Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Piano4Etoiles. Mercredi 4 juin 2025
Récital magistral mercredi soir au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de Piano4Etoiles de l’Argentin Nelson Goerner. Jouant avec beaucoup d’humilité mais sortant du clavier des sonorités inouïes de plénitude et de chaleur au service d’un nuancier infini, il a donné de l’opus 101 de Beethoven une lecture aux élans de feu, suivie des Six Pièces op. 118 de Brahms d’une continuité et d’une variété d’expression, de couleurs et de toucher qui en a fait un véritable livre de douleurs et d’humanité. Puis ce furent les Dix Préludes op. 23 de Rachmaninov d’une éloquence et d’une mobilité passionnée, avant de finir avec un éblouissant Beau Danube Bleu de Johann Strauss Jr dans un arrangement de Schulz-Evler époustouflant de virtuosité et de chant, comme parcouru par un banc de truites toutes plus joueuses et insouciantes les unes que les autres. Deux bis, Nocturne de Chopin et une berceuse de Rachmaninov
Les programmes de Nelson Goerner sont toujours remarquablement conçus. Pour
sa troisième prestation de la saison dans le cadre de Piano****, le pianiste
argentin a proposé un parcours au cœur du romantisme, des aurores beethovéniennes
au crépuscule avec Rachmaninov, en passant par l’apothéose, Johannes Brahms et
celui plus solaire de celui que Brahms considérait comme l’un des plus grands
compositeurs de son temps, Johann Strauss Jr. Précédent la grande Hammerklavier op. 106 de quelques mois,
la Sonate pour piano n° 28 en la majeur
op. 101 composée en quatre mouvements durant l’été 1816 est la première des
cinq « sonates tardives » de Beethoven que le compositeur André
Boucourechliev dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance, décrivait
comme la première œuvre dans laquelle la forme sonate « entre dans sa
longue phase crépusculaire », tandis que Beethoven la présentait comme « une
série d’impressions et de rêveries ». C’est dire combien cette partition convient
au poète du piano qu’est Nelson Goerner, qui en a exalté d’entrée la profondeur
et les infinies beautés de cantabile et
polyphonies, à la façon d’un peintre à la sensibilité exacerbée. Ecrit au cours
de l’été 1893 parallèlement aux quatre Klaviertücke
op. 119, l’opus 118 est constitué
de six pièces, assemblant quatre intermezzi,
une Ballade en troisième position et une
Romance en cinquième. Sa dédicataire,
Clara Schumann, déclara y percevoir « une multitude d’émotions dans le
cade le plus restreint », tandis que deux des pages du recueil sont les
miniatures les plus célèbres du compositeur, l’Intermezzo en la majeur (n° 2, Andante
teneramente) et la Romance en fa
majeur (n° 5, Andante).
Si Rachmaninov a bien écrit vingt-quatre Préludes pour piano correspondant aux tonalités majeures et
mineures, il les a répartis en deux volumes, op. 23 et op. 32,
respectivement formés de dix et de quatorze pièces. Le premier auquel s’est
attaché Goerner date de 1903, à l’exception du cinquième composé en 1905, tandis
que le second volume est de 1910. Le compositeur russe entendait répondre aux 24 Préludes de Frédéric Chopin, dans la
continuité des Variations sur un thème de
Chopin op. 22 tirées du vingtième Prélude
de l’aîné polonais, et le prélude qui ouvre ce recueil, lento en ut dièse mineur, se réfère
ouvertement à l’opus 28/2 de Chopin.
Les pièces de ce recueil dans lesquelles les pianistes ont pour habitude de prendre
quelques extraits, aucune n’ayant de lien structurel entre elles, et cela à l’exemple-même
de l’auteur qui les jouait indépendamment les unes des autres, a été donné en
son intégralité par Nelson Goerner, ce qui a permis à l’auditeur de s’imprégner
de l’univers de Rachmaninov, les Préludes
constituant le sommet des pages pour piano solo du compositeur lui-même
pianiste virtuose. D’autant plus virtuoses sont ces pages qu’elles ont té
dédiées à Alexandre Siloti, cousin germain du compositeur, disciple de Franz
Liszt et lui-même transcripteur de renom, comme le rappelle Michel Le Naourt
dans son texte de présentation toujours aussi riches en informations et
remarquablement écrits. Dès l’abord, Goerner est clairement dans le registre de
la nostalgie, n’hésitant pas se donner à l’ascétisme, pour mieux faire
contraste avec le prélude suivant au ton héroïque, puis fantasque dans le Tempo di minuetto aux sonorités
franchement viriles qui se conclut dans un murmure exalté par un toucher immatériel
qui prépare à l’Andante cantabile élégiaque
mais sans excès, qui prépare au plus célèbre des Préludes de Rachmaninov, le cinquième, alla marcia en sol mineur auquel Goerner donne avec onirisme autant
d’énergie que de lyrisme, qui se retrouvent en plus douloureux dans l’Andante en mi bémol mineur au ton contemplatif
et sentimental mais sans affect. Le septième Prélude est l’occasion pour le pianiste argentin de déployer sa
virtuosité naturelle, toujours concentré et le geste défait de tout maniérisme,
avant de donner au huitième Prélude de
son toucher aérien et fluide la
consistance d’un ruisseau courant à travers champs et qui, dans le Prélude suivant, Presto en mi bémol mineur, atteint une torrentielle énergie servie
par une technique au panache irrésistible, avant de conclure sur la longue
méditation du Largo en sol bémol majeur dans
lequel le Steinway atteint sous les doigts de Goerner une vocalité nettement
humaine.
Pour donner un tour un peu plus optimiste à son récital, Nelson Goerner a
choisi de clore le programme sur l’Arabesque
de concert op. 12 sur le « Beau Danube bleu » de Johann Strauss Jr du
pianiste pédagogue polonais Adolf Schulz-Evler (1852-1905), qui serait l’une
des œuvres fétiche de Nelson Goerner. Il faut dire que cette partition donne au
pianiste argentin toutes les opportunités pour jouer de ses infinies qualités d’interprète
saisissant avec un rare discernement tout ce que contiennent les œuvres qu’il
interprète, intelligence du texte, sensibilité d’une profonde humanité,
technique sans défauts, nuancier infini, touche à la fois puissant et aérien,
élégance du jeu, que la facilité apparente avec laquelle Goerner se plonge dans
ces pages pétillantes transcende, au point que l’auditeur sans fermer les yeux
voient défiler en lui les paysages parcourus par le plus long fleuve d’Europe,
ainsi que la diversité de ses courants et de ses habitants. Un véritable délice
sonore qui présente l’avantage inouï sous les doigts de Nelson Goerner de
titiller tous les sens de l’auditeur.
Le public ébloui par le chant captivant de cette Arabesque qu’il venait d’écouter avec délice, n’a pas voulu en rester
là de cette ensorcelante soirée, demandant à l’enchanteur, qui ne s’est pas
fait prier, un premier bis, le plus célèbre
des Nocturnes de Chopin, puis un
second, plus court, une berceuse de Rachmaninov…
Bruno Serrou