquier dans le Lavandou en 1922, au Grand Piquey sur le Bassin d’Arcachon
en 1923, à Villefranche-sur-Mer sur la Côte d’Azur en 1924, à Saint-Moritz dans
les Grisons en 1956, ou travaillant sur une œuvre commune, comme Le Sang d’un poète en 1930. « Auric,
assurait Cocteau, a toujours éclairé par les sons, mes textes et mes images, de
cet embrasement de feu de joie dont les ombres dansent… »
La
préparation de ce premier film commun suscite des rencontres quotidiennes. Ce
que le compositeur confirme à André Fraigneau : « Nous avons
travaillé à ce Sang d’un poète tous
les deux d’une façon constante, moi j’allais au bord de la Seine où l’on
tournait à ce moment-là, à Joinville. J’allais presque tous les jours assister
aux projections du film, j’ai écrit ma musique au fur et à mesure des
projections que je voyais. Il y a peu de films auxquels j’ai travaillé d’aussi
près. » C’est avec ce long métrage qu’Auric devient le compositeur attitré
de Cocteau, qui tient en son jeune ami et désormais collaborateur un musicien
qui se plaît à associer le classicisme, l’avant-garde, le jazz, la chanson
populaire, l’humour, l’absurde, passant d’un genre à l’autre avec une facilité
et un naturel confondants. Au point que Le
Sang d’un poète convainc maint cinéastes à faire appel au compositeur, jusqu’à
son ultime bande son datée de 1969 pour L’Arbre
de Noël de Terence Young (1915-1994), trois ans après son plus grand succès
populaire, La Grande Vadrouille de
Gérard Oury (1919-2006). Entre ces dates, Auric aura signé rien moins que cent
vingt musiques de films en trente-huit ans, avec des chefs-d’œuvre comme La Symphonie pastorale (Palme d’or et
Prix d’interprétation féminine pour Michèle Morgan du premier Festival de
Cannes 1946) d’après André Gide et Notre-Dame
de Paris (1956) de Jean Delannoy (1908-2008), Du rififi chez les hommes (1955) de Jules Dassin (1911-2008), Lola Montès (1955) de Max Ophuls
(1902-1957)… Pour Le Salaire de la peur
(1953) d’Henri-Georges Clouzot (1907-1977) il signe une trame sonore
minimaliste, allant ainsi à l’encontre des films à suspens et aux antipodes de
son travail la même année pour William Wyler (1902-1981) dans Roman Holiday (Vacances romaines) son deuxième film pour les Etats-Unis après le
vif succès du premier, Moulin Rouge (1952)
de John Huston (1906-1987) dont la Valse
a rendu universel le nom de Georges Auric. Puis ce seront, toujours pour les
Etats-Unis, Heaven Knows (Dieu seul sait) (1957) de John Huston, The Journey (1959) et Goodbye Again (1961) d’Anatole Litvak
(1902-1974) d’après le roman de Françoise Sagan (1935-2004) Aimez-vous Brahms ?
Jean Cocteau entouré des membres du Groupe des Six. Georges Auric est assis à la gauche de Jean Cocteau, dont le bras droit repose sur les épaules d'Arthur Honegger. Derrière eux, de gauche à droire, Francis Poulenc, Germaine Taillefer, Darius Milhaud et Louis Durey. Photo : DR
Pour en
revenir à la collaboration Cocteau-Auric, dans La Belle et la Bête, tourné en pleine Seconde Guerre mondiale, et à
l’instar de tous ses films, le poète conforte son image de cinéaste inclassable
qui réalise de ses mains une « poésie de cinéma ». Grâce au
clair-obscur des lumières, au brouillard, aux bruits de tonnerre et à la
musique de Georges Auric, qui se voit attribuer pour la bande son le Prix de la
meilleure musique de film au Festival de Cannes 1946, comme il sera couronné
pour la bande son d’Orphée du même
Cocteau au Festival de Punta del Este 1950 en Uruguay et pour celle de la Putain respectueuse de Charles
Brabant et Marcello Pagliero d’après la pièce de Jean-Paul Sartre (1905-1980) à
la Biennale de Venise 1952. Avec l’appoint d’Auric, qui conçoit une partition
subtile, dense, créative, où les lignes mélodiques sont souvent soutenues par
un chœur faisant songer à celui de Daphnis
et Chloé de Ravel, créant parfois une ambiance stressante, Cocteau réussit dans
La Belle et la Bête à créer une
atmosphère sinistre et oppressante faite de solitude et d’angoisse, autour du
château de la Bête qui n’est pas sans rappeler celui de Nosferatu (1922) de Friedrich Murnau (1888-1931). Auric signe ici
une musique inspirée, qui habite littéralement le climat fantastique du film où
des bras humains portent des chandeliers, insufflant la vie au château de la
Bête dont la présence semble planer à travers les mélodies d’Auric emplies de
mystères, livrant leur part d’inattendu, jouant du décalage avec l’image ou se
brisant sèchement sur un silence. En communion avec Cocteau, Auric saisit ce
qui fait l’essence des contes anciens : l’étrange, l’angoisse, la peur qui
se terrent toujours dans le merveilleux, le féerique, l’envoûtement. Le
compositeur signera six bandes sons de films de Cocteau, du Sang du poète en 1930 au Testament d’Orphée en 1960 avec ses
trompettes du générique et le pianiste de jazz Martial Solal au piano, en
passant par La Belle et la Bête (1946),
L’Aigle à deux têtes (1947-1948), Les Parents terribles (1948) à
l’atmosphère particulièrement chargée, et Orphée
(1949), auxquels il faut ajouter les collaborations des deux amis à des
films d’autres réalisateurs, L’Eternel
Retour (1943) de Jean Delannoy et Ruy
Blas (1948) de Pierre Billon (1901-1981). Le sens mélodique d’Auric fait
merveille dans tous les films auxquels il participe, ce que ne cesseront de
célébrer en lui cinéastes, critiques et public, tandis que sa musique complète,
commente, souligne l’environnement « irrespirable du visible » propre
au cinéma de Cocteau, l’aspect nocturne et souterrain de son monde qui semble
rongé par la malédiction et le paradoxe que seule la beauté des mots, des
images et de la musique peut préserver. Il participe ainsi à la magie des
trucages, des traversées de miroirs, des statues et des bras animés qui affirment
la « réalité de l’irréel », selon une expression chère à Cocteau.
Outre la
musique de Georges Auric, Jean Cocteau introduit le jazz dans ses films, en
particulier dans Orphée sorti en
salles en 1950. Le poète cinéaste déclarait le 24 avril 1956 à la télévision
française (RTF) : « Vous savez, j’ai le plus grand respect pour le
travail de Georges Auric, mais j’estime que le jazz est indispensable dans
certains films pour donner une force et une densité qui dépassent la musique,
je ne dis pas que le jazz n’est pas de la musique parce que c’est devenu de la
musique très importante, même après le jazz hot il y a maintenant ce que l’on
appelle le jazz cool, qui correspond aux algèbres de Mozart et de Schönberg.
C’est une musique très importante. Elle a remplacé la musique de chambre à une
époque où les automobiles et les avions remplacent les carrosses et les
calèches. Je me suis très vite rendu compte que ce n’était pas une mode mais
une pulsation. J’ai surtout amené le jazz en France dans Orphée, en tant que jazz concertant, c’est une chose que l’on sait
beaucoup moins. J’ai amené les Billy Arnold en 1920 qui étaient à Londres où
ils jouaient à Hammersmith. Au milieu de la piste (il faisait très chaud à
l’époque), il y avait un bloc de glace où les gens allaient se rafraîchir, et
il y avait le jazzman Billy Arnold [1894-1962] que j’ai trouvé remarquable, qui
jouait avec un petit ensemble. Je les ai amenés à Paris non pas comme jazz de
danse mais sur la scène des Agriculteurs ou se produisaient des orchestres en
tant que tels. Je voulais prouver que le jazz était plus que de
l’accompagnement de la danse. Et nous avons été hués, par le même public que
celui qui maintenant adore le jazz. Ils n’ont pas été sifflés en tant
qu’artistes de jazz mais comme orchestre concertant. Dans Orphée, j’ai utilisé le jazz parce que j’avais besoin de rythme,
j’avais besoin de tambours. Il m’arrive très souvent d’avoir des petites piques
avec mon musicien [Auric] parce que je superpose des tambours à sa musique, ou
je la coupe, ou je la syncope. Mais très souvent le musicien de film ne se rend
pas compte qu’il y a une sorte de vulgarité théâtrale à laquelle il faut se
soumettre. A la fin d’Orphée j’avais
besoin de tambours et d’une pulsation, et j’ai fait venir des tambours de chez
Katherine Dunham [1909-2006], je les ai
enregistrés et je les ai superposés à la musique d’Auric que cela ne gênait pas
du tout. Au premier abord, il a été très surpris et ensuite il a trouvé que
j’avais raison. Et d’ailleurs, Clouzot a fait de même dans son film Le Mystère Picasso [1956]. Il a mis du jazz très sauvage, très farouche, très
rapide, qui ne gêne pas du tout la partition d’Auric qui est très belle et qui,
au contraire, la complète. Le bruit de fond de la vie a une grande importance.
Le jazz exprime les choses de la vie comme les valses de Strauss exprimaient
une autre manière de s’aborder, de se fiancer, de s’aimer, de vivre. Dans Orphée, le jazz est très important quand
on ne le remarque plus, à la fin, avec les tambours des Bacchantes. Mais au
début, le jazz est extrêmement sage, et au tout début j’ai mis un garçon qui
joue de la guitare en terrasse, pour bien situer l’époque. Dans le passage des
Bacchantes, surtout à partir de la dernière mort d’Orphée - parce que j’ai
voulu montrer qu’un poète meurt un grand nombre de fois dans sa vie,
malheureusement c’est notre sacerdoce, notre devoir de mourir plusieurs fois.
C’est ce que Salvador Dali appelle du nom d’une science qu’il a inventée, la ’’phoenixologie’’,
c’est-à-dire que l’on doit toujours mourir et renaître. Et à la dernière mort
d’Orphée, jusqu’au moment où Jean Marais rencontre Maria Casarès, il y a ces
tambours qui inquiètent et obsèdent. Le public qui paie ses places éprouve
les émotions du tambour. Le jazz agit sur ses nerfs. Il ne se demande pas
pourquoi Cocteau a mis du jazz dans son film. Il ne sait même pas qu’il y a du
jazz. Il subit le film et c’est notre bon public. Les deux films les plus
singuliers que j’ai faits et qui s’opposent au pluriel, Le Sang d’un poète et Orphée,
qui en somme est une orchestration du Sang
d’un poète où je joue la musique au piano avec un doigt, tandis qu’avec Orphée j’orchestre les thèmes. Dans ma
jeunesse, les grands musiciens considéraient le jazz un peu comme un folklore noir
et s’en inspiraient comme on s’inspire d’un folklore. Maintenant, je ne dirai
pas que le jazz s’inspire des grands musiciens, mais il s’est mis au niveau des
grands musiciens, et des musiciens comme Prokofiev, Stravinsky, Auric, Milhaud
ou Honegger parlent du jazz exactement comme ils parleraient de Bach, de
Mozart… Ils ne font aucune différence entre la très grande musique et le jazz.
Auric, l’autre jour, était absolument émerveillé par les dernières formes
prises par le jazz à New York, je crois qu’ils appellent ça le cool jazz, un
jazz qui correspond à la grande musique de chambre. Mais il y a une différence
entre hier et aujourd’hui. Hier, les artistes travaillaient pour vivre,
maintenant les artistes travaillent pour oublier la vie. La vie est très
pénible, très dure, et on veut oublier. Eh bien le jazz a quelque chose de
dionysiaque, et il procure une espèce d’ivresse qui correspond tout à fait à
cet état d’esprit des jeunes. Ils veulent oublier à tout prix. Autrefois, on
faisait les choses pour s’embellir, pour embellir le monde, maintenant beaucoup
de ces jeunes secouent la tête et tapent du pied parce que cela les empêche de trop
penser à la difficulté d’être. »
Mais Georges
Auric a été davantage que le premier compositeur de musique de film de son
temps qu’il avait su devenir par l’entremise de son ami Jean Cocteau et que d’aucuns
louaient de son vivant, à commencer par les réalisateurs les plus marquants de
son temps, jusqu’aux Studios de Pinewood au Royaume-Uni et d’Hollywood aux
Etats-Unis. Notoriété qui lui a notamment valu en France les fonctions de
président de la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de
musique) de 1954 à 1978 et, de 1962 à 1968, d’administrateur de la Réunion des
Théâtres Lyriques Nationaux - c’est lui qui fit notamment entrer Wozzeck d’Alban Berg (1885-1935) au
répertoire de l’Opéra de Paris en novembre 1963 sous la direction de Pierre
Boulez (1925-2016), dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault (1910-1994)
et des décors et costumes du peintre André Masson (1896-1987) -, ainsi qu’un
siège à l’Institut de France-Académie des Beaux-Arts en 1962. Outre le cinéma,
le théâtre lyrique, le ballet, la musique de scène, l’orchestre, la musique de
chambre et le piano, son apport à la musique intimiste qu’est la mélodie est des
plus significatifs, chantre de la poésie de Jean Cocteau et de Raymond
Radiguet, certes, mais aussi de Pierre de Ronsard (1524-1585), Gérard de Nerval
(1808-1855), Léon-Paul Fargue (1876-1947), Max Jacob (1876-1944), Jules Supervielle
(1884-1960), Paul Eluard (1895-1952), Henry de Montherlant (1895-1972), Louis Aragon
(1897-1982), Georges Gabory (1899-1978), Louise de Vilmorin (1902-1969), à
l’instar de son compère du Groupe des Six, Francis Poulenc. A l’opposé d’un
Claude Debussy, il est de la lignée des compositeurs qui ont fait la saveur de
la musique française, soucieux de prosodie limpide et d’une spontanéité
jaillissante dans la conduite de la courbe mélodique. « Je ne suis pas de
ces auteurs qui prétendent conquérir ’’leur’’ public et imposer leur œuvre en
quelques semaines, déclarait Auric en 1950. J’ai la chance de pouvoir attendre
et je ne m’attribue point une ’’modestie’’ qu’il serait absurde de simuler. Réussie
ou ratée, j’ai au contraire la vanité de prétendre poursuivre mon œuvre
librement et sans me soucier un seul instant de l’opinion des ’’chers
confrères’’, m’efforçant uniquement de fixer du mieux possible, ce que je me
sens chaque année un peu plus clairement et un peu plus fortement, le devoir
d’exprimer… »
Bruno Serrou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire