Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 13 février 2024
La magie d’un programme d’une grande exigence, autant pour l’interprète que
pour les auditeurs, a permis à Beatrice Rana d’envoûter mardi soir la
Philharmonie de Paris
Depuis sa première apparition en France voilà plus de onze ans, au Festival de La Roque d’Anthéron en août 2012, Beatrice Rana ne cesse d’enthousiasmer tous les publics. Moins médiatisée que sa consœur chinoise Yuja Wang de six ans son aînée au toucher plus aérien et fluide que le sien, la pianiste italienne qui fut notamment l’élève de Benedetto Lupo et Aldo Ciccolini, est à 31 ans l’une des virtuoses les plus marquantes de sa génération. Fidèle à la Philharmonie où elle se produit chaque année, en récital, en musique de chambre ou en concerto, elle a donné cette fois un programme d’une grande variété, dense, sérieusement construit, associant des œuvres exigeantes de compositeurs russe, italien, français et allemand des XIXe et XXe siècles.
C’est avec la redoutable Fantaisie op. 28 d’Alexandre Scriabine (1871-1915) que Beatrice Rana a ouvert son récital aussi court que dense, jouant toute en
puissance et en passion tout en laissant se déployer les tendres mélodies
ménagées par le compositeur russe, enchâssant des climats que l’on retrouve
dans la Sonate de Liszt. La deuxième œuvre
du programme était d’un compositeur italien surtout connu pour ses pièces pour
guitare et ses musiques de film, Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968) bien qu’il
se soit attaché à tout type de formations, notamment le piano. Avec I Cipressi (1920) inspirés par les
cèdres du village d’Usigliano di Lari en Toscane, sa jeune compatriote a chanté
dans son jardin, donnant à cette pièce de moins d’une dizaine de minutes sa
diversité d’éclairages qui tirent vers Liszt et Debussy. C’est d’ailleurs dans
le catalogue de ce dernier que Rana a puisé pour conclure sa première partie de
programme, sélectionnant deux Préludes,
La Terrasse des audiences du clair de
lune tiré du second Livre, et Ce qu’a
vu le vent d’ouest extrait du premier Livre, suivis de L’Isle joyeuse de 1904 à laquelle elle a donné le brillant, la
diversité des couleurs au riche nuancier, plus en situation que les Préludes,
qui me sont apparus trop organiques, plus incarnés qu’évocateurs.
La Sonate pour piano en si mineur S. 178 constitue le sommet de la création lisztienne, un véritable Himalaya qui représente à la fois le résumé et la projection dans l’avenir du compositeur hongrois, un monument de la littérature pianistique. Tenant autant de la sonate pour piano en quatre mouvements que du poème symphonique en un seul tenant lié par le système du leitmotiv, autant par son côté narratif que par la diversité inouïe des sonorités et des timbres que le compositeur met en jeu et porte au paroxisme trente minutes durant. A l’instar des pièces qui ont préludé à cet immense chef-d’œuvre, Beatrice Rana a donné de la Sonate une lecture claire, puissante, aux forts contrastes, claire, tirant de son instrument une pyrotechnie de couleurs et de timbres. Néanmoins, son interprétation a manqué de diversité de ton, la musicienne jouant davantage un piano-instrument doué pour la percussion et capable de beau chant qu’un piano symphonique de dimension romantique avec soli et tutti de cordes, de bois, de cuivres et de percussion, et sans doute a-t-il aussi manqué la maturité qui permettrait à la pianiste d’aller au-delà de l’indubitable qualité d’un toucher encore trop porté à la puissance qu’à la souplesse solaire, et peut-être un jour parvenir à évoquer les paysages inouïs brossés par les grands maîtres qui demeurent référents dans cette œuvre-monde, les Vladimir Horowitz, Claudio Arrau, Alfred Brendel…
En bis, Beatrice Rana a donné une avenante Etude op. 2 d'Alexandre Scriabine et La Fileuse de Félix Mendelssohn-Bartholdy au rythme trop alangui.
Bruno Serrou
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