samedi 2 décembre 2023

Igor Stravinsky et Salvatore Sciarrino se sont judicieusement fait écho dans un concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, Barbara Hannigan et Pablo Heras-Casado

Paris. Festival d’Automne à Paris. Radio France, Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 1er décembre 2023 

Salvatore Sciarrino, Barbara Hannigan, Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmoniqiue de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert prometteur sur le papier mais frustrant quant au résultat dans le cadre du Festival d’Automne à Paris de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé de façon plus ou moins relâchée par Pablo Heras-Casado, avec une création attendue de Salvatore Sciarrino, en sa présence, Love & Fury d’après Stradella à l’écriture pointilliste donnant à l’orchestre les couleurs et la façon de la Klangfarbenmelodie d’Arnold Schönberg avec une Barbara Hannigan en relative méforme. 

Salvatore Sciarrino, Barbara Hannigan, Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmoniqiue de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Depuis son édition de 2000 au cours de laquelle il consacra sept concerts et spectacles, le Festival d’Automne à Paris programme chaque année au moins une œuvre de Salvatore Sciarrino. A 76 ans, le compositeur sicilien se fait un peu moins productif, et c’est avec impatience que l’on attendait pour la France une nouvelle partition. C’est ce que vient de présenter le Festival d’Automne et Radio France, dans une œuvre dont ils sont les commanditaires pour la cantatrice britannique Barbara Hannigan, sa dédicataire. Admiratif de la Renaissance italienne, le compositeur sicilien, dans la continuité de ses pièces rendant hommage au prince Carlo Gesualdo de Venosa, dont il a mis en musique la part la plus noire de la biographie dans son opéra Luci mie traditrici (Ô mes yeux traîtres) en 1998, et, la même année Le voci Sottovetro (Les voix sous verre) pour mezzo-soprano et ensemble, suivis l’année suivante pour le théâtre de marionnettes La terribile e spaventosa storia del Pincipe di Venosa e della bella Maria (L’effrayante et terrible histoire du Prince de Venosa et de la belle Marie). Ces dernières années, Sciarrino s’est tourné vers un maitre du baroque italien, le Bolonais Alessandro Stradella (1639-1682), au destin aussi tragique, puisqu’il est mort assassiné à l’âge de 43 ans. En 2016, à l’instar de Gesualdo, Stradella a inspiré à Sciarrino un opéra, Ti vedo, ti sento mi prdo. Un attesa di Stradella (Je te vois, je t’entends, je te perds. Une attente de Stradella). « Stradella est l’une des voix puissantes de nos racines, écrit Sciarrino en tête de sa partition. Comme je voudrais mettre en évidence l’unicité de sa musique, j’ai travaillé sur elle à plusieurs reprises, en essayant de l’assimiler à notre monde, ainsi que je l’avais fait précédemment Gesualdo. […] Le titre de la présente anthologie est presque un instantané de ce qu’elle contient, bien que pour nous, Italiens, ‘’fury’’ sonne davantage comme ‘’furie’’ que comme ‘’haine’’. Il y a deux sources principales : l’opéra Il Moro per amore (Le Maure pour l’amour, 1681) etc. l’oratorio San Giovanni Battista (Saint Jean Baptiste, 1675). Love & Fury comprend également deux canzonettas isolées. » En fait, comme l’ont fait et continuent à la faire les compositeurs de tous les temps, Sciarrino, à l’instar par exemple d’un Anton Webern avec l’Offrande Musicale de Jean-Sébastien Bach, l’Italien non seulement harmonise et instrumente les mélodies de Stradella, mais les recompose plus ou moins. Le pointillisme et l’économie de moyens caractéristiques du compositeur sicilien, obtenant une mélodie de timbres dans l’esprit de Schönberg et la Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres)  dans la troisième des Cinq Pièces pour orchestre op. 16 en 1909. La réalisation de Sciarrino permet aux divers pupitres de l’orchestre de briller, grâce à une écriture virtuose et limpide emplie de la chaude lumière solaire caractéristique à l’Italie, qui plonge dans le travail d’un Luciano Berio lorsqu’il puisait dans le répertoire traditionnel et dans l’œuvre de ses aînés (Schubert, Mahler, Puccini, entre autres), tandis que Barbara Hannigan, à qui l’œuvre est donc dédiée, n’a plus les aigus, ni la solidité de la texture vocale d’antan, elle n’a pas pu donner toute la dimension de la ligne de chant de l’œuvre qui exige une souplesse radieuse propre à la musique du seicento italien.  

Pablo Heras-Casado, Nathan Mierdl (violon solo), Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou 

La création de Salvatore Sciarrino était encadrée par deux chefs-d’œuvre d’Igor Stravinski de ses deux époques extrêmes. Le prologue du concert était de la dernière période, celle des années 1950-1971, le temps où le monde redécouvrait, ébloui et enthousiaste, l’œuvre de Carlo Gesualdo (1566-1613) à la suite de l’édition de l’œuvre entier du prince-compositeur-assassin de Venosa dans les années 1950. Plus encore que Sciarrino avec Stradella (après avoir beaucoup travaillé sur Gesualdo), Stravinski recompose tout en les respectant les trois madrigaux qu’il a sélectionnés et qu’il assemble sans interruption, Asciugate i begli occhi (Séchez vos beaux yeux) extrait du Livre V, Ma tu, cagion di quella atroce pena (Mais toi, la cause de cette douleur atroce) également puisé dans le Livre V, et Belta toi che t’assenti (Ô Beauté, puisque tu t’absentes) tiré du Livre VI, dont Stravinski n’utilise que la ligne mélodique puisqu’il en évacue le chant pour le confier aux seuls instruments de l’orchestre constitué de deux hautbois, deux bassons, quatre cors (que Stravinsky qualifie dans la troisième pièce d’hermaphrodites, deux trompettes et cordes. C’est Salvatore Sciarrino qui a choisi ces pages en préluder à sa propre œuvre en création, « les artifices de l’écriture stravinskienne donnant le frisson, souvent, de façon imprévue ; ils font l’effet d’un insecte que l’on découvre en retournant une pierre ». L’écriture polyphonique virtuose de Stravinski, qui a su rendre à travers les musiciens de l’orchestre, les entrelacs, la plastique et la souplesse de la voix, a permis aux pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France de briller, tant par les textures instrumentale que par leur précision et la fusion de leurs timbres.  

Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce qui a moins été le cas dans la seconde partie du concert, entièrement consacrée au premier des trois grands ballets qu’Igor Stravinski, encore empli de la création de son maître, Nikolaï Rimski-Korsakov, mais aussi de l’influence de Claude Debussy, voire de Jacques Ibert, a composé pour les Ballets Russes de Serge Diaghilev, L’Oiseau de feu, donnée dans sa version originale de 1910 - et non pas sa révision de 1919 -, qui a été créée avec un vif succès à l’Opéra de Paris-Garnier le 25 juin 1910 sous la direction de Gabriel Pierné et avec une chorégraphie de Michel Fokine. Claude Debussy, qui y décela certainement quelques traces de son propre style, sera le premier à féliciter son jeune confrère. Et de Claude Debussy, il n’en a été aucunement question dans ce qu’a donné à entendre Pablo Heras-Casado, qui n’a pas su ou voulu rendre les couleurs immatérielle et l’impressionnisme qui imprègne l’œuvre. Le chef andalou, oubliant tout ce que la partition doit à Debussy, autant qu’à Rimski-Korsakov, a en effet trop systématiquement découpé cette première grande partition du compositeur russe en plans-séquences, comme si le volatile avait du plomb dans l’aile, au point d’annihiler unité et progression dramatique. Une conception peu évocatrice, décousue au point d’égarer parfois l’orchestre, qui en a oublié son moelleux, ses rondeurs et son fondu habituels, tandis que les cuivres ont semblé perdre leurs repères en plusieurs occasions, sans pour autant démériter.

Bruno Serrou 

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