mardi 27 août 2024

CD : « Surgir », impressionnant hommage en douze œuvres de la Radio de Cologne (WDR Köhln) au compositeur français Hugues Dufourt pour ses 80 ans

Compositeur, musicologue, philosophe, esthéticien né à Lyon le 28 septembre 1943, Hugues Dufourt est l’un des grands penseurs de sa génération. La musique de cet agrégé de philosophie entré au CNRS en 1973, généreuse, sincère, profonde, est le reflet de sa touchante personnalité. Le compositeur entre dans le son pour s’y immerger et en jouir à satiété, au point de s’enfermer avec lui dans une caisse de résonance façon timbales dont il ne tient pas à  s’arracher. A 80 ans, il apparaît plus jeune que jamais, avec son regard d’enfant étonné. Dufourt est un franc-tireur, quoiqu’un temps proche du mouvement spectral de Gérard Grisey, Michaël Levinas et Tristan Murail, formant avec eux le collectif L’Itinéraire dont aura la responsabilité de 1976 à 1981. La grande forme aux vigoureuses pulsions dramatiques est pour lui le seul question artistique qui vaille.

Hugues Dufourt (né en 1943). Photo : (c) Bastille Musique/WDR

D’où des œuvres aux vastes proportions où le temps se dilate plus ou moins au cœur de larges et bouillonnantes respirations aux opulents et denses mouvements se renouvelant constamment, mues par des accords flottant au ralenti, grondant en permanence telle la lave en fusion au point de ne n’engendrer à aucun moment une quelconque impression de longueur. Il faut dire que la palette sonore de Dufourt est d’une ampleur et d’une diversité prodigieuse, dont la polychromie se déploie dans l’art d’engendrer les timbres les plus inouïs digne de tous les grands peintres de la création, particulièrement de ceux, fort nombreux, dont il se sent proche, de Bruegel à Pollock, de Tiepolo à Rothko. Créateur infatigable, Hugues Dufourt ne cesse de composer et de se renouveler. Beaucoup jouée en terres germaniques, davantage qu’en France, sa musique est riche à foison et ne cesse de fasciner. L’art de ce maître de la grande forme aux résonances abondantes, aux harmonies somptueuses et à l’énergie éruptive s’éteignant subitement pour laisser place à de grandes plages apaisées, qui s’exprime pleinement avec la percussion et le grand orchestre.

Photo : (c) Editions Lemoine / WDR

C’est précisément ce que confirme en le développant le somptueux coffret proposé par l’éditeur berlinois Bastille Musique (bm) en collaboration avec la WDR (Westdeutsche Rundfunk) de Cologne, commanditaire et créateur de la majorité des pages réunies dans un boitier à la présentation graphique aussi originale qu’énigmatique de trois CD enveloppés dans une boite de carton brut partiellement recouverte au recto d’une étiquette blanche illustrée d’un énorme numéro d’ordre - « 27 » - qui correspond apparemment à la chronologie des parutions de l’éditeur prussien, tandis que le nom du compositeur français et le titre du disque sont discrètement inscrits en haut du boitier…

Hugues Dufourt (*1943), manuscrit de L'Enclume du rêve d'après Chillida (2022). Photo : (c) Editions Lemoine / WDR

Sept premières mondiales sur les douze œuvres enregistrées et composées entre 1980 et 2022, telle est le parcours éminemment représentatif de l’art fascinant, à la fois exigeant, profond et d’une enivrante expressivité, d’Hugues Dufourt. Surgir (1980-1984) qui ouvre et donne son titre à l’album, est la partition la plus ancienne du coffret, la première grande page d’orchestre (bois et cuivres par quatre, cinq percussionnistes pour trente-six instruments) de Dufourt qui avait suscité à sa création à Paris l’un des plus fameux scandales de l’histoire de la musique déclenchant une symphonie de sifflets de plus d’une demie heure, tandis que la plus récente est L’Enclume du rêve d’après Chillida de 2022, deux œuvres pour grand orchestre à quarante ans de distance. Au centre du coffret, le cycle pour ensembles de chambre inspiré des quatre continents des fresques de Giambattista Tiepolo (1696-1770) peintes en 1751-1753 pour la décoration de la Résidence de Würzburg composé entre 2004-2005 et 2015-2016 (L’Afrique d’après Tiepolo, L’Asie d’après Tiepolo, L’Europe d’après Tiepolo, L’Amérique d’après Tiepolo) dans lequel Hugues Dufourt développe l’idée d’« instabilité morphologique du son » et dont les quatre vingt douze minutes occupent un CD entier. S’ajoutent à ce cursus deux pièces pour piano et orchestre (L’Origine du monde de 2004 et On the wings of the morning: the pornography of death de 2011-2012, premier grand concerto pour piano de Dufourt, fruit d’une commande de la WDR pour le pianiste Nicolas Hodges, qui tient ici la partie soliste, ainsi que l’intégralité des pages avec guitare électrique (1986-2022) (1), instrument qui peut surprendre de la part d’un compositeur qui s’exprime principalement avec un instrumentarium traditionnel. Ces douze œuvres sont le reflet de la passion du compositeur pour les arts plastiques et pour l’Antiquité, Tiepolo, Gustave Courbet (l’Origine du monde), Henri  Matisse (L’atelier rouge d’après Matisse), la sculpture (L’Enclume du rêve d’après Chillida et ses « ramifications de métal torturé »), l’art grec antique (On the wings of the morning), la photographie (Hommage à Charles Nègre) et pour la littérature (L’Île sonnante). Contrairement à ce que suggèrent les titres, la musique de Dufourt n’est jamais descriptive, mais traduit émotions et impressions suscitées par l’ombre et la lumière, le chatoiement des couleurs et des timbres, la matière, la perspective, profondeur de champs et reliefs, tensions et détentes, le tout avec un art consommé du timbre et des spécificités des instruments de l’orchestre qu’il connaît intimement. Permanence dans la totalité des pièces réunies ici, à l’exemple de L’Asie d’après Tiepolo de 2008-2009 avec parmi la percussion rins japonais, gongs des Philippines, de l’Opéra de Pékin et de Thaïlande. Une musique raffinée, parfois planante, moirée, spacieuse (La Cité des saules dédiée au guitariste compositeur Claude Pavy), exotique avec une influence rock évoquée par mugissements et pleurs (L’Île sonnante), mystérieuse et bruissant (le concerto L’Enclume du rêve d’après Chillida), mais vertébrée qui donne à l’auditeur envie de se laisser porter par son flux voluptueux, son extrême mobilité et sa gestion du temps singulière.

Enregistré live à Baden-Baden, Cologne et Witten, ce  passionnant programme, qui s’adresse à tous les mélomanes tant la musique d’Hugues Dufourt est d’une force et d’une expressivité saisissantes, est défendu avec virtuosité, élan et assurance par de merveilleux musiciens réunis au sein des Ensemble Recherche, Nikel et Remix, et du WDR Sinfonieorchester dirigés par Sylvain Cambreling, Mariano Chiacchiarini, Johannes Kalitzke, Peter Rundel, Ilan Volkov avec en solistes Yaron Deutsch (guitare électrique) et Nicolas Hodges (piano).

Bruno Serrou

3 CD Bastille Musique BM27 EAN 4270003477253. Durée : 4h 03mn 10s. Enregistrements : 2009-2023. DDD (www.bastillemusique.com)

1) Hommage à Charles Nègre pour sextuor (flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, vibraphone et guitare électrique, 1986), L’Île sonnante pour percussion et guitare électrique (1990), La Cité des saules pour guitare électrique et transformation du son (1997), L’Atelier rouge d’après Matisse pour guitare électrique, piano, saxophones et percussion (2019-2020) et L’Enclume du rêve d’après Chillida pour guitare électrique et orchestre de chambre (2022)

 

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