mercredi 14 août 2024

Festival Pablo Casals de Prades, de la musique de chambre à l'orchestre symphonique sous la dynamique impulsion de Pierre Bleuse, son directeur artistique

Prades (Pyrénées Orientales). Grottes des Canalettes ; Abbaye Saint-Michel-de-Cuxa. Jeudi  8 août 2024

Abbatiale romane de Saint-Michel-de-Cuxa. Photo : (c) Bruno Serrou

Seule manifestation estivale à laquelle j’ai pu assister cet été 2024, le Festival Pablo Casals de Prades a pris depuis 2021 une nouvelle dimension, sous la dynamique impulsion du chef d’orchestre violoniste Pierre Bleuse, actuel directeur de l’Ensemble Intercontemporain (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/entretien-avec-pierre-bleuse-directeur.html) et de l’Orchestre Symphonique d’Odense au Danemark qui a rétabli en Conflent les concerts d’orchestre dès sa nomination en 2021, à l’instar du fondateur de la manifestation 

Eglise Saint-Pierre de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Fondé en 1950 par le violoncelliste chef d’orchestre catalan dont il porte le nom, le Festival Pablo Casals de Prades a retrouvé voilà trois ans l’esprit universel de son initiateur en accueillant sous l’impulsion de Pierre Bleuse, son actuel directeur artistique, non seulement les grands chambristes internationaux dans la tradition instaurée par son prédécesseur Michel Lethiec, mais aussi les concertistes les plus éminents de notre temps, lui donnant ainsi un nouvel essor, renouvelant chaque été les artistes invités, qu’ils soient célèbres ou en début de carrière internationale, et couvrant un répertoire allant du soliste à l’orchestre symphonique, de la musique ancienne à la création contemporaine.

Le retable de l'église Saint-Pierre de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

L’élément le plus caractéristique du festival de Prades formule Pierre Bleuse est la présence d’un orchestre de quarante-cinq musiciens spécialement constitué pour la manifestation et réunissant musiciens à l’aube de leur carrière encadrés par des titulaires de pupitres solistes de grandes phalanges d’Europe. Cela grâce au mécénat réuni au sein du Fonds de Dotation du Festival, qui représente près de trente pour cent du budget, et avec le soutien de l’International Menuhin Music Academy « Esmuc » (Escola Superior de Musica de Catalunya) pour les concerts Jeunes Talents & Friends. Le tout en synergie avec les écoles de musique européennes les plus réputées afin d’accompagner les jeunes talents en favorisant les échanges intergénérations à travers master classes et ateliers, accueillant des musiciens émergeant en résidence. En douze jours, vingt-deux concerts ont été proposés cet été dans la diversité du riche patrimoine architectural et historique du Conflent au pied du mont Canigou qui culmine à 2785 mètres d’altitude, le point de ralliement central étant depuis l’origine l’emblématique église abbatiale bénédictine romane millénaire de Saint-Michel-de-Cuxa, tandis que l’église Saint-Pierre de Prades érigée sur les bases d’une église de style lombard du XIIe siècle et son somptueux retable baroque doré du XVIIe siècle, le plus grand d’Europe (1), réalisation du sculpteur catalan Josep Sunyer (1673-1751), accueille trop peu de concerts, distribués en outre entre les églises d’Eus, de Catllar, Codalet, Collioure, Molitg-les-Bains, Ria, Saint-Vincent-d’En-Haut-d’Eus, de Vernet-les-Bains et de Villefranche-de-Conflent, ainsi qu’au Prieuré de Marcevol, dans les Grottes des Canelettes, et au Mémorial de Rivesaltes, tous lieux auxquels il faut ajouter le Parc du Château Pams de Prades pour les nocturnes de jazz et d’improvisation.

Grottes des Canelettes. Photo : (c) Bruno Serrou

Une fois n’est pas coutume pour moi, qui me déplaçais toujours dans les premiers jours des manifestations estivales afin d’en rendre compte au plus tôt, j’ai choisi d’assister à la toute fin des festivités pradoises, avec deux concerts présentant des œuvres contemporaines, dont une en création. Le premier dans la fraicheur et l’humidité des grottes des Canelettes à l’aplomb de la Têt dont les eaux descendent du massif du Canigou jusqu’à la Méditerranée à une centaine de kilomètres en aval. Un lieu peu recommandable en vérité pour les instruments de musique en raison d’une forte hygrométrie et d’une fraicheur extrême. Il s’est agi cette fois d’un récital de la brillante accordéoniste catalane Fanny Vicens, membre de l’Ensemble Flashback et qui se produit régulièrement avec les meilleurs ensembles de musique contemporaine, comme l’Intercontemporain, le Modern Ensemble, 2e2m et l’Instant Donné, mais aussi avec des formations instrumentales « historiquement informées ». 

Fanny Vicens. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette fois c’est en soliste qu’elle se produisait avec son accordéon microtonal XAMP, dans un programme créé à Toulouse le 2 novembre 2021 et qui a déjà fait l’objet d’un disque intitulé Turn On, Tune In, Drop Out (1) réunissant quatre œuvres avec électronique en temps réel et dispositif lumineux d’autant de compositeurs d’aujourd’hui conçues en étroite collaboration avec l’accordéoniste et l’artiste vidéaste suisse Thomas Köppel pour un spectacle immersif qui met en résonance la corporalité des œuvres musicales, la spatialisation sonore et l’imaginaire visuel concrétisé par le corps à corps de la soliste avec son instrument. Cette tétralogie est constituée de Cantiga (Chanson) qui allie fragilité sonore de l’instrument et puissance du flux électronique composé en 2006 par le Brésilien installé en France Aurelio Edler-Copes (né en 1976), qui fut l’élève de Georges Aperghis à Berne et de Yann Maresz à l’IRCAM, membre fondateur de l’Ensemble Krater en Pays Basque espagnol, suivi de Something Out of Apocalypse, hommage au film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola du compositeur toulousain Pierre Jodlowski (né en 1971), directeur artistique associé du studio éOle et du Festival Novelum de Toulouse, compositeur associé au cursus de composition de l’IRCAM, qui fait entendre coups de canons, cris et guitares saturés avec de vieux fragments d’accordéons récupérés dans de bals de villages d’où s'exrait avec difficulté une voix off. Troisième partie, De l’intérieur, pièce délicate et furtive pour accordéon microtonal et bande magnétique composée en 2021 par la Catalane Nuria Giménez-Comas (née en 1980), élève de l’Esmuc, de Helmut Lachenmann, Michaël Levinas, Klaus Huber, et à Genève de Michael Jarrell et Luis Naon qui travaille régulièrement à l’IRCAM, dont elle a suivi le cursus voilà quelques années, enfin la pièce qui donne le titre à la soirée, la puissante et énergique Turn On, Tune In, Drop Out conçu en 2014 par le  « compositeur polyvalent » Alexander Vert, directeur de l’ensemble Flashback, professeur de composition au Conservatoire de Perpignan, le tout étant interprété avec raffinement et flexibilité mettant remarquablement en exergue la richesse des coloris de son instrument.

Abbaye Saint-Michel-de-Cuxa et ce qui reste de son cloître, la ville de New York d'étant octroyé l'autre partie qu'elle a remontée au musée The Cloisters de l'île de Manhattan en 1907

Fort couru,  comme l’a attesté la nef de l’abbatiale archi-comble, le concert de clôture du festival réunissait la totalité des jeunes musiciens en résidence et leurs aînés des grandes phalanges européennes au sein de l’Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades sous la direction solide et lyrique du directeur artistique de la manifestation, Pierre Bleuse, qui a emporté le concert dans les hautes sphères, dirigeant avec un plaisir et un engagement communicatifs un programme dédié habituellement à des phalanges symphoniques plus étoffées côté cordes mais sous la direction ample et souple du chef toulousain a sonné ample, large, dense et contrastée faisant résonner dans l’enceinte de l’abbaye Saint-Michel-de-Cuxa un orchestre de chambre sonnant tel un grand orchestre au complet dans une acoustique incroyablement équilibrée, l’entente chef/orchestre étant totale. En prologue d’un programme axé sur Tchaïkovski, une création mondiale de Jean-Frédéric Neuburger (né en 1986).

Jean-Frédéric Neuburger (né en 1986), f'élicite Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Célébré par le public mélomane du monde pour ses immenses qualités de pianiste, excellant dans un vaste répertoire courant de la fin du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, professeur d’accompagnement au Conservatoire de Paris (CNSMDP), Neuburger est également l’un des compositeurs les plus brillants de sa génération. Elève de Michaël Jarrell et Luis Naon à la Haute Ecole de Musique de Genève, il publie sa première œuvre en 2010, une Sinfonia pour deux pianos et percussion suivie de Souffle sur les cendres pour violoncelle et piano. Cinq ans plus tard, le Boston Symphony Orchestra donne sous la direction de Christoph von Dohnanyi la création mondiale d’Aube. Pierre Bleuse a fait sonner pour la première fois en public son Prélude pour cordes, commande du NDR Elbphilharmonie Orchester de Hambourg dont la création programmée le 7 mai 2021 n’a pu avoir lieu pour cause de pandémie de Covid-19. Composée pendant les confinements et couvre-feux décrétés par les autorités publiques et sanitaires, ce prélude est placé sous le signe de la solitude, de l’isolement. Comme en convient le compositeur, il s’agit d’une musique sur le thème du manque : l’orchestre manque, il n’y a que les cordes. La musique manque, il y a beaucoup de silence. « Cette pièce est faite pour qu’au milieu de ce silence, chaque personne qui en a envie puisse se rappeler quelque chose d’elle-même, un souvenir, un manque ou encore d’autres choses. » De fait, l’œuvre s’ouvre sur de courtes expositions de quintes à vide de cordes dans le grave entrecoupées de longs silences, jusqu’à ce que le discours s’élabore en une tension extrême au sein duquel se fait entendre un motif éruptif confié au premier violoncelle. L’œuvre se déploie sur un large ambitus dont l’assise est le registre sombre des contrebasses qui résonne dans l’aigu des violons d’une rare expressivité débouchant sur un mouvement où le temps s’étire dans la douleur et la désolation, tonalité que l’on retrouvera à la fin du concert dans l’Adagio lamentoso de la « Pathétique » de Tchaïkovski. Comme en convient Neuburger, la partition mérite amplement d’être développée et sans doute étoffée sur le plan instrumental par l’ajout d’instruments à vent, bois et cuivres confondus. 

Anastasia Kobekina, Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Plus souriantes, en dépit de passages plus ou moins introspectifs, l’hommage à Mozart que constituent les Variations Rococo pour violoncelle et orchestre de Tchaïkovski ont été remarquablement servies par la violoncelliste russe vivant à Paris Anastasia Kobekina aux sonorités larges, tour à tour brillantes et feutrées, d’une musicalité extrême servie par une technique infaillible auquel l’orchestre dirigé avec allant par Pierre Bleuse a serti un écrin chamarré. En bis, la soliste a été rejointe par sa sœur pianiste mais jouant ce soir-là des castagnettes pour un joyeux Fandango de Luigi Boccherini, où la violoncelliste traite son instrument telle une guitare (il s’agit d’une transcription d’un passage du quintette avec guitare) tout en tapant du pied tandis qu’elle joue de son archet avec une vélocité hallucinante. La seconde partie de ce concert de clôture était entièrement occupée par l’ultime symphonie de Tchaïkovski, la Sixième en si mineur « Pathétique » op. 74, l’une des pages du genre les plus populaires du répertoire. Avec ses deux mouvements vifs encadrés par deux adagios, sa structure annonce celle de la Neuvième Symphonie de Mahler, aux climats plus ou moins comparables. Mais, contrairement à l’effet produit par cette dernière, qui appelle inéluctablement sa conclusion Adagissimo, l’auditeur se laisse tellement porter par le tournoiement fou du second allegro, qu’il en oublie le finale, incapable de réfréner son émotion devant la vitalité foudroyante, la scansion rythmique étourdissante qui emporte cet Allegro molto vivace. Pourtant, la « Pathétique » est en fait une introspection autobiographique entreprise en 1893 qui se présente tel un requiem pour le compositeur-même, comme une prémonition qu’il aurait eue de sa propre mort, poussé au suicide par un scandale privé. 

Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Malgré un effectif de cordes réduit, Pierre Bleuse a réussi à donner toutes les couleurs, l’élan, l’énergie vitale d’une course folle vers l’abîme (éblouissant Molto vivace), la nostalgie, les angoisses fiévreuses et la désolation contenus dans cette œuvre déchirante, avec des pupitres solistes d’une dextérité exemplaire, bois et cuivres confondus, tandis que les cordes, à l’exemple des deux contrebasses à quatre cordes (Ivy Wong et Blanche Inacio) qui ont ouvert et conclu magistralement la symphonie entière, ont paru si étoffées, charnelles et fusionnelles qu’elles ont fait oublier leur nombre limité (dix premiers et huit seconds violons, six altos, cinq violoncelles), tandis que Pierre Bleuse a montré combien il a d’affinité avec cette partition si souvent dénigrée par le monde de la création musicale contemporaine.  

Bruno Serrou

1) Réalisé entre 1695 et 1699, le retable de l’église de Prades mesure dix-huit mètres de haut sur treize mètres de large, tandis que le personnage central, saint Pierre revêtu et porteur de ses attributs pontificaux, mesure quatre mètres.

2) CD Eole Records

 

 

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