lundi 14 décembre 2015

Faust - Jonas Kaufmann damné à l’asphyxie martienne à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra national de Paris-Bastille. Vendredi 11 décembre 2015

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Bryn Terfel (Méhistophélès), Dominique Mercy (Stephen Hawking), Sophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Peut-être Hector Berlioz l’a-t-il cherché… Concevoir une suite de « scènes » à partir du Faust de Goethe d’après une traduction de Gérard de Nerval arrangé par lui-même ne pouvait que prêter à confusion. D’autant plus que, une fois sa partition parachevée, il lui attribua la qualité de « légende dramatique  en quatre parties » qui ouvrait la possibilité de porter à la scène une œuvre intrinsèquement prévue pour le concert. En effet, ouvrage tenant non pas de l’opéra mais de la musique à programme avec voix obligées, la Damnation de Faust n’a pas été envisagée par Hector Berlioz pour le théâtre lyrique. L’ouvrage s’avère de ce fait délicat à représenter. D’autant que, dans sa mouture d’origine, il s’agit d’une suite de huit scènes n’ayant pas de liens entre elles. Cette œuvre tient donc de l’oratorio profane dramatique. Hector Berlioz ne l’a d’ailleurs jamais dirigée ni vue représentée sous une forme opératique, et il a fallu attendre près d’un quart de siècle après la mort du compositeur pour qu’il soit monté par un théâtre, l’Opéra de Monte-Carlo en 1893.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Dominique Mercy (Stephen Hawking), Sophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

L’Homme et sa survie

Deux mois après l’Opéra de Lyon, l’Opéra de Paris propose à son tour une nouvelle production de la Damnation de Faust en ouverture d’un cycle consacré à Berlioz déployé sur plusieurs années. Quatorze ans et demi après la réalisation du Québécois Robert Lepage dirigée par Seiji Ozawa, l’Opéra Bastille a confié au Letton Alvis Hermanis et au directeur musical de l’Opéra de Paris Philippe Jordan le soin de présenter une nouvelle approche du chef-d’œuvre de Berlioz. Comme je l’écrivais voilà deux mois au soir de la première représentation de la production de David Marton à l’Opéra de Lyon (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/10/une-damnation-de-faust-de-berlioz.html), avec cette œuvre inclassable le metteur en scène a la totale liberté de donner libre cours à son imagination. Chacun peut ainsi évoquer sa propre conception de l’enfer. Ainsi, à l’instar d’Olivier Py à Genève en juin 2003, déjà avec Jonas Kaufmann dans le rôle-titre, et de David Marton à Lyon en octobre dernier, la production de l’Opéra de Paris ne laisse pas indifférent, les spectateurs exprimant bruyamment leurs impressions. Mais a contrario du metteur en scène français, point de perspective théologique, mais la métaphysique de la transcendance et philosophie sont présents dans l’approche de son confrère letton, qui situe son action dans une perspective scientifique. Ici point de Christ en croix, contrairement à Py, mais une méditation sur la place de l’Homme dans l’univers et sa survie.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de FaustJonas Kaufmann (Faust), Sophie Koch (Marguerite). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Atmosphère électrique

Pourtant, l’atmosphère dans l’enceinte de l’Opéra Bastille était pour le moins électrique. Du moins côté salle, voir côté plateau, au contraire de la fosse, tant ce qui en émanait semblait quelque peu léthargique. Cette électricité était due en premier lieu à l’attitude du metteur en scène comédien Alvis Hermanis, qui vient de susciter un grand malaise dans le monde du théâtre en résiliant le contrat qui le liait pour avril 2016 avec l’une des scènes les plus créatives d’Allemagne, le Thalia-Theater de Hambourg, qu’il qualifie de « refugee welcome center », assurant que « l’enthousiasme des Allemands à accueillir des réfugiés met toute l’Europe en danger ». En second lieu, en raison de l’extrapolation de l’ouvrage de Berlioz dans un univers de sciences fiction qui n’est pas sans rapports avec la série Star Wars créée par George Lucas.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de FaustSophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Voyage sans retour

Au moins, contrairement à ce qui s’est fait à Lyon, la partition de Berlioz est respectée à Paris et aucun texte ajouté. En revanche, un personnage nouveau fait son apparition, en la personne du mathématicien physicien cosmologiste britannique Stephen Hawking, auteur du best-seller Une brève histoire du temps, et son célèbre fauteuil roulant à écran numérique sur lequel il est obligé de se déplacer en raison de sa maladie de Charcot. Car, après le cadre autoroutier d’une ville en état de guerre de Marton, c’est dans un centre de recherche spatiale de la Nasa, d’un voyage interstellaire sans retour et de colonisation de la planète Mars conforme au projet Mars One des Néerlandais Bas Lansdorf et Arno Wielders qu’Hermanis transpose l’action faustienne. Comme dans les deux premières productions du mandat de Stéphane Lissner, plusieurs cages de verre se promènent au milieu d’un décor de cages de fer et de vidéos. Y sont enfermés cette fois Faust au cœur d’une forêt touffue de plantes tropicales, des danseurs et danseuses en plein ébats, tandis que sur des alvéoles en fond de scène sont projetées des ombres, et des vidéos de vols intersidéraux, insectes, souris, baleines, course de spermatozoïde à la conquête de l’ovule, méduses (les escargots copulant tandis que Marguerite chantait sa complainte ont été supprimés après la première représentation, ce qui n’a pas empêché auparavant un combat entre huées et encouragements à la fin de la ballade du Roi de Thulé), parachutes, atterrissage sur Mars, explorations du sol martien par le robot Curiosity, etc. Perdus au milieu d’une figuration, de choristes trop statiques et nombreux, et de danseurs trop exaltés, les principaux protagonistes sont difficilement repérables, du moins à partir du vingtième rang d’orchestre, et semblent en déshérence théâtrale, réduits le plus souvent à l’état de pions indiscernables. Les ballets chorégraphiés par Alla Sigalova sont interminables, constituant des tunnels d’autant plus longs que la symphonie berliozienne s’étire en longueur tant la direction de Philippe Jordan est atone.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Bryn Terfel (Méphistophélès). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Stephen Hawking, Faust du XXIe siècle

Au milieu de tout cela, le pauvre Hawking en voit de toutes les couleurs, trimbalé de tous côtés, de long en large sur le vaste plateau de Bastille, puis placé sur une centrifugeuse, sur le robot Curiosity, avant de se retrouver en apesanteur sa mobilité perdue, en lieu et place de rédemption de Marguerite, dont l’âme cependant monte au paradis, tandis que Faust prend la place du savant dans le fauteuil de handicapé. Occasion de saluer ici la remarquable prestation du danseur Dominique Mercy, ex-collaborateur de Pina Bausch, qui campe dans cette scène finale un éblouissant Hawking, Faust du XXIe siècle, si l’on en croit Hermanis.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Dominique Mercy (Stephen Hawking), Jonas Kaufmann (Faust), Bryn Terfel (Méhistophélès). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Direction d’acteur réduite aux acquêts

Fort heureusement, au sein de cette production laborieuse, la distribution s’avère de haute tenue. Malgré leurs réputations d’excellents acteurs, Hermanis n’exploite à aucun moment leurs aptitudes au théâtre, les laissant au contraire vagabonder au milieu du dispositif scéniques, tournant autour des masses chorales, chorégraphiques et de la figuration comme naviguant autour d’autant de chicanes vivantes. Reste donc la vocalité, la beauté et l’expressivité de leur chant. Jonas Kaufmann campe un Faust plus fragile et abstrait que ce qu’il avait proposé à l’Opéra de Genève en juin 2003 sous l’impulsion d’Olivier Py qui en avait fait un être noble et puissant. Sa voix, toute de velours et l’immense nuancier d’où émanent de prodigieux pianissimi, est apparue plus nue et frêle, moins présente au milieu du déploiement de figuration sur le vaste plateau de Bastille. Sophie Koch est une Marguerite toute de charme et de volupté. Vif et puissant, Bryn Terfel est un Méphistophélès volontaire.
Bruno Serrou

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