Maria Calas (1923-1977). Photo : DR
Maria
Callas, que d’aucuns considèrent comme la plus grande cantatrice-tragédienne des
temps modernes, aurait eu cent ans le 2 décembre 2023. Voilà plus de quarante-six
ans, le 16 septembre 1977, le monde, incrédule, apprenait sa disparition
brutale dans son appartement parisien. Vivante, la soprano gréco-étatsunienne
était un mythe ; morte, elle entrait instantanément dans la légende.
Aujourd’hui, elle continue de vivre dans l’imaginaire d’un public qui dépasse amplement
le petit monde des mordus d’art lyrique.
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« Je ne
suis pas parfaite. Je ne prétends pas l’être. Mon seul désir est de lutter pour
l’art... quoi qu’il doive m’en coûter. Même la plus simple mélodie peut, doit
être chantée avec noblesse ». Celle qui s’exprimait avec ces intonations dignes d’une Flora
Tosca, l’héroïne de Victorien Sardou et de Giacomo Puccini qui fut l’alpha et
l’oméga de sa carrière et dont elle aurait pu être l’inspiratrice, restera sans
doute dans l’Histoire comme la plus grande diva
assoluta du XXe siècle.
Tout Maria Callas se trouve en effet synthétisé dans ces quelques mots publiés
en décembre 1958 dans le magazine Arts. Il
est vrai que jamais jusqu’alors cantatrice avait investi à un tel degré les
personnages qu’elle campait à la scène, au point que l’expression
« incarner un rôle » semble avoir été inventé par elle. « Quand je travaille un personnage, disait-elle
en 1965, je me demande toujours : ’’Si
j’étais à sa place, que ferais-je ?’’ Il
faut se transformer - mais en restant soi-même. Je crois que c’est d’abord
l’instinct qui nous porte dans la bonne direction -, la musique suffit à
expliquer tout. Dans notre métier, il faut beaucoup de choses : le physique, le
jeu scénique, la diction (il faut ’’parler’’ avec sa voix), le respect de la
musique... On ne prend plus le temps nécessaire à tout cela. On veut gagner de
l’argent, faire des notes aiguës, impressionner le public, ’’épater le
bourgeois’’... Mais ce n’est plus de l’art !
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Le mythe Maria Callas est si prégnant que se retrouvent tous les composants
contenus par ce terme à chaque étape de sa vie, depuis sa date de naissance -
officiellement le 2 décembre 1923, mais ce pourrait être le 3 ou le 4 du même
mois de la même année -, jusqu’à son décès dans la solitude le 16 septembre
1977, mort dont l’origine pose encore problème à certains - angine de poitrine
? suicide ? assassinat ? -, puis son incinération, alors que tout dans son
comportement et dans sa foi orthodoxe laisse présumer qu’elle ne pouvait
envisager pareil épilogue, sa stèle vidée de ses cendres sans que l’on sache
qui l’a décidé, la dispersion desdites cendres dans les abysses de la mer Egée
sans doute dans le but d’effacer toute trace terrestre de Callas dans le but de
renforcer davantage encore sa légende, enfin la dissémination de ses biens et souvenirs,
notamment à la suite de l’exposition du musée Carnavalet de Paris en 1979...
Pourchassée telle une héroïne de tabloïds britanniques, meutes de paparazzi constamment
à ses trousses, La Callas, symbole de
l’éternel féminin, aura fait de la scène lyrique le théâtre du monde dont les
projecteurs l’ont souvent déstabilisée, faisant d’elle une étoile dont les
moindres faits et gestes étaient épiés et les amours auscultées et commentées,
attirant sur elle jusqu’à l’attention de ceux qui n’avaient rien à faire de
l’art lyrique.
Maria Callas en répétition avec Vittorio de Sabata. Photo : DR
En effet, médias people
et d’informations générales, et grand public ont fait d’elle une star
rivalisant en popularité avec Marilyn Monroe en se faisant largement l’écho de
sa vie privée dès sa rupture fracassante avec sa mère Evangelia amplement
évoquée - Maria Callas retourna à New York en 1945 pour y retrouver son père -,
puis ses amours malheureuses avec un homme réputé profiteur, l’Italien Gianbattista
Meneghini épousé le 21 avril 1949 et dont elle divorça en 1960, chef
d’entreprise fabriquant de briques et de fourneaux passionné d’opéras rencontré
lors de sa première apparition aux Arènes de Vérone en 1945 qui allait très
rapidement devenir à plein temps son protecteur et mentor - il abandonna son
entreprise pour s’occuper exclusivement de la carrière de sa femme et de ses
intérêts, faisant grimper ses cachets de façon exponentielle, les faisant
passer de deux cent quatre vingt euros par soirée à quatorze mille euros, somme
jamais atteinte jusqu’alors par une artiste lyrique -, enfin avec l’armateur
grec Aristote Onassis, qui, croisé en 1959 dans une soirée mondaine, lui
offrira un appartement à Paris en 1961 à proximité du Théâtre des
Champs-Elysées, avant de l’abandonner en 1968 pour se marier avec Jackie
Kennedy, veuve du président des Etats-Unis John Fitzgerald Kennedy assassiné à
Dallas le 22 novembre 1963, firent les choux gras de la presse à scandale et du
cœur. Pourtant, Maria Callas fut avant tout le porte-drapeau de son art. Elle
sut en effet donner à un genre considéré comme moribond l’aura d’un temple de
la vocalité et du théâtre pur. Elle réussit à faire de l’opéra ce dont Richard
Wagner avait rêvé, un spectacle total. Ses laudateurs affirment même que la
moindre de ses interprétations a révolutionné l’art lyrique, que chacune des
notes qu’elle a chantées a acquis une dimension proprement historique. Il se
trouve même des critiques musicaux pour affirmer être venus à la musique grâce
à ses seules performances discographiques...
Maria Callas dans le rôle de Norma à l'Opéra de Paris le 22 mai 1964. Photo : AFP
Pourtant, cantatrice universellement célébrée pour ses qualités
dramatiques, Maria Callas n’a guère été captée sur la scène par les caméras.
Tant et si bien qu’elle reste aujourd’hui dans la mémoire collective par ses
seuls disques qui sont, il est vrai, autant de leçons de théâtre sans images.
Quantité de mélomanes amoureux éperdus d’elle l’ont suivie pendant vingt ans
partout où elle se produisait, acceptant de passer des nuits entières à
attendre l’ouverture des bureaux de location. Aujourd’hui, des « réseaux
callasiens » fleurissent un peu partout dans le monde, y compris sur
Internet, et l’on trouve de par le monde toutes sortes d’honorables sociétés
vouées au seul culte de « la Divine » riches en documents précieux,
films, photos, bandes-son à peine audibles mais écoutées les larmes aux yeux.
Ce statut de mythe a été acquis par Callas durant les seules années 1949-1959,
époque où le monde de l’après-guerre était friand de légendes vivantes, comme
en témoigne l’émergence au même moment des mythes Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot
au cinéma ou de celui du « King » Elvis Presley, mort deux mois avant
Maria Callas, dans le show business. Ses refus de chanter, ses colères et
invectives mises sur le compte de caprices de star sont en fait le reflet de
ses scrupules d’artiste qui plaçait son art au-dessus de tout, au risque de sa
propre réputation. « Lorsque le
rideau se lève, disait-elle, la seule
chose qui parle est le courage. »
Maria Callas avec Lichino Visconti à la Scala de Milan. Photo : DR
Ainsi, le 2 janvier 1958, après une décennie prodigieuse, la
carrière de Callas basculait. Ce soir-là, elle ouvrait la saison de l’Opéra de
Rome dans l’un de ses rôles fétiches, Norma. Après un premier acte qui la
laissa insatisfaite, elle renonçait devant le président de la République
italienne. Ce fut un véritable tollé, dans la salle tout d’abord, à la radio
qui retransmettait l’événement ensuite, puis, le lendemain, dans la presse qui
entreprit un authentique lynchage médiatique. Unanimement adulée aujourd’hui, on
lui reprochait alors, comme il est possible de le lire dans la presse
parisienne à ses débuts dans la capitale française en cette même année 1958, un
« dramatisme exacerbé », des raucités « abusives » et des
stridences « excessives », mais aussi, déjà, la fatigue d’une voix
« surmenée ». « Vous êtes
né artiste ou vous ne l’êtes pas, revendiquait-elle, même si votre voix est moins un feu d’artifice. L’artiste est toujours
là. »
Maria Callas avec Leonard Bernstein et Luchino Visconti à la Scala de Milan pour La Somnambule de Bellini en 1956. Photo : DR
Si d’aucuns considèrent désormais Maria Callas comme la plus belle
voix du monde, dotée d’une ample tessiture, à la fois sombre, puissante et au
registre clair et aérien de soprano dramatique colorature à la palette infinie
de nuances et de couleurs, pourvue d’un grave presque noir et d’un aigu d’une
luminosité exceptionnelle (fa#2-mi5) qui lui permettait d’endosser les rôles de
mezzo-soprano et de soprano aigu, il faut néanmoins convenir qu’il y avait en
son temps des timbres plus séduisants, par exemple celui de la soprano
italienne Renata Tebaldi (1922-2004), grâce à qui elle fit ses débuts à La
Scala de Milan en avril 1950 en la remplaçant au pied levé dans le rôle d’Aïda et dont il fut fait sa grande rivale.
Certes, les mots entre elles pouvaient parfois voler bas, « Renata n’a pas d’épine dorsale » dira-t-elle, « Peut-être, mais moi, j’ai un
cœur » lui rétorquera celle dont elle disait cependant « J’admire le ton de Tebaldi. Parfois,
je souhaiterais avoir sa voix. » La sienne avait en effet des failles,
des couleurs impures, un vibrato trop
large… Ses fameux sons de joue peuvent encore indisposer, et elle avait des
problèmes d’articulation qui faisaient que l’on ne comprenait pas toujours ce
qu’elle chantait. « Certains disent
que j’ai une voix magnifique, d’autres disent le contraire. C’est une question
d’opinion, convenait-elle. Tout ce
que je peux dire est que ceux qui ne l’aiment pas n’ont qu’à ne pas
m’écouter. »
Maria Callas et Tito Gobbi dans Tosca de Giacomo Puccini à l'Opéra de Paris en 1965. Photo : AFP
En fait, chez elle, au-delà des mots, aussi incompréhensibles
soient-ils, c’est la phrase entière qui devenait exceptionnellement claire,
limpide. Ajoutons à cela un métier sans faille, un sens naturel des attitudes
et une aptitude à concevoir le monde comme un immense théâtre lui ont permis d’acquérir
le statut de « Divine ». Tant en puissance qu’en étendue, sa voix,
aux accents rugueux et charnels, lui permettait de tout chanter. Ce qui a fait
dire à ses thuriféraires qu’elle ressuscita un style de chant disparu, celui
des Maria Malibran, Nelly Melba et autre Pauline Viardot, toutes voix capables
de passer de Mozart et Bellini à Weber et Meyerbeer, de Verdi à Wagner et
Puccini. Or, si sa tessiture couvrait quatre octaves, Callas n’est pas qu’un
écho de ces légendes du passé. Là où ses contemporaines criaient, se
lamentaient, étalaient leurs sentiments, elle tirait les larmes, la violence de
ses personnages du plus profond de son être, ce qui apparaissait dans la
texture même de sa voix. « Je ne
sais pas ce qui m’arrive sur scène. Quelque chose d’autre semble prendre le
dessus. » Elle fut en effet surtout guidée par son prodigieux instinct
musical, fondé sur un travail forcené qui lui aura permis d’aviver un chant
reposant essentiellement sur l’expression vocale, le rubato, la tenue du souffle, une alchimie de couleurs, d’inflexions
et de timbres. Callas connaissait tous les secrets des partitions qu’elle
interprétait. Si elle ne craignait pas les coupures, alors jugées nécessaires
en raison de l’évolution des goûts du public, elle se donnait sans réserve à la
musique et aux œuvres qu’elle avait choisies. « Je serai toujours aussi difficile que nécessaire pour atteindre
le meilleur », assurait-elle. Durant
les répétitions, elle était toujours la première à arriver au théâtre et elle y
chantait constamment à pleine voix. « Je
me prépare pour les répétitions comme je le ferais pour le mariage. » Ne
voyant pas le chef d’orchestre en raison d’une forte myopie qu’elle ne pourra jamais
compenser avec des verres de contact, elle se concentrait sur la dimension
psychologique de ses personnages qu’elle investissait sans contrainte autre que
celle du metteur en scène, personnage qui lui a toujours paru capital, déclarant
à qui voulait l’entendre : « Je ne
veux pas d’un metteur en scène d’opéra, je veux un metteur en scène tout court
! »
Maria Callas et Pier Paolo Pasonini durant le tournage du film Medea en 1969. Photo : DR
Grecque d’origine, Maria Callas ne pouvait qu’incarner le modèle
de la tragédienne absolue à la destinée exceptionnelle digne d’une reine. Née Sophia
Cecelia Kaloyeropoulos le 2 décembre 1923 à New York dans l’île de Manhattan où
ses parents s’étaient installés après avoir quitté la Grèce à la mort de leur
fils, Maria Callas avait pris ses premières leçons de piano puis de chant à
l’âge de dix ans auprès d’un voisin suédois. Formée par deux grands musiciens,
une cantatrice espagnole bloquée en Grèce par la guerre, Elvira de Hidalgo
rencontrée à Athènes où sa mère, éprise d’opéra, l’avait installée avec elle en
1937 après son divorce et où elle a fait ses débuts à quinze ans dans le rôle
de Santuzza de Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni. En 1941,
elle commence sa carrière professionnelle dans le petit rôle de Béatrice dans Boccaccio de Franz von Suppé sur la
scène de l’Opéra National Grec, puis l’année suivante celui plus important de
Marta de Tiefland d’Eugen d’Albert
suivi de sa première Tosca de Giacomo
Puccini, mais elle sera renvoyée de la troupe trois ans plus tard. De retour à
New York où elle a rejoint son père, elle se voit proposer par le Metropolitan
Opera deux rôles qu’elle refuse car il lui faudrait trahir les œuvres en
chantant contractuellement en anglais, Cio-Cio San de Madama Butterfly de Puccini et Leonora de Fidelio de Beethoven. En 1947, elle réussit une audition aux Arènes
de Vérone et décroche le rôle-titre de La
Gioconda de Ponchielli dirigé par le grand chef italien Tullio Serafin,
disciple d’Arturo Toscanini qui devient son mentor. A partir de cette
rencontre, cette cantatrice étatsunienne allait défendre comme nulle autre le
chant italien dont elle révèlera quantité de partitions longuement ignorées,
donnant ainsi une seconde vie au bel canto alors jugé désuet parce que
dénaturé.
Maria Callas et le ténor Mario del Monaco en 1954. Photo : DR
Maria Callas s’était vue principalement confier dans un premier
temps le répertoire romantique allemand, de Ludwig van Beethoven à Richard Wagner,
et tous les rôles « pour lesquels,
relevait-elle, on ne trouvait personne
d’autre ». Ainsi, la même année 1947, elle débute à La Fenice de
Venise dans le rôle d’Isolde et au Teatro Communale de Florence, cette fois
avec un personnage qui restera à jamais attaché à son nom, Norma de l’opéra
éponyme de Vincenzo Bellini, théâtre qui lui confiera en 1949 le rôle de
Brünnhilde dans Die Walküre de Wagner,
et, au pied levé, celui d’Elvira dans I
Puritani de Bellini dans lequel elle triomphe. Mal dans sa peau, notamment
en raison d’une surcharge pondérale - elle pèsera jusqu’à quatre vingt douze
kilos pour cent soixante treize centimètres -, elle usa de tous les moyens
imaginables pour maigrir d’une trentaine de kilos afin d’adopter l’élégante
silhouette de sa compatriote star de cinéma Audrey Hepburn - elle était obsédée
par son tour de taille qui ne devait pas dépasser cinquante-et-un centimètres,
bien qu’elle se gavât de marrons glacés et vouât un goût immodéré pour le steak
tartare -, et changea sa forte toison rousse pour une fine chevelure châtain
coiffée d’un sage chignon. D’aucuns attribueront à cette métamorphose
l’altération de sa voix dont les prémisses apparaissent pour la première fois le
8 janvier 1955 à la Scala de Milan, où elle s’était produite pour la première
fois en 1950, la texture se faisant soudain plus légère et transparente, mais
aussi moins puissante et assurée. C’est le cinéaste Luchino Visconti dont elle
tombera profondément amoureuse tout en sachant qu’il ne pourra jamais rien se
passer d’autre entre eux que des relations professionnelles et amicales, qui,
en cinq spectacles montés à la Scala de Milan (La Vestale de Spontini en 1954, La
Traviata de Verdi et La Sonnambula
de Bellini en 1955, Iphigénie en Tauride
de Gluck et Anna Bolena de Donizetti
en 1957), fera de Maria Callas la plus glamour
des cantatrices. D’autres grands metteurs en scène l’ont dirigée, Carl Ebert,
Margarita Wallmann, Franco Zeffirelli, lui-même élève de Visconti, ou Alexis
Minotis, qui fit d’elle la « Médée du siècle » en la produisant pour
la première fois à l’Opéra de Dallas en 1958 dans cet ouvrage de Luigi Cherubini
longtemps ignoré. L’impact de ce spectacle fut tel que, la voix éteinte depuis
quatre ans, La Callas retrouvait ce personnage de la mythologie grecque en 1969
dans le sublime film du cinéaste-poète italien Pier Paolo Pasolini, sorte
d’opéra sauvage baroque rythmé de chants africains et de mélopées du désert de
Syrie. Magicienne dépouillée de ses sortilèges, elle y est non seulement l’interprète
extraordinaire du film mais aussi et surtout la grande prêtresse d’un sacrifice
somptueusement mis en image par l’auteur de Théorème.
« Chère Maria, lui écrit-il
durant le tournage du film, ce soir, à la
fin de notre journée de travail, sur ce sentier de poudre rose, j’ai perçu avec
mes antennes qu’il y avait en toi la même angoisse que celle qu’hier, avec tes
antennes, tu as perçue en moi. Une angoisse très légère, à peine plus qu’une
ombre, et pourtant invincible. Hier, il ne s’agissait pour moi que d’un peu de
névrose ; mais aujourd’hui, il y avait en toi une raison précise […] à ton
accablement, au moment où le soleil disparaissait. C’était le sentiment de ne
pas avoir eu complètement la maîtrise de toi-même, de ton corps, de ta
réalité : d’avoir été ‘’utilisée’’ (et de plus avec la fatale brutalité
technique qu’implique le cinéma) et par conséquent d’avoir perdu en partie ta
pleine liberté. Tu éprouveras souvent ce serrement de cœur, pendant notre
tournage, et je l’éprouverai aussi avec toi. Il est terrible d’être celle qui
est utilisée, mais aussi celui qui utilise. Toutefois, c’est une exigence du
cinéma : il faut briser en mille morceaux une réalité ‘’entière’’ pour la
reconstruire dans sa vérité synthétique et absolue, qui la rend par la suite
plus ‘’entière’’ encore. Tu es comme une pierre précieuse que l’on brise violemment
en mille éclats pour qu’elle puisse ensuite être restituée dans une matière
plus durable que celle de ta vie, c’est-à-dire la matière de la poésie. Il est
justement terrible de se sentir brisé, de sentir qu’à un certain moment, à une
certaine heure, en un certain jour, on n’est plus entièrement soi-même :
je sais combien cela peut être humiliant. Aujourd’hui, j’ai saisi un instant de
ta splendeur, alors que tu aurais voulu me l’offrir tout entière. Mais ce n’est
pas possible. A chaque jour sa lueur, et à la fin, on aura la lumière entière
et intacte. Il y a aussi le fait que je parle peu, ou que j’ai tendance à
m’exprimer de façon incompréhensible. Mais on peut facilement remédier à
cela : c’est comme si j’étais en transe, j’ai une vision ou plutôt des
visions, les ‘’Visions de la Médée’’ ; dans cet état d’urgence, tu dois te
montrer patiente avec moi, et m’arracher les paroles par la force. »
Maria Callas à l'Olympia (Paris) en 1971. Photo : AFP
Après une carrière de vingt-trois ans - dont dix passés au
firmament - inaugurée avec Tosca le
27 août 1942 au Théâtre d’été d’Athènes et achevée dans ce même ouvrage que
pourtant elle n’aimait guère au Covent Garden de Londres le 5 juillet 1965, une
année après avoir connu dans ce personnage de diva sa première défaillance à l’Opéra de Paris - ses rôles favoris
auront été Norma, Medea, Traviata, Lucia di Lammermoor -, Maria Callas devait faire
quantité d’émules, mais aucune cantatrice ne saura aller au-delà du quasi
mimétisme. Seules se sont imposées à sa suite celles qui ont su rester
elles-mêmes. Callas, en dépit des masters classes qu’elle a dispensées, n’a pas
réussi à transmettre son art, car elle était la scène incarnée, chantait,
jouait, vivait ses personnages avec naturel parce que la scène, le chant, la
tragédie étaient chez elle innés. Or, seul l’acquis est transmissible. La
soprano étatsunienne Barbara Hendricks, étudiante à la Juilliard School of
Music de New York au moment où Maria Callas accepta d’y donner des séries de
cours magistraux, en 1971-1972, l’avait compris, confiant dix ans plus tard : « A son contact, j’ai appris
l’importance du souffle, du support de la voix. Et puis, l’émotion. J’ai
découvert surtout à quel point elle était une artiste d’instinct. Mais
l’instinct, cela ne peut pas s’expliquer, s’enseigner. Elle était bien
incapable de dire pourquoi elle était l’artiste qu’elle était. On la sentait
très triste, très seule : comme quelqu’un qui voulait donner une part
d’elle-même et ne savait pas comment. On sentait aussi sa présence
impressionnante, même sans la scène, et on comprenait combien elle avait sacrifié
d’elle-même pour la gloire. »
Photo : DR
Cette longue lutte livrée pour le renouveau de l’opéra, exigeante,
vigoureuse, éprouvante qui devait la conduire jusqu’à l’épuisement de ses forces
et à une mort prématurée, l’aura inexorablement menée vers la solitude. « Ce n’est que lorsque je chantais que
je me suis sentie aimée. » Et en effet, c’est seule, légèrement aigrie
car abandonnée de tous, qu’elle termina sa vie, allant jusqu’à refuser de
répondre au téléphone, n’ayant pu léguer sa science unique de la scène, après
une longue, trop longue tournée d’adieux aux côtés de son proche ami, le ténor italien
Giuseppe di Stefano, qui l’entraîna en 1973 à travers l’Amérique, l’Europe et
l’Asie. C’est sur ce dernier continent qu’elle donna son ultime récital le 11
novembre 1974 à Sapporo. Maria Callas s’éteignit à 53 ans, isolée, le 16
septembre 1977 à 13h30 des suites d’une crise cardiaque dans son appartement
parisien du 36 avenue Georges Mandel dans le seizième arrondissement offert par
Onassis. Quatre jours plus tard, elle était incinérée au cimetière du Père
Lachaise. Peu après, l’urne funéraire est volée par une admiratrice, qui la restituera
quelques jours plus tard. Les cendres seront finalement dispersées en 1980 dans
les eaux de la mer Egée, au large de l’île de Skorpios, propriété d’Aristote
Onassis.
Photos : DR
La démesure de Maria Callas résidait en son génie. Elle seule, malgré
le temps écoulé, reste encore, autant pour les musiciens que pour les
mélomanes, mais aussi pour tous les publics, l’archétype de la cantatrice, de
la diva assoluta, aux côtés de son
exact contraire, la figure caricaturale de La Castafiore chère aux lecteurs des
aventures de Tintin sorties de
l’imaginaire de l’auteur-dessinateur belge Hergé qu’elle a pourtant rendue
surannée. « Je veux donner un peu de
bonheur même si je n’ai pas eu grand-chose pour moi, confiait-elle. La musique a enrichi ma vie et,
espérons-le, à travers moi un peu, le public. Si quelqu’un est sorti d’un opéra
plus heureux et en paix, j’ai atteint mon but. »
Bruno Serrou
MARIA CALLAS
EN QUELQUES DISQUES
L’essentiel de la discographie de Maria Callas est disponible chez
Warner Classics, qui ne cesse d’améliorer les reports de ses bandes sons, de
revoir ses présentations, d’intégrer à son catalogue de nouvelles références longtemps
proposées en éditions dites « pirates »
- Intégrale de ses enregistrements réunis pour son Centenaire par
Warner Classics dont elle était artiste exclusive réunie en un coffret sous
l’intitulé « La Divina Maria Callas in all her roles ». Studio &
Live recordings. 131 CD + 3 Blu-Ray + 1 DVD-ROM
Parmi ces enregistrements, il convient de connaître avant
tout (disponibles en coffrets séparés) :
- Bellini : Norma (Scala
de Milan, 1954), La Sonnambula (Scala
de Milan, 1957)
- Bizet : Carmen (rôle
qu’elle n’a jamais chanté à la scène) (Opéra de Paris, 1964)
- Cherubini : Medea (Scala de Milan, 1957)
- Donizetti
: Lucia di Lammermoor (Scala de
Milan, 1955)
- Puccini : Tosca (Scala
de Milan, 1953) - Rossini : Il Barbiere
di Siviglia (Covent Garden de Londres, 1957)
- Verdi : Macbeth (Scala de Milan, 1952), La
Traviata (Scala de Milan, 1955), Il
Trovatore (Scala de Milan, 1956)
Parmi les nombreux récitals, à retenir le double album « Maria Callas, la voix du siècle », qui rassemble un ensemble de
pages des répertoires italien et français
MARIA CALLAS
EN VIDEO
- Débuts à Paris, 19
décembre 1958
- Maria Callas en
concert (Hambourg 1959 et 1962)
- Maria
Callas à Covent Garden, 1962 et 1964
(3 DVD Warner Classics)
MARIA CALLAS
EN QUELQUES LIVRES
- Anne Edwards, Maria Callas
intime, Editions Archipoche, 2023
- Marianne Vourch, Le Journal de Maria Callas, Editions Villanelle, 2021
- Marina
Abramovic, 7 Deaths of Maria Callas,
Ed. Damiani, 2020
- Nadia Stancioff, Maria
Callas, Editions Thaddée, 2013
- Bertrand Meyer-Stabley, La véritable Maria Callas, Editions
Pygmalion, 2007
- David Lelait, He viscut
d’art, he viscut d’amor, Ed. Portic « Dones del XX », traduction
en catalan de J’ai vécu d’art, j’ai vécu
d’amour, Editions Payot, 1997
-
C. Alby/A. Caron, Passion Callas,
Editions Mille et un nuits/Arte, 1997
- Sergio Segalini, Callas, les
images d’une voix, Editions Van de Velde, 1979
- Pierre-Jean Rémy, Callas, une vie, Edition Ramsay, 1978
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