mardi 12 août 2025

Création de « Julie M. », ou les coulisses d’un opéra féministe de cape et épée élaboré par la cantatrice Camille Merckx et la Compagnie La Perle de verre au cœur du Berry

Festival Le Temps Suspendu / Les Chemins de Traverses. Saint-Benoît-du-Sault (Indre). Ancien Gymnase. Lundi 4 août 2025 

Camille Merckx, Julie M. Camille Merckx (la Chanteuse), Stanley Smith (le Violoncelliste-Viole de gambe).
Photo : (c) Andrew Waltham

Loin des sentiers festivaliers les plus courus, un village berrichon de cinq cent dix âmes, non loin d’Argenton-sur-Creuse et ses quatre mille huit cents habitants situés à une vingtaine de kilomètres, est depuis douze ans le centre d’un festival de musique bucolique à but pédagogique et social. Créé et animé par le gambiste-violoncelliste parisien Stanley Smith, qui a invité cet été cantatrice Camille Merckx pour qu’elle y réalise son tout premier spectacle qu’elle a  conçu et réalisé à partir de la vie de l’une de ses aînées du XVIIe siècle, Julie de Maupin 

Camille Merckx, Julie M. Camille Merckx (la Chanteuse), Chloé Sévère (la Claveciniste).
Photo : (c) Andrew Waltham

Lieu idéal pour la mise au point de spectacles et les y roder avant d’être repris dans le courant de la saison, cette fois en octobre à l’Opéra de Rennes puis en tournée en mars pour la Biennale de la Cité de la Voix, l’ancien gymnase du bourg de Saint-Benoît-du Sault a été transformé en salle de spectacle à l’instigation du Festival Les Chemins de Traverses où la cantatrice Camille Merckx aura mis au point dans le cadre d’une résidence du Festival Les Chemins de Traverses créé en 2013 par Stanley Smith, gambiste violoncelliste qui s’est donné pour mission de « désenclaver les publics éloignés de la culture ». Il s’agit en fait pour le festival d’offrir une carte blanche à des artistes qu’il estime pour qu’ils puissent mettre au point des projets auxquels depuis longtemps. En 2024, y a été élaboré le projet La Porporina de Stéphane Fuget et la Compagnie The Many Voices d’après le roman Consuelo de George Sand inspiré par la figure de Pauline Viardot avec des œuvres de Baldassare Galuppi, Giovanni Battista Pergolesi, Benedetto Giacomo Marcello, Joseph Haydn, Franz Liszt, Frédéric Chopin, Pauline Viardot. Ce qui permet au public berrichon de se voir proposés début août des projets de haut niveau. « J’avais croisé Camille Merckx à sa sortie du Jeune Chœur de Paris, se souvient Stanley Smith, directeur du festival. Nous avons collaboré plusieurs fois, puis nous nous sommes perdus de vue, on s’est téléphoné, et lorsqu’elle m’a parlé de son envie de monter cette originalité, nous avons commencé à la réaliser à Vézelay, au cœur de la Cité de la Voix, ainsi qu’à l’Opéra de Rennes pour l’écriture et la conception dans le cadre des résidences de création, puis un peu dans le Berry, où la seule salle à la jauge conséquente est l’ancien gymnase de Saint-Benoît-du-Sault, suffisamment grande et suffisamment étrange pour permettre d’y apposer plusieurs types de poésie, en disposant décors et lumière. Nous avons porté notre dévolu sur le personnage haut en couleurs de Julie de Maupin, et nous avons récupéré des tissus à l’Opéra de Paris. » L’unique représentation donnée le 4 août a été la première publique, si bien qu’il faut considérer ce qui a été donné à voir et à écouter comme un rodage. Car à n’en pas douter, une fois repères et les marques pris, le jeu sera plus libre et délié et la diversité des caractères des protagonistes acquerront panache et flamboyance, à la façon d’un film de cape et d’épée.

Camille Merckx, Julie M. Chloé Sévère (la Claveciniste), Stanley Smith (le Violoncelliste-Viole de gambe).
Photo : (c) Andrew Waltham

Camille Merckx s’est inspirée de la vie d’une femme d’action polymorphe qui fit scandale au tournant des XVIIe et XVIe siècles, durant le règne de Louis XIV, Julie de Maupin (1673-1707), actrice, cantatrice, épéiste et aventurière française dont la vie tumultueuse fascina et choqua nombre de ses contemporains par son style de vie extravagant, sa bisexualité, ses aventures sentimentales, ses mystifications, ses nombreux duels à l’épée livrés en vêtements masculins, avant d’inspirer quantité de légendes et de fictions historisantes, dont le roman épistolaire en deux volumes de Théophile Gautier (1811-1872), Mademoiselle de Maupin. Fille unique de Gaston d’Aubigny, secrétaire de Louis de Lorraine-Guise et comte d’Armagnac qui lui fait donner une éducation autant masculine que féminine, Julie d’Aubigny fait ses débuts à l’Opéra de Paris en 1690 dans le rôle de Pallas de Cadmus et Hermione de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). A la suite d’un différend avec un lieutenant de police, elle est acculée à la fuite et se réfugie avec son amant Sérane à Marseille, où elle acquiert le sobriquet de La Maupin. ils gagnent leur vie dans des démonstrations d’escrime, un homme contre une femme travestie en homme. Le couple se fait également engager dans la troupe de l’Opéra de Marseille inauguré en 1685 par le compositeur organiste Pierre Gaultier (1642-1696) avec l’autorisation de Lully. Elle y tombe amoureuse d’une jeune fille que les parents finissent par placer dans un couvent pour échapper au scandale, mais elle parvient à l’en sortir après s’être fait passer pour une novice et avoir subtilisé le corps d’une religieuse décédée de mort naturelle pour le mettre dans la cellule de son amante où elle met le feu au couvent. Après quelques mois de voyage, elle retourne seule à Paris. Sa voix grave lui permet d’entamer une brillante carrière à l’Académie Royale de Musique de Paris, mais elle défraie la chronique à cause de ses nombreux duels à l’épée qui se terminent souvent dans le sang, au point de devoir quitter de nouveau Paris pour échapper à la justice. En 1692, elle se retrouve à Bruxelles où elle aurait été entretenue par le prince-électeur Maximilien-Emmanuel de Bavière (1662-1726), chevalier de l’ordre de la Toison d’or. De novembre 1697 à juillet 1698, elle se produit à l’Opéra du Quai au Foin, première salle de spectacle bruxelloise ouverte au public en 1682, y chantant notamment dans trois opéras de Lully, Amadis, Armide et Thésée. Elle retourne à Paris à la fin de l’année 1698, remplaçant à l’Académie royale Marie Le Rochois (1658-1728) qui prend moment sa retraite. Elle y chantera jusqu’en 1705 les tragédies lyriques de Lully et y créera des opéras de Pascal Collasse (1649-1709), André Cardinal dit Destouches (1672-1749) et André Campra (1660-1744), ce dernier écrivant pour elle en 1702 le personnage de Clorinde dans Tancrède, premier rôle soliste dans l’opéra français de bas-dessous, voix se situant entre les registres de mezzo-soprano et de contralto. Mademoiselle de Maupin apparaîtra pour la dernière fois sur scène en 1705 dans La Vénitienne de Michel de La Barre (1675-1745). Après une vie bien remplie, elle finit par se retirer dans un couvent où elle décèdera en 1707, âgée de seulement 35 ans après avoir chanté dans une trentaine d’opéras… Héroïne hors normes, femme libre et sans limites, elle allait inspirer Théophile Gautier qui donna son nom à son roman épistolaire publié en deux volumes en 1835 et 1836,et plus tard la bande dessinée et le cinéaste Mauro Bolognini en 1966.

Camille Merckx, Julie M.. David Migeot (le Metteur en scène)
Photo : (c) Andrew Waltham

Intitulé Julie M., le spectacle imaginé et mis en scène par Camille Merckx, entourée de la compagnie Les Perles de verre associe art lyrique, théâtre et escrime. Sur une piste idoine aux dimensions réglementaires (quatorze mètres de long sur un mètre cinquante de large) disposée au milieu du public, s’affrontent la cantatrice, et son metteur en scène, le comédien David Migeot, et deux instrumentistes, la brillante Chloé Sévère au clavecin et le directeur du festival Stanley Smith au violoncelle et à la viole de gambe, s’exprimant dans une mise en scène avec facétie par le comédien-chanteur Jean-Michel Fournereau, qui déroule la vie et de l’art d’une chanteuse hors normes, les protagonistes cherchant, tâtonnant, construisant devant le public soixante-dix minutes durant un spectacle en devenir, alternant airs baroques de Campra, Destouches, Toussaint Bordet (v.1710-v.1775), Lully, Collasse, Elisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729), Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749) et des chansons populaires et satiriques du XVIIe siècle accompagnés au clavecin et à la viole de gambe, scènes de comédie et chansons de cabaret, le tout relié par des extraits de textes et de dialogues de Gabriel Letainturier-Fradin (1864-1948), auteur de La Chevalière d’Eon, Théophile Gautier et David Migeot, tandis que les quatre artistes-interprètes s’affrontent à fleurets mouchetés, les combats devant assurément gagner en liberté au fur et à mesure des représentations, tant les protagonistes prennent plaisir à s’affronter.

Camille Merckx, Julie M..
Photo : (c) Andrew Waltham

Action pédagogique associant élèves d’un conservatoire rural et enfants citadins issus de l’Aide Sociale à l’Enfance

Conçu autour de l’impressionnante personnalité de la diva assoluta du XVIIe siècle français aux talents multiples, Mademoiselle de Maupin, le spectacle réalisé par Camille Merckx a été créé au sein d’une programmation festivalière servant de cadre à un projet pédagogique spécifique imaginé par le directeur fondateur de la manifestation, Stanley Smith lui-même instrumentiste et enseignant, qui s’investit avec dynamisme et constance dans la propagation de la musique dans les milieux défavorisés. Il enseigne dans les Conservatoires du XIe arrondissement de Paris et de Fontenay-aux-Roses, où il a donné naissance au projet pensé pour les enfants placés à l’Aide Sociale à l’Enfance. Stanley Smith réunit chaque année des enfants placés dans des foyers d’accueil des Hauts-de-Seine, du côté de Fontenay-aux-Roses, tandis qu’il les intègre à un certain nombre d’élèves du conservatoire d’Argenton-sur-Creuse. 

La Creuse à Argenton-sur-Creuse.
Photo : (c) Bruno Serrou

« J’avais convaincu ma direction du conservatoire à Fontenay-aux-Roses une proposition d’orchestre à l’école que j’ai entreprise à partir du XVIIe siècle anglais, rappelle Stanley Smith. Je suis ainsi tombé sur des propositions pédagogiques élaborées par John Playford (1623-1687), danseur et éditeur britannique qui, dans un de ses ouvrages pédagogiques, préconise le frettage des instruments à cordes de la famille des violons. Sur cette base, j’ai tissé un lien qui part de Playford, au milieu XVIIe siècle, jusqu’à Johann Joachim Quantz (1697-1773), fin du baroque officiel. Cet ouvrage ouvre à des possibilités pédagogiques collectives. J’ai ainsi pu insuffler quelque chose de nouveau, à l’exemple des élèves des classes de viole de gambe, qui placent immédiatement la main contre ces repères que sont les frettes, qui donnent leur empreinte à la main, ce qui permet d’entendre et de jouer juste. Ce qui offre des possibilités de pédagogie collective. J’ai ainsi pu insuffler quelque chose de neuf dans un dispositif d’orchestre à l’école à Fontenay-aux-Roses. De là, nous avons pensé à une action dans un territoire type quartier prioritaire. A cette fin, nous avons rencontré plusieurs enfants dont les familles étaient en grande difficulté. J’ai identifié dans un premier temps le foyer principal, foyer d’hébergement d’urgence du Plessy-Robinson. Je suis entré en contact avec eux, je leur ai demandé s’ils avaient pensé à la musique, art à même d’ouvrir aux enfants de nouveaux horizons. A partir de là nous avons convié ces enfants au conservatoire, pour les suivre au-delà de leur foyer d’hébergement, car à la fin de l’année scolaire ils sont envoyés dans un autre endroit. J’ai pu commencer à tisser un fil pour que ces enfants ne sortent pas de mes radars et avec le concours de la direction de ce foyer et le Département des Hauts-de-Seine leur assurer un vrai suivi. » 

Classe de prtatique instrumentale collective, Ecole de Musique d'Argeton-sur-Creuse
Photo : (c) Bruno Serrou

Ces enfants de l’Aide Sociale à l’Enfance se voient proposé un stage dans le cadre du festival Le Temps Suspendu, à la fois territoire de création et d’accueil, faisant se rencontrer des enfants ayant déjà une pratique artistique acquise au sein du conservatoire d’Argenton-sur-Creuse et des enfants venant de plus loin qui n’ont pas la chance d’avoir des parents derrière eux. « La cohabitation se passe à merveille, se félicite Stanley Smith.  Il y a dans le Barry des gens qui ont choisi d’y vivre parce qu’ils s’y trouvent mieux qu’en milieu urbain, y compris des facteurs d’instruments. » Ce projet émergeant est étayé par la renaissance du dispositif pédagogique autour du frettage, qui ouvre sur une pédagogie collective redynamisée et permet d’inclure beaucoup plus d’enfants dans des dispositifs qui ne sont pas de type orchestre à l’école. « Nous nous occupons s’occupe vraiment de chacun d’eux, s’enorgueillit Stanley Smith. Cet été, nous avons une vingtaine d’enfants. Ceux d’Argenton-sur-Creuse sont des élèves volontaires du conservatoire local qui ne partent pas en vacances ayant envie de partager l’expérience avec c’autres et ayant une capacité de concentration et aptes à recevoir, âgés entre 6 et 13 ans, comme ceux qui viennent de l’Aide sociale à l’enfance. Une première rencontre en continu dans le courant de l’année dans le foyer, où les enfants sont choisis pour la résidence d’été a déterminé en fonction de leurs réactions l’instrument en main, ceux chez qui cela a provoqué un choc émotionnel et vu que le projet est autant que possible de les accompagner jusque leur majorité. Nous essayons d’individualiser le parcours, l’orchestre étant un moyen mais pas une fin en soi. Nous les rencontrons très tôt dans l’année, puis nous déterminons ceux chez qui vraiment la musique fait sens, nous en discutons avec toute l’équipe du foyer, et nous en convions six pour deux éducatrices, qui les accompagnent ici. Une fois tout le monde sur place on enchâsse la semaine d’enseignement et d’ateliers l’après-midi, cette année autour de l’escrime et de la création graphique, intégrés au projet de Camille Merckx. Le matin ils sont à l’école de musique, avec deux professeurs de violon, une professeure de chant choral et soliste, un percussionniste compositeur chanteur, une professeure de violoncelle. » Le projet consiste à monter un programme qui est présenté lors de la sortie de résidence en fin de semaine et de faire enregistrer les enfants pour insérer leur proposition vocale dans le projet « Radio Bataille ». « Nous partons de la musique traditionnelle, précise Stanley Smith, nous traversons le baroque puis nous allons à la création qui nous est propre. »

Le village de Saint-Benoît-du-Sault
Photo : (c) Bruno Serrou

Pour assurer ses projets, le festival dispose d’un fonds d’investissement pour les instruments grâce à des mécènes et à des financeurs publics (DRAC, la Région Centre Val de Loire, le département des Hauts-de-Seine). Le budget est d’environ cent mille euros. Les artistes sont logés chez l’habitant, et les enfants venant de l’Ile-de-France sont dans l’enceinte du lycée hôtelier d’Argenton. Sur le plan des structures de diffusion, Stanley Smith reconnaît avoir la chance de bénéficier de l’excellente acoustique d’une grande salle polyvalente à Saint-Benoît-du-Sault, transformée en studio d’enregistrement, de l’église des moines bénédictins dotée d’une acoustique du XIe siècle, d’un vieux prieuré, de l’ancien gymnase, le tout à moins de trois heures de Paris, tant et si bien que plusieurs ensembles viennent enregistrer à Saint-Benoît-du-Sault.

Bruno Serrou

Lieu et dates de représdntations de Julie M. : 3 octobre 2025, l'Hermine - Espace culturel de Sarzeau (56), 16-17 octobre 2025, Opéra de Rennes (35), 24 mars 2026 Biennale de la Cité de la Voix Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul (70), 27 mars 2026 Biennale de la Cité de la Voix Salle Debussy, Joigny (89)

vendredi 1 août 2025

Le poète-cinéaste Jean Cocteau et son Orphée, le compositeur Georges Auric

Georges Auric (1899-1983) et Jean Cocteau (1889-1963)
¨hotos : DR

Poète, dramaturge, cinéaste et éternel curieux, Jean Cocteau était un véritable alchimiste du mot et de l'image. Sa rencontre avec le jeune compositeur Georges Auric donna naissance à l'une des collaborations les plus fructueuses de l'histoire du cinéma : « Tu es mon Schiller et je suis ton Beethoven », écrira Auric. Ensemble, ils créèrent une poétique audiovisuelle qui continue de surprendre aujourd'hui par son audace et sa beauté. En cette période de vacances, je reprends ici un article publié en espagnol en juin dernier que j’ai écrit pour le dossier annuel « Musique et Cinéma » du magazine Scherzo 

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Georges Auric et Jean Cocteau encadrant le comédien poète Edouard Dermit
Photo : DR

Jean Cocteau n’était pas musicien, mais aucune forme d’art ne pouvait laisser indifférent ce créateur protéiforme, expert en sortilèges que l’écrivain bordelais François Mauriac (1885-1970) qualifiait de « libellule ravissante et irritante qui ne se posait jamais ». « Sérieux comme un enfant qui rêve » selon le philosophe Gaston Bachelard (1884-1962), tout, pour celui qui se définissait comme le « Paganini du violon d’Ingres », était prétexte à poésie, le son au même titre que la rime, l’image, le trait ou la couleur. Né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte, banlieue chic de l’ouest parisien célèbre pour ses haras, mort le 11 octobre 1963 à Milly-la-Forêt, banlieue huppée à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Paris, était en effet à la fois poète, romancier, chroniqueur, polémiste, dramaturge, librettiste, scénariste, réalisateur, scénographe, peintre, dessinateur, graphiste, plasticien, académicien et homme du monde. Mais il n’a pas touché à la musique, qu’il aimait pourtant si profondément qu’il n’a cessé de vivre parmi les musiciens, fréquentant les plus éminents d’entre eux et travaillant souvent avec eux. Il eut en la matière un initiateur avisé en la personne du compositeur Reynaldo Hahn (1874-1947), son ami de jeunesse proche de Marcel Proust (1871-1922). Toutefois, à la musique raffinée et légère de ce guide séducteur, Cocteau ne tardera pas à préférer celle d’une veine plus puissante, Igor Stravinsky (1882-1971).

Avec ce dernier, les rapports ne seront pourtant pas des plus simples. Cependant, malgré les orages, l’estime restera constante et réciproque, et si c’est le Stravinsky du Sacre du printemps qui l’attira tout d’abord, leur relation déboucha en 1927 sur l’un des chefs-d’œuvre néo-classiques du répertoire lyrique du XXe siècle, Œdipus Rex d’après Antigone de Sophocle. Ecrit en français par Cocteau, qui envisageait dès l’abord une action dramatique, il fait finalement traduire son livret en latin par le jésuite théologien Jean Daniélou (1905-1974), Stravinsky exigeant en définitive un texte en forme de « nature morte » pour mieux souligner l’universalité du sujet. Cette traduction latine plus ou moins authentique introduit en effet un aspect rituel et monumental à l’ensemble de l’œuvre. A défaut d’avoir pu imposer pleinement sa conception du drame, Cocteau se révèlera un excellent récitant, notamment lors de la reprise en mai 1952 au Théâtre des Champs-Elysées pour laquelle il conçut décors et costumes et dont un enregistrement radiophonique en a préservé le témoignage.

Mais c’est la découverte d’Erik Satie qui s’avère déterminante pour Jean Cocteau. C’est en effet lui qui le met en contact avec le milieu musical. « La plus petite œuvre de Satie, écrit Cocteau dans son pamphlet Le Coq et l’Arlequin, est petite comme un trou de serrure. Tout change si on approche son œil. Satie est le contraire d’un improvisateur. On dirait que son œuvre est toute faite d’avance et qu’il la dégage note par note, méticuleusement. Satie montre une route blanche où chacun marque librement ses empreintes. » Inspiré par Satie, Cocteau publie en 1918 ce manifeste centré sur la musique de soixante-quinze pages à l’encontre du wagnérisme et du debussysme qu’il dédie à un musicien d’à peine dix-neuf ans, Georges Auric. Dans Ma vie heureuse paru plus de soixante ans plus tard, le compositeur Darius Milhaud (1892-1974) résume les idées développées par l’auteur du Coq et l’Arlequin : « Il attaquait la musique dite sérieuse - celle que l’on écoute la tête dans les mains ; la pédale russe, c’est-à-dire l’influence de Moussorgski et de Rimski-Korsakov, et l’impressionnisme debussyste. Il réclamait une musique dite française, à l’emporte-pièce. Toujours enclin à généraliser, les critiques eurent vite fait de considérer Cocteau comme le théoricien, le prophète, l’animateur de la musique de l’après-guerre. »

Cocteau est d’autant plus « prophète » qu’en 1919 il tient pendant cinq mois dans le quotidien Paris-Midi une « Carte blanche » hebdomadaire dans laquelle il évoque les concerts d’œuvres de compositeurs en devenir. Il se fait alors le porte-parole de la « Jeune Musique ». Le critique musical Henri Collet (1885-1951), lui-même compositeur, impose l’appellation Groupe des Six qui associe autant de jeunes compositeurs réunis autour de Cocteau dans deux articles parus dans les colonnes du quotidien culturel Comœdia : « Un ouvrage de Rimski-Korsakov et un ouvrage de Cocteau : Les Cinq Russes, les Six Français et Erik Satie » paru le 16 janvier 1920, suivi de « Les Six Français » une semaine plus tard. Ainsi, Cocteau, qui a fait du dilettantisme une profession, règne sur ce petit monde musical, trop heureux d’ignorer Ravel et de porter aux nues Satie, ce « fumiste » décrit par Serge Prokofiev (1891-1953). L’écrivain peut ainsi mettre en scène son « scandale idéal permanent ». Opportuniste, il possède le talent de son ambition. Musiciens, journalistes, mécènes sautent sur la belle occasion que représente la naissance d’un groupe dont Cocteau s’attribue les mérites.

Georges Auric par Jean Cocteau (dessin de 1921)

Le Groupe des Six, c’est une compositrice et cinq compositeurs rassemblés à Paris pendant la Première Guerre mondiale autour de Jean Cocteau et de la figure tutélaire d’Erik Satie. L’histoire commence en 1916, alors que la bataille de Verdun est à son comble, la vie artistique est toujours aussi active à Paris. Cette année-là, Satie et Cocteau font la connaissance d’un jeune prodige à l’intelligence affûtée venu de Montpellier, Georges Auric. En mai 1917, les deux aînés présentent avec Pablo Picasso (1881-1973) au Théâtre du Châtelet leur ballet commun Parade. L’œuvre fait scandale. Un soldat de dix-huit ans, héritier d’une riche famille d’industriels, applaudit à tout rompre, c’est Francis Poulenc. Un atelier de peintre, rue Huyghens dans le quartier Montparnasse, accueille à la même époque des concerts-expositions. Des œuvres de Georges Auric y sont présentées avec celles de deux de ses camarades du Conservatoire, le Franco-Suisse Arthur Honegger (1892-1955) et le Parisien Louis Durey (1888-1979), fils d’un typographe que la découverte de Pelléas et Mélisande de Debussy détourne définitivement de l’atelier paternel. S’ajoute très vite la studieuse Germaine Tailleferre (1892-1983), qui, en dépit de son père, tient à devenir compositrice sous la protection de Satie et de Ravel…. De retour en 1919 à Paris, d’où il s’était absenté pour assurer le secrétariat de l’ambassadeur-écrivain-dramaturge Paul Claudel (1868-1955) en poste au Brésil, Darius Milhaud décide de se joindre au groupe. Il reçoit ses confrères chez lui le samedi soir pour faire de la musique avec eux, réciter des vers, discuter, festoyer entouré d’artistes comme la peintre Marie Laurencin (1883-1956), l’écrivain diplomate Paul Morand (1888-1976), les poètes romanciers Raymond Radiguet (1903-1923) et Roger Martin du Gard (1881-1958)… Le quinquagénaire Erik Satie forme alors avec ses cadets un groupe qu’il dénomme « Les Nouveaux Jeunes ». On donne des concerts au théâtre du Vieux Colombier de Jacques Copeau (1879-1949) auxquels Cocteau se réfère dans Le Coq et l’Arlequin. Marcel Proust applaudit, André Gide (1869-1951) critique. Après le scandale de Parade, Cocteau constate qu’il adore la polémique, source de publicité sans pareille. Mais Satie décide de se retirer, mortifié parce que Durey invite Ravel dans l’équipe, si bien que Cocteau en profite pour devenir le chef d’orchestre de cette jeunesse musicale avant-gardiste. Les mots d’ordre sont simples : à bas Wagner, les brouillards debussystes, vive la simplicité, la concision, le jazz, le music-hall, le cirque, l’esprit potache que Cocteau promet au renouveau de la musique française. C’est alors que le musicologue compositeur Henri Collet écrit deux articles dans le périodique Comœdia dans lesquels il crée l’expression « Groupe des Six », reliant ainsi ce dernier au précédent du « Groupe des Cinq » russe. Leur première œuvre collective s’intitule L’album des six pour piano. Avec son Bœuf sur le toit où il a intégré des rythmes brésiliens qu’il a ramenés du Carnaval de Rio, Milhaud inspire le nom d’un établissement de la rue Royale, situé entre la place de la Concorde et l’église de la Madeleine, vite couru par le Tout-Paris, notamment de nombreux musiciens comme les pianistes Jean Wiener, Marcelle Meyer, Arthur Rubinstein...

Mais les fissures apparaissent rapidement. Durey, Honegger et Tailleferre ne sont pas à l’affiche des quatre concerts du Bœuf sur le toit, et l’esprit potache de Cocteau est trop réducteur pour ces jeunes créateurs. « J’avais le comique en horreur », dira Milhaud, vexé que l’on se gausse de la musique brésilienne qu’il admire, à l’instar de Schönberg qu’il dirige et qu’Auric joue au piano. Satie décrit même une scission : « Auric, Poulenc et Milhaud ont la sensibilité moderne, Durey, Tailleferre, Honegger sont de purs impressionnistes ». Et lorsque Satie écrit que « si Ravel refuse la légion d’honneur, toute sa musique l’accepte », Durey s’indigne et quitte le groupe. « Quel cochon que ce Durey, écrit alors Satie à Cocteau, quand le foutra-t-on en l’air comme le vent ? ». Pourtant, l’amitié entre les Six perdure en dépit de tout, bien que dans une lettre, Poulenc dénonce « la musique boche suisse ridicule » d’Honegger, tandis que Milhaud essaye de retenir Durey en écrivant : « tant mieux si nos admirations divergent, raison de plus pour être unis. » Ils ne seront plus que cinq pour leur seconde œuvre commune, Durey s’étant éloigné de Paris pour s’installer mille kilomètres plus bas, sur les bords de la Méditerranée, à Saint-Tropez. Ce sera Les Mariés de la tour Eiffel sur un argument iconoclaste de Cocteau. Si l’on y rit ensemble une dernière fois, chacun est lucide : pour Milhaud, cette œuvre collective est « assez faible » ; Poulenc est beaucoup plus direct : « quant à la musique, hormis l’ouverture d’Auric, c’est toujours de la merde ». Henri Collet, qui avait trouvé le nom du groupe d’amis, l’enterre deux ans plus tard dans un article intitulé « Le Crépuscule des Six ». Le peintre Jacques-Emile Blanche (1861-1942) fait le portrait de l’équipe avant sa séparation, mais déjà sans Durey. Chacun suivra ensuite son propre chemin, pour se retrouver de temps à autres, à l’exception d’Auric et de Cocteau, qui ne se quitteront pas.
Dessin de Jean Cocteau pour son film Le Testament d'Orphée, musique de Georges Auric

Lorsque Jean Cocteau commence à se tourner vers le cinéma au seuil des années 1930, ses pratiques artistiques antérieures nourrissent naturellement ses films. De Janus à Orphée, de la Bête au Minotaure, le cinéma selon Cocteau est l’outil de toutes les métamorphoses, un art ultime dont la muse reste à inventer, créature protéiforme qui fait la synthèse de son art polymorphe. Magique et se renouvelant continuellement, son cinéma puisera dans ses souvenirs plus ou moins enfouis, de ses premières rencontres avec le cirque, le théâtre, la danse, l’opéra. Cocteau traverse les arts comme le monde, en perpétuelle quête, aiguillé par le démon de la curiosité, où, à l’instar de son modèle pour le cinéma qu’est La ruée vers l’or de son ami Charles Chaplin (1889-1977), il cherche inlassablement l’archétype du « film entre la vie et la mort, entre veille et sommeil » qui porterait selon lui à la perfection de « sublimes épopées d’amour ». « Un musicien de votre âge, écrit-il à Georges Auric, annonce la richesse, la grâce d’une génération qui ne cligne plus de l’œil ; qui ne se masque pas, ne se renie pas, ne se cache pas, ne craint ni d’aimer ni de défendre ce qu’elle aime. » Ainsi Cocteau, tout en rendant hommage à cette jeunesse artistique qu’il ne cessera de soutenir, annonçait en 1918 la naissance d’une amitié qui allait se révéler féconde, avec un musicien alors âgé de moins de vingt ans à qui nous l’avons vu il dédie Le Coq et l’Arlequin, l’un de ses textes auxquels il attachera le plus d’importance. De son côté, Auric, dès janvier de cette même année 1918, place très haut la barre de sa collaboration avec le poète : « Je crois que cela sera plus long que la IXe. Vous êtes mon Schiller et moi je suis votre Beethoven. » Voilà qui atteste du fait que dès le début de leur relation s’instaurent une admiration réciproque et une complicité affective qui vont nourrir leur amitié et leur travail commun durant toute leur existence.

Né le 15 février 1899 à Lodève, cité minière à une cinquantaine de kilomètres au nord de Montpellier qui verra également naître le trompettiste Maurice André (1933-2012), Georges Auric est le cadet d’une dizaine d’années de Jean Cocteau. Après avoir commencé des études de piano à Montpellier, Auric, dont Cocteau s’amusera toujours de l’« accent pointu » typiquement méridional dont il ne se défera pas, débarque à Paris en 1913 pour entrer à quatorze ans au Conservatoire où il devient l’élève de Georges Caussade (1873-1936), et, en 1914, à la Schola Cantorum, celui de Vincent d’Indy (1851-1931). Le 10 décembre 1913, l’adolescent Georges Auric publie déjà dans la Revue française de musique un article titré « Erik Satie, musicien humoriste » qui plait tant à Satie qu’il demande aussitôt à rencontrer l’auteur. Favorablement surpris par son jeune âge, Satie lui présente Jean Cocteau, qui devient immédiatement son ami, tandis qu’Auric se lie parallèlement aux peintres Jean et Valentine Hugo et au poète journaliste Raymond Radiguet, dont il tape à la machine à écrire le texte du roman posthume Le Bal du comte d’Orgel avant relecture par Cocteau, mentor de Radiguet. Dans le courant de l’année, il fait la connaissance d’Igor Stravinsky. Autre compositeur, Albert Roussel (1869-1937), qui fait lui aussi sa connaissance au printemps 1914, écrit à son confrère Charles Kœchlin le 20 juin de cette année-là : « Auric, qui n’est âgé que de quatorze ou quinze ans, m’apparaît comme une sorte de Rimbaud musical, d’une précocité extraordinaire, comprenant, retenant, s’assimilant tout avec une facilité merveilleuse, capable de devenir un musicien et un artiste remarquable, s’il arrive à maturité. Il vient seulement de s’installer à Paris avec sa famille, arrivant de Montpellier, et il suit les cours du Conservatoire. Inutile de vous dire qu’il adopte comme ’’point de départ’’ tout ce qui a été fait jusqu’ici de plus avancé en musique. Il a écrit un certain nombre de mélodies qui semblent indiquer des tendances vers un humour musical auquel l’influence de Ravel ne serait peut-être pas étrangère, encore qu’il se montre surtout enthousiaste d’Erik Satie. » Ravel, pour qui Auric n’aura d’égards qu’à partir de l’Enfant et les sortilèges (1925), dira dans une conférence qu’il prononcera à Houston le 7 février 1928 de son jeune confrère qu’il a une « tendance particulière à graver sa musique d’une pointe aiguë, en atteignant souvent une veine acérée et satirique. » Netteté incisive du discours, acuité de l’expression, ironie piquante constituent autant de traits spécifiques à la musique d’Auric, aux antipodes du « cérébralisme » d’un Claude Debussy ou d’un Arnold Schönberg (1874-1951) dont il était pourtant un fervent admirateur, comme l’atteste le fait qu’il tint la partie piano lors de la première audition française de Pierrot lunaire sous la direction de Darius Milhaud en janvier 1922 avec la cantatrice Marya Freund (1876-1966) en récitante.

Tandis que le cinéma se développe, particulièrement par l’appoint du son, Georges Auric y vient rapidement, allant jusqu’à apparaître dans le documentaire Entr’acte du cinéaste René Clair (1898-1981) qui est projeté pour la première fois le 4 décembre 1924 au Théâtre des Champs-Elysées durant l’entracte du ballet Relâche sur un argument de Francis Picabia chorégraphié par Jean Börlin sur une musique d’Erik Satie. Fin novembre 1928, deux ans avant de composer sa première musique de film, Auric évoque dans l’article L’avenir musical du film sonore, après avoir vu le premier film parlant diffusé en France, Ombres blanches (White Shadows in the South Seas) de W. S. Van Dyke et Robert J. Flaherty qui venait de sortir à Paris. « Il faut le déclarer nettement : il n’y a rien, aujourd’hui, pour qui est retenu par les possibilités souveraines du film, sur quoi on puisse rêver davantage, écrit Auric. Et j’ajoute que mon sentiment ici se fortifie de tout ce que, musicien, je présage en deçà des plus heureuses réussites de cette bande sonore. La musique et le cinéma ici s’accordent pour la première fois de façon absolue quant au synchronisme de l’écran et de l’adaptation. En outre, la suppression de la fosse d’orchestre et de l’orchestre permet une projection tout à fait directe et proche du spectateur, en même temps qu’elle apporte enfin au compositeur la certitude de ne pas perdre son temps et ses efforts s’il tente la difficile entreprise qu’a été jusqu’à maintenant la réalisation d’une partition ou même d’une adaptation. Enfin, voici, pour finir, un style nouveau - et c’est là le plus grand et le plus haut intérêt de ce que nous devinons dans cette première ’’bande sonore’’ -, un style où le compositeur dépassera la ‘’musique pure’’ sans avoir besoin de se courber au-devant des exigences de la comédie et du drame lyrique », et d’ajouter pour conclure : « J’ignore les destinées du ’’film parlant’’… Je ne puis douter de l’avenir de la ’’bande sonore’’. Et je m’en réjouis. » Dix ans plus tard, dans un autre article, Auric célèbrera la réussite de l’Opéra de quat’ sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill dans l’adaptation de Georg Wilhelm Pabst : « Plus de dix années se sont écoulées depuis l’avènement du parlant et l’admirable exemple de l’Opéra de quat’ sous n’a jamais eu d’écho. Fait dans le style des ballades de l’antique Allemagne, ce film reste encore le chef-d’œuvre, en même temps qu’un souvenir commercial de Pabst, du film chanté. Chef-d’œuvre de Kurt Weill et aussi audacieuse réalisation, première adaptation d’une pièce de théâtre, quand on songe qu’aucune illustration ne vient distraire le spectateur des trois couplets de chant de Barbara. »
Affiche du film La Belle et la Bête

C'est probablement Jean Cocteau qui aura aiguisé chez Georges Auric son penchant naturel pour le cinéma à une époque où les compositeurs « sérieux » commençaient à peine à s'y intéresser, bien que Camille Saint-Saëns (1835-1921) eût ouvert la voie dès 1908 en signant une partition originale pour L'Assassinat du duc de Guise d’André Calmettes (1861-1942) et Charles Le Bargy (1858-1936). Dès lors, Auric sera le compositeur attitré de la musique des films de Cocteau, et il faut convenir que son imaginaire mélodique répond parfaitement à l'univers du poète. Il suffit d'évoquer L'Eternel Retour, L'Aigle à deux têtes, Orphée ou La Belle et la Bête pour commencer à s’en convaincre. Pour la date de leur première rencontre, Auric avance tantôt l’année 1915, tantôt 1916. A l’écrivain et éditeur André Fraigneau (1905-1991), Auric dit en 1978 avoir aperçu Cocteau juste avant la guerre, en mai ou juin 1914, mais il situe la rencontre un peu plus tard : « J’avais à peine seize ans lorsque j’ai été présenté à Jean Cocteau, jusqu’alors aperçu par moi, une fois seulement, aux côtés d’Igor Stravinsky dont j’étais allé découvrir et applaudir émerveillé, Le Sacre du printemps. » L’enthousiasme partagé entre le poète et le jeune musicien pour cette œuvre révolutionnaire du compositeur russe n’a pu que consolider leur amitié naissante, de même que leur admiration commune pour le « génial précurseur » que tous deux saluent en Satie. Cocteau et Auric se voussoieront jusqu’en 1920, comme en témoigne leur correspondance. SI Cocteau ne renonce plus dès lors au tutoiement, Auric revient au « vous » après un long passage à vide de leur correspondance, entre novembre 1926 et mai 1929. Il ne faut surtout pas en déduire pour autant que les périodes de silence épistolaire correspondent systématiquement à des temps morts dans leur relation. Souvent, au contraire, elles sont le signe d’une extrême proximité, les deux amis passant leurs vacances ensemble, notamment à Pramousquier dans le Lavandou en 1922, au Grand Piquey sur le Bassin d’Arcachon en 1923, à Villefranche-sur-Mer sur la Côte d’Azur en 1924, à Saint-Moritz dans les Grisons en 1956, ou travaillant sur une œuvre commune, comme Le Sang d’un poète en 1930. « Auric, assurait Cocteau, a toujours éclairé par les sons, mes textes et mes images, de cet embrasement de feu de joie dont les ombres dansent… »

La préparation de ce premier film commun suscite des rencontres quotidiennes. Ce que le compositeur confirme à André Fraigneau : « Nous avons travaillé à ce Sang d’un poète tous les deux d’une façon constante, moi j’allais au bord de la Seine où l’on tournait à ce moment-là, à Joinville. J’allais presque tous les jours assister aux projections du film, j’ai écrit ma musique au fur et à mesure des projections que je voyais. Il y a peu de films auxquels j’ai travaillé d’aussi près. » C’est avec ce long métrage qu’Auric devient le compositeur attitré de Cocteau, qui tient en son jeune ami et désormais collaborateur un musicien qui se plaît à associer le classicisme, l’avant-garde, le jazz, la chanson populaire, l’humour, l’absurde, passant d’un genre à l’autre avec une facilité et un naturel confondants. Au point que Le Sang d’un poète convainc maint cinéastes à faire appel au compositeur, jusqu’à son ultime bande son datée de 1969 pour L’Arbre de Noël de Terence Young (1915-1994), trois ans après son plus grand succès populaire, La Grande Vadrouille de Gérard Oury (1919-2006). Entre ces dates, Auric aura signé rien moins que cent vingt musiques de films en trente-huit ans, avec des chefs-d’œuvre comme La Symphonie pastorale (Palme d’or et Prix d’interprétation féminine pour Michèle Morgan du premier Festival de Cannes 1946) d’après André Gide et Notre-Dame de Paris (1956) de Jean Delannoy (1908-2008), Du rififi chez les hommes (1955) de Jules Dassin (1911-2008), Lola Montès (1955) de Max Ophuls (1902-1957)… Pour Le Salaire de la peur (1953) d’Henri-Georges Clouzot (1907-1977) il signe une trame sonore minimaliste, allant ainsi à l’encontre des films à suspens et aux antipodes de son travail la même année pour William Wyler (1902-1981) dans Roman Holiday (Vacances romaines) son deuxième film pour les Etats-Unis après le vif succès du premier, Moulin Rouge (1952) de John Huston (1906-1987) dont la Valse a rendu universel le nom de Georges Auric. Puis ce seront, toujours pour les Etats-Unis, Heaven Knows (Dieu seul sait) (1957) de John Huston, The Journey (1959) et Goodbye Again (1961) d’Anatole Litvak (1902-1974) d’après le roman de Françoise Sagan (1935-2004) Aimez-vous Brahms ? 

Jean Cocteau entouré des membres du Groupe des Six. Georges Auric est assis à la gauche de Jean Cocteau, dont le bras droit repose sur les épaules d'Arthur Honegger. Derrière eux, de gauche à droire, Francis Poulenc, Germaine Taillefer, Darius Milhaud et Louis Durey. Photo : DR

Pour en revenir à la collaboration Cocteau-Auric, dans La Belle et la Bête, tourné en pleine Seconde Guerre mondiale, et à l’instar de tous ses films, le poète conforte son image de cinéaste inclassable qui réalise de ses mains une « poésie de cinéma ». Grâce au clair-obscur des lumières, au brouillard, aux bruits de tonnerre et à la musique de Georges Auric, qui se voit attribuer pour la bande son le Prix de la meilleure musique de film au Festival de Cannes 1946, comme il sera couronné pour la bande son d’Orphée du même Cocteau au Festival de Punta del Este 1950 en Uruguay et pour celle de la Putain respectueuse de Charles Brabant et Marcello Pagliero d’après la pièce de Jean-Paul Sartre (1905-1980) à la Biennale de Venise 1952. Avec l’appoint d’Auric, qui conçoit une partition subtile, dense, créative, où les lignes mélodiques sont souvent soutenues par un chœur faisant songer à celui de Daphnis et Chloé de Ravel, créant parfois une ambiance stressante, Cocteau réussit dans La Belle et la Bête à créer une atmosphère sinistre et oppressante faite de solitude et d’angoisse, autour du château de la Bête qui n’est pas sans rappeler celui de Nosferatu (1922) de Friedrich Murnau (1888-1931). Auric signe ici une musique inspirée, qui habite littéralement le climat fantastique du film où des bras humains portent des chandeliers, insufflant la vie au château de la Bête dont la présence semble planer à travers les mélodies d’Auric emplies de mystères, livrant leur part d’inattendu, jouant du décalage avec l’image ou se brisant sèchement sur un silence. En communion avec Cocteau, Auric saisit ce qui fait l’essence des contes anciens : l’étrange, l’angoisse, la peur qui se terrent toujours dans le merveilleux, le féerique, l’envoûtement. Le compositeur signera six bandes sons de films de Cocteau, du Sang du poète en 1930 au Testament d’Orphée en 1960 avec ses trompettes du générique et le pianiste de jazz Martial Solal au piano, en passant par La Belle et la Bête (1946), L’Aigle à deux têtes (1947-1948), Les Parents terribles (1948) à l’atmosphère particulièrement chargée, et Orphée (1949), auxquels il faut ajouter les collaborations des deux amis à des films d’autres réalisateurs, L’Eternel Retour (1943) de Jean Delannoy et Ruy Blas (1948) de Pierre Billon (1901-1981). Le sens mélodique d’Auric fait merveille dans tous les films auxquels il participe, ce que ne cesseront de célébrer en lui cinéastes, critiques et public, tandis que sa musique complète, commente, souligne l’environnement « irrespirable du visible » propre au cinéma de Cocteau, l’aspect nocturne et souterrain de son monde qui semble rongé par la malédiction et le paradoxe que seule la beauté des mots, des images et de la musique peut préserver. Il participe ainsi à la magie des trucages, des traversées de miroirs, des statues et des bras animés qui affirment la « réalité de l’irréel », selon une expression chère à Cocteau.

Outre la musique de Georges Auric, Jean Cocteau introduit le jazz dans ses films, en particulier dans Orphée sorti en salles en 1950. Le poète cinéaste déclarait le 24 avril 1956 à la télévision française (RTF) : « Vous savez, j’ai le plus grand respect pour le travail de Georges Auric, mais j’estime que le jazz est indispensable dans certains films pour donner une force et une densité qui dépassent la musique, je ne dis pas que le jazz n’est pas de la musique parce que c’est devenu de la musique très importante, même après le jazz hot il y a maintenant ce que l’on appelle le jazz cool, qui correspond aux algèbres de Mozart et de Schönberg. C’est une musique très importante. Elle a remplacé la musique de chambre à une époque où les automobiles et les avions remplacent les carrosses et les calèches. Je me suis très vite rendu compte que ce n’était pas une mode mais une pulsation. J’ai surtout amené le jazz en France dans Orphée, en tant que jazz concertant, c’est une chose que l’on sait beaucoup moins. J’ai amené les Billy Arnold en 1920 qui étaient à Londres où ils jouaient à Hammersmith. Au milieu de la piste (il faisait très chaud à l’époque), il y avait un bloc de glace où les gens allaient se rafraîchir, et il y avait le jazzman Billy Arnold [1894-1962] que j’ai trouvé remarquable, qui jouait avec un petit ensemble. Je les ai amenés à Paris non pas comme jazz de danse mais sur la scène des Agriculteurs ou se produisaient des orchestres en tant que tels. Je voulais prouver que le jazz était plus que de l’accompagnement de la danse. Et nous avons été hués, par le même public que celui qui maintenant adore le jazz. Ils n’ont pas été sifflés en tant qu’artistes de jazz mais comme orchestre concertant. Dans Orphée, j’ai utilisé le jazz parce que j’avais besoin de rythme, j’avais besoin de tambours. Il m’arrive très souvent d’avoir des petites piques avec mon musicien [Auric] parce que je superpose des tambours à sa musique, ou je la coupe, ou je la syncope. Mais très souvent le musicien de film ne se rend pas compte qu’il y a une sorte de vulgarité théâtrale à laquelle il faut se soumettre. A la fin d’Orphée j’avais besoin de tambours et d’une pulsation, et j’ai fait venir des tambours de chez Katherine Dunham [1909-2006],  je les ai enregistrés et je les ai superposés à la musique d’Auric que cela ne gênait pas du tout. Au premier abord, il a été très surpris et ensuite il a trouvé que j’avais raison. Et d’ailleurs, Clouzot a fait de même dans son film Le Mystère Picasso [1956]. Il a mis du jazz très sauvage, très farouche, très rapide, qui ne gêne pas du tout la partition d’Auric qui est très belle et qui, au contraire, la complète. Le bruit de fond de la vie a une grande importance. Le jazz exprime les choses de la vie comme les valses de Strauss exprimaient une autre manière de s’aborder, de se fiancer, de s’aimer, de vivre. Dans Orphée, le jazz est très important quand on ne le remarque plus, à la fin, avec les tambours des Bacchantes. Mais au début, le jazz est extrêmement sage, et au tout début j’ai mis un garçon qui joue de la guitare en terrasse, pour bien situer l’époque. Dans le passage des Bacchantes, surtout à partir de la dernière mort d’Orphée - parce que j’ai voulu montrer qu’un poète meurt un grand nombre de fois dans sa vie, malheureusement c’est notre sacerdoce, notre devoir de mourir plusieurs fois. C’est ce que Salvador Dali appelle du nom d’une science qu’il a inventée, la ’’phoenixologie’’, c’est-à-dire que l’on doit toujours mourir et renaître. Et à la dernière mort d’Orphée, jusqu’au moment où Jean Marais rencontre Maria Casarès, il y a ces tambours qui inquiètent et obsèdent. Le public qui paie ses places éprouve les émotions du tambour. Le jazz agit sur ses nerfs. Il ne se demande pas pourquoi Cocteau a mis du jazz dans son film. Il ne sait même pas qu’il y a du jazz. Il subit le film et c’est notre bon public. Les deux films les plus singuliers que j’ai faits et qui s’opposent au pluriel, Le Sang d’un poète et Orphée, qui en somme est une orchestration du Sang d’un poète où je joue la musique au piano avec un doigt, tandis qu’avec Orphée j’orchestre les thèmes. Dans ma jeunesse, les grands musiciens considéraient le jazz un peu comme un folklore noir et s’en inspiraient comme on s’inspire d’un folklore. Maintenant, je ne dirai pas que le jazz s’inspire des grands musiciens, mais il s’est mis au niveau des grands musiciens, et des musiciens comme Prokofiev, Stravinsky, Auric, Milhaud ou Honegger parlent du jazz exactement comme ils parleraient de Bach, de Mozart… Ils ne font aucune différence entre la très grande musique et le jazz. Auric, l’autre jour, était absolument émerveillé par les dernières formes prises par le jazz à New York, je crois qu’ils appellent ça le cool jazz, un jazz qui correspond à la grande musique de chambre. Mais il y a une différence entre hier et aujourd’hui. Hier, les artistes travaillaient pour vivre, maintenant les artistes travaillent pour oublier la vie. La vie est très pénible, très dure, et on veut oublier. Eh bien le jazz a quelque chose de dionysiaque, et il procure une espèce d’ivresse qui correspond tout à fait à cet état d’esprit des jeunes. Ils veulent oublier à tout prix. Autrefois, on faisait les choses pour s’embellir, pour embellir le monde, maintenant beaucoup de ces jeunes secouent la tête et tapent du pied parce que cela les empêche de trop penser à la difficulté d’être. »

Mais Georges Auric a été davantage que le premier compositeur de musique de film de son temps qu’il avait su devenir par l’entremise de son ami Jean Cocteau et que d’aucuns louaient de son vivant, à commencer par les réalisateurs les plus marquants de son temps, jusqu’aux Studios de Pinewood au Royaume-Uni et d’Hollywood aux Etats-Unis. Notoriété qui lui a notamment valu en France les fonctions de président de la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) de 1954 à 1978 et, de 1962 à 1968, d’administrateur de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux - c’est lui qui fit notamment entrer Wozzeck d’Alban Berg (1885-1935) au répertoire de l’Opéra de Paris en novembre 1963 sous la direction de Pierre Boulez (1925-2016), dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault (1910-1994) et des décors et costumes du peintre André Masson (1896-1987) -, ainsi qu’un siège à l’Institut de France-Académie des Beaux-Arts en 1962. Outre le cinéma, le théâtre lyrique, le ballet, la musique de scène, l’orchestre, la musique de chambre et le piano, son apport à la musique intimiste qu’est la mélodie est des plus significatifs, chantre de la poésie de Jean Cocteau et de Raymond Radiguet, certes, mais aussi de Pierre de Ronsard (1524-1585), Gérard de Nerval (1808-1855), Léon-Paul Fargue (1876-1947), Max Jacob (1876-1944), Jules Supervielle (1884-1960), Paul Eluard (1895-1952), Henry de Montherlant (1895-1972), Louis Aragon (1897-1982), Georges Gabory (1899-1978), Louise de Vilmorin (1902-1969), à l’instar de son compère du Groupe des Six, Francis Poulenc. A l’opposé d’un Claude Debussy, il est de la lignée des compositeurs qui ont fait la saveur de la musique française, soucieux de prosodie limpide et d’une spontanéité jaillissante dans la conduite de la courbe mélodique. « Je ne suis pas de ces auteurs qui prétendent conquérir ’’leur’’ public et imposer leur œuvre en quelques semaines, déclarait Auric en 1950. J’ai la chance de pouvoir attendre et je ne m’attribue point une ’’modestie’’ qu’il serait absurde de simuler. Réussie ou ratée, j’ai au contraire la vanité de prétendre poursuivre mon œuvre librement et sans me soucier un seul instant de l’opinion des ’’chers confrères’’, m’efforçant uniquement de fixer du mieux possible, ce que je me sens chaque année un peu plus clairement et un peu plus fortement, le devoir d’exprimer… »

Bruno Serrou

 

mercredi 16 juillet 2025

Les magies sonores de la Salamandre royale au Festival Chambord en Musiques

Chambord (Loir-et-Cher). Château. Jardins à la française et cour intérieure du château de Chambord. Vendredi 10 et samedi 11 juillet 2025 

Photo : (c) Bruno Serrou

Voilà quatorze ans, le Château de Chambord, qui, sous le règne de son initiateur François Ier, roi de France, qui y accueillit quantité d’artistes et d’intellectuels de son temps dont Leonardo da Vinci est le plus célèbre, confiait à la pianiste Vanessa Wagner la création et la direction artistique d’un festival de musique, dont la première édition eut lieu en juillet 2013. Depuis lors, le succès de la manifestation ne se dément pas, attirant mélomanes, régionaux et autochtones, mais aussi touristes de passage poussés par la curiosité et l’occasion qui leur est donnée de profiter d’un cadre majestueux dans des conditions optimales

Photo : (c) Bruno Serrou

Deux semaines durant, le Festival Chambord en Musiques offre à entendre près de trois cents artistes dans des concerts de tous formats et d’un large répertoire courant de la Renaissance à aujourd’hui, de la musique symphonique au récital, en passant par des spectacles musicaux et la musique de chambre, de la Renaissance à nos jours, présentés sous des chapiteaux plantés dans les cours du château et dans ses jardins à la française.

La Roulotte d'Arlequin. Ensemble Doulce Mémoire
Photo : (c) Bruno Serrou

La Première soirée que j’ai passée dans ce cadre somptueux qui reçoit chaque année plus d’un million de visiteurs venant du monde entier, faisait plonger dans l’époque de l’érection du château commencée en 1524, au cœur de la Renaissance flamboyante où les artistes italiens étaient les hôtes privilégiés du roi bâtisseur sacré à Reims le 22 janvier 1515 - et inspirateurs de l’architecture de Chambord selon les plans de Leonardo da Vinci et de Domenico Bernabei da Cortona dit Il Boccador. C’est en effet un spectacle de tréteaux Renaissance que le subtile ensemble Doulce Mémoire de Denis Raisin Dadre a présenté dans les jardins à la française sur la façade ouest du château. 

La Roulotte d'Arlequin. Ensemble Doulce Mémoire
Photo : (c) Bruno Serrou

Il s’est agi d’une charmante pantalonnade (le vieux et riche marchand Pantalon en est d’ailleurs l’anti-héros) intitulée La Roulotte d’Arlequin donné dans les jardins du château mêlant musique du Seicento italien du Bolognais Adriano Banchieri (1568-1634), particulièrement la comédie madrigalesque La Piazza Senile (La Folie du grand âge) créée en 1603 avec ses personnages hauts en couleurs tenus par neuf joyeux compères de Doulce Mémoire, équipe d’instrumentistes, de chanteurs, de comédiens et de danseurs basés à Tours soudés par trente-six ans d’expression commune dans un répertoire empli de l’univers des Vinci, Michel-Ange, Rabelais, François Ier, tandis que les intermèdes étaient remplacés par des chansons à la mode dans les années 1960, le tout mis en scène avec truculence par Philippe Vallepin. L’action se situe dans les environs de Venise, où habite le riche vieillard Pantalone, amoureux de la jeune courtisane Lauretta. S’entretenant avec son serviteur Burattino, il apprend que le seigneur Fulvio vient chanter des sérénades à sa fille Doralice. Furieux, Pantalone va trouver le vieux docteur Gratiano à qui il a promis sa fille et décide de célébrer leurs noces sans attendre. La passion des deux amants et les manigances d’un valet rusé finissent par l’emporter sur les deux vieillards qui sont ridiculisés.  

La Roulotte d'Arlequin. Ensemble Doulce Mémoire
Photo : (c) Bruno Serrou

Philippe Vallepin situe l’action de La Roulotte d'Arlequin conformément au déroulé d’un spectacle du XVIe siècle (ou Cinquecento italien), depuis le montage du tréteau jusqu’à son démontage, les protagonistes s’exprimant dans des costumes colorés d’Audrey Gendre. Six chanteurs (les sopranos Véronique Bourin et Camille Fritsch, les ténors Hugues Primard et Almeno Gonçalves, le baryton Matthieu Le Levreur et le baryton-basse Antoine Pluche aux talents polymorphes, ainsi que les musicien Cédric Piromalli (pianino, épinette), et Martin Billé (luth, guitares), tous dirigés par le flûtiste, musicologue fondateur de Doulce Mémoire.

Vanessa Wagner (au centre), entourée de Jodyline Gallavardi et Gabriel Durliat à sa gauche, et Victor Demarquette et Charles Heisser à sa droite. Photo : (c) finnlord_cc

La seconde soirée passée au Festival Chambord en Musiques, était fort différente, tenant du récital classique réunissant néanmoins un aéropage de cinq pianistes sous la houlette de Vanessa Wagner, directrice artistique et fondatrice de la manifestation. Autour d’elle quatre jeunes pianistes au talent déjà reconnu par les professionnels que leur aînée a invités à partager avec elle les deux Yamaha, un piano de concert et un trois-quarts de queue, installés l’un derrière l’autre sur la scène, Jodyline Gallavardin, élève de Marie-Josèphe Jude, Dana Ciocarlie et Rena Shereshevskaya « Révélation musicale de l’année 2023 » et Prix du Syndicat de la critique, Victor Demarquette, autre élève de Rena Shereshevskaya, ainsi que de Jean-Bernard Pommier fils du violoncelliste Henri Demarquette avec qui il forme un brillant duo, Gabriel Durliat, élève d’Hortense Cartier-Bresson, Jean-Frédéric Neuburger, également compositeur formé auprès de Thierry Escaich et de Guillaume Connesson, et Charles Heisser, fils des pianistes Jean-François Heisser et Marie-Josèphe Jude, musicien polyvalent s’illustrant autant dans l’univers classique, l’improvisation, le jazz et la composition qu’il se plaît à réunir dans ses propres récitals. 

Vanessa Wagner, Gabriel Durliat, Charles Heisser, Victor Demarquette, Jodyline Gallavardin
Photo : (c) finnlord_cc

C’est ce dernier qui a ouvert la soirée avec une pièce pour la seule main gauche le  Prélude n° 6 de Frederic Mompou (1893-1987), l’un des compositeurs favoris de son père, soirée qui allait se conclure à dix mains avec un jubilatoire Galop-Marche d’Albert Lavignac (1846-1916). Le tout dans un lieu magique, la cour intérieure du somptueux château de François Ier qui aura fait le plein de public. Jouant seuls ou à deux, sur un ou deux claviers, les pianistes ont alterné solos et duos d’Edvard Grieg, Jean-Philippe Rameau (Tendres plaintes), Antonin Dvorak, Gabriel Fauré (Dolly), chacun dans leur répertoires privilégiés.

Jodyline Gallavardin, Victor Demarquette, Vanessa Wagner, Gabriel Durliat, Charles Heisser (de gauche à droite)
Photo : (c) finnlord_cc

Notamment un virtuose mouvement de la Sonate n° 3 de Serge Prokofiev par Demarquette, un lied onirique de Franz Schubert dans son arrangement pour piano seul de Franz Liszt Aus dem Wasser zu singen par Jodyline Gallavardin, ou une impressionnante improvisation de Charles Heisser commençant sur une page de Mompou suivie de la première Arabesque de Debussy pour aboutir dans trois Etudes Chopin après être passé par Thelonious Monk, Keith Jarrett et lui-même, tandis que Gabriel Durliat s’illustrait dans une Pièce lyrique de Grieg et deux Dandes hongroises de Brahms, et Vanessa Wagner dans le répertoire qu’elle défend avec conviction et poésie rendant ces morceaux plus intenses qu’ils le sont a priori, des pages pour piano du minimaliste états-unien Philip Glass, plus particulièrement ses Etudes.

Bruno Serrou

mardi 15 juillet 2025

Du 2 au 11 septembre 2025, rentrée symphonique festive Philharmonie de Paris avec ses premières «Prems», qui, à la façon des «BBC Proms» de Londres, recevront des orchestres parmi les plus célébres

Photo : (c) Philharmonie de Paris

Excellente idée d’ouverture de saison de la part de la Philharmonie de Paris, qui a choisi de s’inspirer de l’exemple des « Prom's » (Promenades-Concerts) de la BBC et du Royal Albert Hall de Londres que d’aucuns considèrent comme le plus important et le plus démocratique des festivals de musique, en organisant à son tour un festival international d’orchestres symphoniques du 2 au 11 septembre 2025, qu’il reste à espérer pérenne à l’avenir en devenant dès cette première édition un rendez-vous obligé tendant à s’institutionnaliser avec le temps. Cette idée de festival d’orchestres avait été adoptée par le Théâtre du Châtelet dans les années 1980, cette salle conviant à l’époque pendant une décade du mois de juin une dizaine d’orchestres internationaux, une biennale de formations symphoniques alternant avec une biennale d’ensembles baroques organisées chaque fois avec l’appui de France Musique

A l’instar des BBC Prom's londoniennes qui se déroulent chaque été depuis 1895 de mi-juillet à mi-septembre dans le quartier de South Kensington de Londres, proposant plus de soixante-dix concerts dans l’enceinte de  la vaste salle circulaire du Royal Albert Hall aux capacités d’accueil de quelques cinq mille deux cent soixante douze personnes dont elles reprennent principe et philosophie mais en un calendrier beaucoup plus resserré, les Prem's parisiennes organisées sous les auspices de la Philharmonie de Paris accueilleront dans la Salle Pierre Boulez les plus grandes phalanges instrumentales du monde pour offrir à un large public des programmes d’un très haut degré d’exigence artistique dirigés par les chefs les plus réputés et avec quelques-uns des solistes les plus célébrés sur les cinq continents. Le tout pour un prix modique. A l’exemple du Royal Albert Hall, la Philharmonie dégagera de toute rangée de fauteuils le parterre de sa grande salle pour y recevoir à la façon des concerts de rock le plus grand nombre possible de spectateurs se tenant debout au pied de la scène, soit plus ou moins sept cents personnes pour quinze euros par date auxquels il convient d’ajouter des places jeunes (de seize à vingt-sept ans) à onze euros.

Ainsi, convoquant des phalanges venant d'Allemagne (Saxe et Brandebourg), d'Italie (Lombardie) et de France (Ile-de-France), le programme est fort attractif avec un très haut degré d’excellence à même d’attirer et de convaincre un très large auditoire, et, en fonction du succès de cette édition première, les prochaines « Prem's » devraient attirer davantage d’orchestres que les quatre réunis en six concerts pour cette première édition, avec un orchestre par jour, sur le modèle londonien ou sur celui de la décade du Châtelet voilà quarante ans déjà évoqués…

1) Mardi 2 septembre, 20h00 : Gewandhausorchester Leipzig / Hilary Hahn (violon) / Andris Nelsons (direction). Arvo Pärt (Cantus in memoriam Benjamin Britten) / Antonin Dvorak (Concerto pour violon) / Jean Sibelius (Symphonie n° 2)

2) Mercredi 3 septembre, 20h00 : Gewandhausorchester Leipzig / Andris Nelsons (direction) / Chœur de l’Orchestre de Paris / Julia Kleiter (soprano), Christian Gerhaher (baryton) / Richard Wilberforce (chef de chœur). Felix Mendelssohn-Bartholdy (Symphonie n° 5 « Réformation ») / Johannes Brahms (Un Requiem allemand)

3) Vendredi 5 septembre, 20h00 : Berliner Philharmoniker / Kirill Petrenko (direction). Gustav Mahler (Symphonie n° 9)

4) Dimanche 7 septembre, 20h00 : Orchestre et Chœur de La Scala de Milan / Riccardo Chailly (direction) / Alberto Malazzi (chef de chœur). Extraits d’opéras de Giuseppe Verdi (La battaglia di Legnano, I due Foscari, La Traviata, Otello) et de Gioacchino Rossini (La gazza ladra, Semiramide, Guillaume Tell)

5) Mercredi 10 et jeudi 11 septembre, 20h00 : Orchestre de Paris / Vincent Lucas (flûte) / Klaus Mäkelä (direction). Copland (Fanfare for the Common Man), Guillaume Connesson (Concerto pour flûte n° 2 « Danses concertantes »), George Gershwin (Un Américain à Paris), Edgard Varèse (Amériques)

Bruno Serrou