Vanessa Benelli Mosell. Photo : DR
A 28 ans, considérée comme une
étoile montante du piano, Vanessa Benelli Mosell est déjà une musicienne chevronnée.
Née à Prato en Toscane, non loin de Florence, le 15 novembre 1987, elle est de
ces rares musiciens interprètes pour qui la musique contemporaine est une
priorité absolue. Après avoir commencé le piano à l’âge de trois ans qu’elle
avait découvert à l’école maternelle, donné son premier concert à sept ans avec
Pascal Rogé alors qu’elle vient d’entrer au Conservatoire d’Imola, elle devient
à 16 ans l’élève de Yuri Bashmet avec qui elle se produit depuis lors régulièrement
en concert, et entre la même année au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou où
elle étudie pendant trois ans, ainsi qu’au Royal College of Music de Londres. Ses
professeurs, en majorité russes, en font l’héritière de l’école russe du piano.
C’est pourtant en Allemagne qu’elle fait sa rencontre décisive, auprès de
Karlheinz Stockhausen, qui l’invite à travailler chez lui, à Kürten, ses Klavierstücke pour piano. Stockhausen disait d'elle : « Vanessa Benelli Mosell a le pouvoir de permettre aux gens d'apprécier ma musique. » C'est avec
huit d’entre elles qu’elle vient de faire ses débuts avec le label Decca. C’est
pour évoquer ces pages et leur auteur que j’ai rencontré Vanessa Benelli Mosell
à Paris, où elle vit depuis plusieurs années.
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Karlheinz Stockhausen (1928-2007) en 1997. Photo : DR
Entretien
Vanessa Benelli Mosell
et Karlheinz Stockhausen
Bruno Serrou : Comment
avez-vous rencontré Karlheinz Stockhausen ?
Vanessa Benelli Mosell : J’étais très jeune. C’était en 2006. En
fait, après avoir enregistré les Klavierstücke
I-IV pour Radio 3, le France Musique de la RAI, j’ai rencontré
le critique musical Mario Bortolotto, qui était un ami de Karlheinz
Stockhausen. Quand il a entendu cet enregistrement, il a voulu me parler pour
me dire qu’il me fallait absolument remettre une copie à Stockhausen. Par
chance, Stockhausen était à Milan, où il répétait dans la cathédrale la
première de Freude pour deux harpes à
l’invitation de Don Galbini. Ce dernier m’a fait entrer, pour que je puisse
assister au concert. Il y avait beaucoup de monde, et, surtout, j’étais venue uniquement
pour remettre l’enregistrement à Stockhausen. A l’issue du concert, j’ai pu lui
donner cet enregistrement en main propre, après avoir fait la queue pour le
rejoindre. Il était derrière une chaîne vêtu de blanc. J’étais très intimidée,
mais mon jeune âge m’a heureusement empêché de réaliser l’importance de cette grande
figure - j’étais assez ingénue. Je lui ai remis cet enregistrement ; il
m’a regardée, assez étonné, et nous en sommes restés là. J’ai pensé que c’était
fini, que cela resterait sans suite. Or, ce fut le contraire. Deux semaines plus
tard, je reçois un billet de la main de Stockhausen écrit avec un crayon à mine
sur un programme de concert de ses œuvres avec sa photo où il m’écrivait :
« J’ai écouté votre enregistrement, j’ai bien aimé. Je vous invite à
étudier et à perfectionner ces morceaux chez moi, en Allemagne, dans une
semaine. » J’étais très émue. Une semaine plus tard, j’étais bien sûr en
Allemagne, pour travailler ces morceaux chez leur compositeur. Nos dialogues se
sont faits en italien, langue qu’il parlait très bien.
B. S. : Le fait de travailler avec cet homme à la
carrure plutôt imposante qui ne riait pas beaucoup et qui avait tout du gourou ne
vous a-t-il pas mise mal à l’aise ?
V.B.M. : Il était très simple. Nos échanges étaient d’ordre strictement
musical. Il n’a jamais dévié vers des
sujets extra-musicaux, comme la mystique, la philosophie, la politique ou les
religions. Il était très près du texte de sa musique, et il abordait tout très
sérieusement, même quand je lui ai donné l’enregistrement, il m’a écrit tout de
suite après. J’ai immédiatement compris qu’il prenait vraiment tout en considération.
Jusqu’à mon niveau de compréhension, ma façon de jouer, et il était très précis
dans son enseignement. Comme dans sa musique, toutes les indications sont très
importantes.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR
BS : Quand il vous
critiquait, était-il plutôt sec ou plein d’égards ?
V.B.M. : Il était sec quand quelque chose ne marchait pas
comme il le voulait. Mais en fait quand j’ai joué pour lui à Kürten, je
connaissais déjà les morceaux par cœur et jusqu’au moindre détail. J’étais donc
prête, quand je me suis présentée chez lui. J’ai appris les Klavierstücke seule, mon professeur à
Imola, Franco Scala, ne pouvant pas m’apprendre cette musique parce qu’il
n’avait pas les moyens nécessaires à l’’enseignement ce type de musique. Je me
suis donc retrouvée seule pour déchiffrer une écriture très différente de celle
que l’on peut trouver dans le répertoire traditionnel, et j’ai cherché à faire
du mieux possible, mais, isolée comme je l’étais dans cette découverte, je ne
pouvais savoir si c’était juste ou non. Parce qu’en fait les enregistrements
disponibles ne sont pas assez précis. J’en ai pourtant écouté beaucoup, mais je
n’étais pas sûre. En tout cas, ceux qui étaient disponibles n’étaient pas assez
bien. J’ai donc fait ce que je pouvais, et j’ai réalisé après les avoir jouées à
Stockhausen que je ne m’en étais pas si mal sortie, en autodidacte. C’était
assez juste, ce qui m’a plutôt étonnée. J’ai trouvé instinctivement. En fait, Ce
n’est pas mon seul instinct qui m’a guidée, mais aussi l’analyse des
indications, et la mathématique dans la mesure.
B.S. : Comment avez-vous
découvert Stockhausen ?
V.B.M. : A onze ans, à l’occasion d’un concert au Carnegie
Hall de New York de Maurizio Pollini. J’étais assise tout en haut dans les
balcons, avec mes parents. C’était en 1999, il était tout petit, en bas, et
j’ai été très impressionnée par cette musique qui sortait de son piano. Pollini
a joué les Klavierstücke V et VII, et je n’avais jamais entendu cette
musique qui m’a absolument fascinée. Je ne sais pas pourquoi, mais ce doit être
dans mon sang. Ce récital m’a ouvert l’esprit, et m’a conduite à la découverte
de l’art contemporain. En fait, Pollini a été déclencheur de ma passion pour
tous l’art moderne, pas seulement la musique, mais aussi la peinture, la
sculpture, l’architecture ; le cinéma viendra plus tard. Cet amour s’est
affermi durant mon adolescence, et il y a eu une période où j’achetais les
livres de Le Corbusier, Mondrian, sur le Bauhaus. Ce qui m’a conduite à
découvrir les artistes contemporains les plus importants de la génération
désormais historique de la musique dont Stockhausen est sûrement la figure la
plus révolutionnaire.
Vanessa Benelli Mosell. Photo : (c) Vanessa Benelli Mosell
Musique contemporaine
B.S. : Et Luciano Berio,
l’Italienne que vous êtes ne l’a-t-elle pas rencontré ?
V.B.M. : Jamais. Je connais sa musique, surtout orchestrale,
mais je n’ai jamais joué ses œuvres pour et avec piano. Je me suis concentrée
sur Stockhausen. J’ai cependant joué la Sonate
n° 2 de Pierre Boulez, qui m’intéresse beaucoup. J’aime aussi beaucoup
Luigi Nono…
B.S. : Nous retrouvons ici
de nouveau Maurizio Pollini…
V.B.M. : Oui. Mais Pollini n’a pas travaillé avec Stockhausen.
B. S. : Sont-ce vos parents
qui vous ont conduite à la musique ?
V.B.M. : Mes parents ne sont pas musiciens, mais j’ai commencé
le piano très jeune, à trois ans, en découvrant l’instrument dans l’école
maternelle dont j’étais l’élève. Je suis née à Prato, une petite ville de
Toscane non loin de Florence. Mes parents ont toujours cherché à faire grandir
mon intérêt pour la musique contemporaine, mais ce n’est pas eux qui m’y ont
conduite. Mes professeurs non plus, d’ailleurs. J’ai donc cheminé toute seule. C’est
peut-être quand j’ai commencé à étudier la composition, ce que j’ai fait pendant
sept ans au Conservatoire de Milan, ainsi que l’analyse musicale. Mon intérêt pour
la musique contemporaine n’a pas pu grandir avant que je m’installe à Milan,
vers 13-14 ans. C’est alors que suis vraiment entrée en contact avec la
création de mon temps, surtout musicale, qui est très respectée en Italie.
B.S. : Pourtant, les
compositeurs italiens quittent l’Italie, où ils disent ne pouvoir presque rien
faire…
V.B.M. : Peut-être les générations actuelles, mais pas celle qui
les ont précédées. L’Italie avait beaucoup de compositeurs très respectés. Nous
avons appris à révérer la musique contemporaine avec Bruno Maderna, Luigi Nono,
Luciano Berio, Franco Donatoni. Salvatore Sciarrino est peut-être le dernier à
pouvoir vivre en Italie de sa seule création.
Karlheinz Stockhausen et Vanessa Benelli Mosell. Photo : (c) Alain Taquet
B. S. : Beaucoup de pianistes
qui aiment la musique contemporaine ont une certaine appréhension à approcher
les compositeurs. Est-ce votre cas ?
V.B.M. : En fait, ce sont les compositeurs qui viennent me
chercher. Mais pour Stockhausen, c’est différent. Lorsque la radio italienne
m’a demandé d’enregistrer les quatre premières Klavierstücke, je ne l’avais pas approché personnellement. A 17
ans, je n’avais pas encore l’idée d’aller au-devant d’un si grand compositeur. Mais
je pense que les compositeurs ont toujours besoin des interprètes.
B.S. : Avec quels autres
compositeurs êtes-vous entrée en contact ?
V.B.M. : Aucun dans la continuité de Stockhausen. Je trouve
qu’il y a peu de compositeurs à avoir vraiment repris son héritage. Je pense
également qu’aujourd’hui la musique électronique, qui semblait très
contemporaine dans les années cinquante-soixante, risque de sonner archaïque.
B. S. : Il y a néanmoins
l’électronique « live »…
V.B.M. : … Qui était déjà chez Luigi Nono, même si elle a
beaucoup évolué depuis, par exemple avec Marco Stroppa. Les œuvres pour piano
et électronique de ce dernier m’intéressent beaucoup. Mais je ne le connais pas
personnellement. Georges Aperghis m’attire aussi. Ce sont de grands compositeurs.
Mais il est très difficile d’en trouver un qui fasse évoluer le langage de Stockhausen,
un langage qui représente la pointe de l’avant-garde, et il est très compliqué
d’aller plus loin que sa quête. L’œuvre de Stockhausen est vraiment tout ce qu’il
y a de contemporain.
B. S. : Stockhausen est donc
celui qui serait allé le plus loin dans la recherche d’inouï ?
V.B.M. : Dans l’électronique, oui, sûrement. Peut-être dans
l’écriture se trouve-t-il des exemples plus à l’avant-garde. Comme Xenakis, par
exemple.
B. S. : Iannis Xenakis
voulait que ses interprètes soient en danger en écrivant des choses quasi
injouables de manière à ce que son interprète essaie de se rapprocher au plus
près de ses intentions, même s’il n’y parvenait pas vraiment, pour susciter une
tension extrême...
V.B.M. : C’est très beau, c’est comme une transcendance. L’écriture
contemporaine représente une difficulté supplémentaire en comparaison de
l’écriture d’un Franz Liszt ou dans les répertoires très virtuoses
traditionnels, comme Serge Rachmaninov. Au-delà de la difficulté technique, s’ajoute
chez Stockhausen la complexité du déchiffrage, de la mémorisation, parce que l’on
ne peut pas vraiment jouer librement si l’on est trop le nez dans la partition.
Je le joue maintenant par cœur, mais quand je lui ai demandé si l’on pouvait
jouer avec la partition, il m’a répondu : « Tu peux garder la
partition, mais je suis sûr que tout est dans ta tête. Alors, la partition, tu
peux t’en passer. »
Vanessa Benelli Mosell et Karlheinz Stockhausen. Photo : (c) Alain Taquet
B. S. : Avez-vous été tentée
par les Etudes de György Ligeti ?
V.B.M. : J’ai essayé. Le langage de Ligeti est totalement
différent de celui de Stockhausen. Il m’intéresse assez, mais Stockhausen a été
pour moi un véritable coup de foudre, sous l’impression de quelque chose que je
pouvais vraiment découvrir. En fait, Ligeti a une écriture assez traditionnelle
pour le piano. J’ai travaillé quelques-unes de ses Etudes, mais Stockhausen était en comparaison sur une autre planète.
Il était en fait comme sur Sirius, planète qu’il a d'ailleurs mise en musique. Cela se ressent énormément
dans sa création.
B. S. : Afin de vous faire
entrer dans son univers, vous posait-il des questions, vous laissait-il l’initiative
de vous exprimer, ou vous fallait-il l’écouter comme le Messie ?
V.B.M. : Je l’écoutais comme le Messie, parce qu’il l’était pour
moi, et travailler ses œuvres avec lui, c’était le top. De ce fait, tout ce
qu’il me disait je l’essayais, le notais, et je considère aujourd’hui comme une
chance phénoménale d’avoir encore ses indications de sa main sur mes partitions.
Je ne discutais donc pas avec lui. Un compositeur doit avoir le droit de
corriger, changer ce que ses interprètes tirent de sa création. En plus, il
disait que l’interprétation personnelle était une donnée très importante, donc,
après le déchiffrage correct de ses intentions sur ma partition, il cherchait
aussi mon approche personnelle en tant qu’interprète. C’est un plus que j’ai
appris durant ce stage chez lui.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a
conduite à mettre une page de Karol Beffa en regard des Klavierstücke de Stockhausen ? Vous avez également
choisi les Trois Mouvements de Petrouchka d’Igor Stravinski, qui a ouvert la modernité du XXe siècle,
puisqu’il s’agit d’une pièce qui émane du Stravinski le plus novateur, mais
entre Stockhausen et Stravinski, vous avez placé quelque chose qui ressemble à
tout sauf à de la musique inventive…
V.B.M. : Mon but était de créer un contraste…
B. S. : Il est
violent !
V.B.M. : C’est précisément ce qui me plait. Ce choix a en fait
créé un débat culturel, car il y a autant de gens qui aiment la musique de
Beffa qu’il y en a qui ne l’aime pas. C’est la même chose pour Stockhausen.
B.S : Certes, mais Stockhausen
est inventif, alors que Beffa régressif !
V.B.M. : Oui. Mais, en France, c’est encore plus intéressant parce
que c’est un peu comme deux partis politiques. Il y a d’un côté le parti de
Pierre Boulez, de l’IRCAM, auquel Stockhausen appartient et qui est sûrement
dans mon sang, tant je me retrouve dans ce type d’expérimentation quasi
scientifique. De l’autre, il y a Henri Dutilleux, la grande figure qui s’oppose
à Pierre Boulez en France. En tout cas, à mes yeux, Dutilleux s’oppose à Boulez…
Karol Beffa peut être considéré comme successeur de ce type de démarche qui est
la non-avant-garde. Il le dit lui-même, d’ailleurs, et Il est de fait notre contemporain.
Son piano est classique, et aux côtés de Stravinski et de Stockhausen, il dénote
une évolution du parcours de la musique. J’ai pu trouver des analogies entre
Stravinski et lui, surtout dans le troisième mouvement de la Suite du second qui pourrait bien être
de Stravinski ; il partage la même force rythmique, les mêmes ostinatos,
les mêmes rythmes obsessionnels, une écriture influencée par le jazz. C’est
donc intéressant, du moins à mon avis, de les mettre côte à côte. Je joue souvent
le deuxième mouvement de Petrouchka avant
la Suite de Beffa, car c’est un peu
le même univers.
B.S. : Votre entreprise se
situerait-elle dans la résonance de l’enseignement dudit Beffa au Collège de
France, où il avait invité un certain Jérôme Ducros qui moquait Maurizio
Pollini à travers son interprétation de la Klavierstücke X de Karlheinz Stockhausen
V.B.M. : Oui, j’ai vu cela… En fait, Karol Beffa n’était pas
du tout content de figurer sur le même disque que Karlheinz Stockhausen, mais,
de mon point de vue, c’était quand même une bonne idée de les mettre en regard.
Mais il était heureux de voir publiée sa Suite
qui n’avait jamais été enregistrée auparavant. Maintenant, avec le recul, assister
à ce débat m’amuse.
Vanessa Benelli Mosell et Karlheinz Stockhausen en 2006. Photo : (c) Vanessa Benelli Mosell
B. S. : Avez-vous suscité cette
polémique malgré vous ?
V.B.M. : Je savais que ce programme allait engendrer la
controverse. Et cela m’amusait. En plus, je crois que l’artiste interprète ne
doit pas prendre position. Pour ma part, je présente ce qui, à mes yeux, est de
mieux aujourd’hui comme je le fais du passé, et je propose ces musiques aux
personnes intéressées.
B. S. : En plus, avec le
support CD, il est possible de sauter des plages…
V.B.M. : (Rires.) En fait Stravinski, avec Petrouchka, devient terre neutre. (Rires.)
Cette partition plait à tout le monde. Pour moi, il s’agit d’un chef-d’œuvre qui,
pourtant, n’était pas destiné au piano, bien qu’initialement prévu pour cet
instrument. Le piano est en fait la voix humaine du personnage de Petrouchka.
B. S. : C’est votre premier
CD Decca, vos précédents enregistrements étant pour le label Brillant. Outre la
musique de notre temps, quel est votre répertoire ?
V.B.M. : Il part de Scarlatti, que je joue beaucoup, jusqu’à
Beffa… (Rires).
B. S. : Comment avez-vous
découvert Beffa ?
V.B.M. : Je connaissais son nom. Il m’a envoyé des partitions,
comme tout le monde le fait, et j’ai trouvé parmi elles la Suite, qui n’avait jamais été enregistrée et que j’ai trouvé intéressant
d’associer à Stravinski.
B.S. : Vous avez d’autres
projets discographiques ?
V.B.M. : J’ai deux CD en préparation pour 2015-2016. Mais les
programmes sont encore un secret. Il y aura de la musique contemporaine et du
répertoire. Le second sera consacré à la fin du XIXe/début XXe
siècles.
B.S. : Des Italiens ?
V.B.M. : Non.
B.S. : Pas même Luigi Dallapiccola ?
V.B.M. : Je respecte ce compositeur, mais je n’aime pas sa
musique. Je serais plutôt Luigi Nono.
B.S. : Luigi Nono est de la
génération suivante qui précède à son tour celle de Sciarrino…
V.B.M. : J’apprécie Sciarrino, mais Luigi Nono est celui qui
m’attire le plus.
B. S. : A vous écouter, vous
semblez poursuivre la tradition de Pollini !
V.B.M. : Bien sûr. Mais il manque Beffa, à Pollini (rires). Ma
recherche est ouverte, surtout dans le domaine des compositeurs vivants, qui me
sollicitent constamment.
B. S. : Quel piano
jouez-vous ?
V.B.M. : Steinway est mon favori, j’en ai un chez moi, un B,
tandis que mes disques sont tous enregistrés sur des D. Celui sur lequel j’ai
enregistré [R]Evolution est celui sur
lequel je joue la plupart de mes concerts en Italie. J’ai réalisé ce CD en deux
temps, Stockhausen avec un technicien qui a travaillé avec lui, ce qui était
très important pour moi, surtout les Klavierstücke
des années cinquante/soixante. Pour Beffa et Stravinski, c’est le même piano, mais
le technicien diffère.
Vanessa Benelli Mosell. Photo : DR
Ecole russe
B.S. : Vous avez beaucoup travaillé
avec les Russes. Vous avez étudié à Moscou, notamment avec Yuri Bashmet, avec
qui vous vous produisez régulièrement…
V.B.M. : Je l’ai rencontré par l’entremise du violoncelliste italien
Mario Brunello, qui nous a présentés. J’ai joué en audition pour Bashmet et
George Edelman, respectivement directeur musical et directeur artistique du
Festival d’Elbe. Tous deux ont décidé de m’attribuer le prix de ce festival. J’avais
16 ans. Grâce à cette distinction, j’ai pu me produire sous la direction de
Bashmet avec les Solistes de Moscou. Après l’île d’Elbe, nous avons fait des
tournées en Russie et en Italie. Ce sont pour moi des moments très importants,
et j’étais honorée de développer cette collaboration après ce prix, une collaboration
qui s’est poursuivie jusqu’à l’an dernier. Yuri Bashmet m’a beaucoup apporté
sur le plan pianistique. Il joue très bien du piano, et il est un musicien
extraordinaire. Il lui suffit de dire un mot pour changer complètement votre
univers. Il en est souvent ainsi avec les Russes. Il parle, joue des exemples, évoque
des images, ce qui, en retour, donne immédiatement des idées, des couleurs, des
sensations que j’ai voulu développer sans attendre. Donc, son contact m’a
beaucoup aidée, surtout sur le plan de la performance.
B.S. : Vous avez aussi
étudié au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou.
V.B.M. : Trois ans.
B.S. : Pourquoi la Russie ?
V.B.M. : C’est le contraste qui est en moi : ma recherche
personnelle est du côté de la musique contemporaine, tandis que l’enseignement que
j’ai reçu à Imola et, surtout, à Moscou a été centré sur le répertoire
traditionnel, Beethoven, Chopin, Rachmaninov, etc., et, à mes yeux, un répertoire
que je trouvais très important de bien jouer. En fait, je crois que les
artistes qui ne font que de la musique contemporaine ne peuvent pas lui beaucoup
lui apporter. Parce que… Je ne sais pas comment l’expliquer, mais je pense que
c’est très important, à l’instar de la lecture, d’une passion pour l’art
figuratif : on ne peut pas se concentrer seulement sur une époque ou une
période historique. J’ai donc suivi à Paris une master class de Mikhaïl Voskresensky,
alors chef du Département piano au Conservatoire Tchaïkovski, et il m’a tout de
suite invitée à travailler dans sa classe, à Moscou. Pourtant, je n’avais
jamais pensé faire ce choix. J’ai passé l’audition alors que je savais que je
n’accepterais pas de vivre en Russie. Je voulais être à Paris ou à Londres,
mais pas à Moscou. J’avais 19 ans, et mes parents m’ont dit : « Non, vas-y,
maintenant tu es acceptée au Conservatoire Tchaïkovski, c’est important, là est
ton école. » A ces mots, je me suis dit « bon, c’est ici mon
conservatoire, celui de mon professeur, je dois y aller, c’est là que je vais
me développer ». L’école était le plus important pour moi, pas le fait d’être
en Russie. A la différence de beaucoup d’élèves, qui ont emménagé à Moscou en
vue d’un développement personnel, je m’y suis rendu pour mon propre
développement musical. Je n’ai donc pas beaucoup profité de la ville. J’apprenais
comme les Russes, entourée de gens qui travaillaient tout le temps, toute la
journée. J’étais donc très concentrée sur mes études. Et je l’ai pris de façon
très heureuse. J’ai appris le russe en deux mois, personne ne parlant
l’anglais. C’est d’ailleurs une matière imposée dans les conservatoires russes.
B.S. : Vous y avez vécu
seule dès 16 ans ?
V.B.M. : Oui, mes parents sont restés en Italie. J’ai beaucoup
pleuré les premiers jours parce que je me trouvais très mal, je ne pouvais ni
parler le russe ni lire la cyrillique, je ne connaissais personne, j’étais seule
dans les dortoirs, et j’ai fini par emménager dans un appartement, où je me
suis retrouvée plus seule encore. C’était assez dur.
B.S. : De quelle école vous
réclamez-vous, italienne ou russe ?
V.B.M. : De l’école russe. Parce qu’il n’y a pas d’école
italienne du piano… Il y a l’école napolitaine, mais elle n’a rien à voir avec
celle d’Imola… En plus, à Imola, il y a beaucoup de Russes qui enseignent. Les
Russes ont donc amplement influencé ma façon de jouer, d’autant plus qu’après Moscou
j’ai travaillé quatre ans avec Dimitri Alexeev, à Londres…
Recueilli par Bruno Serrou, Paris le 24 juin 2015
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CD : [R]Evolution
de Vanessa Benelli Mosell
En fait de révolution, Vanessa
Benelli Mosell donne tous les aspects du mot, car son programme associe
révolution et réaction, voire régression. Si Stravinski est depuis longtemps un
classique, la pianiste italienne rappelle en retenant les trois mouvements que
Stravinski tira pour le piano de son ballet Petrouchka,
qu’il fut en son temps considéré comme révolutionnaire, y compris pour les
compositeurs de l’avant-garde des années 1950-1980. Notamment pour Karlheinz
Stockhausen, dont les dix-sept Klavierstücke
constituent l’une des sommes les plus extraordinaires conçues pour le piano
durant le second XXe siècle. « Avec les Klavierstücke de Stockhausen on est au plus haut du Mont-Blanc et
on contemple la chaîne des Alpes, me disait le pianiste Florent Boffard en 1998. Elles nous
proposent souvent une globalité à admirer sous des angles différents. C’est une
vision totale, cosmique, parfaitement maîtrisée, équilibrée, en tout cas fort
bien répartie dans le temps et qui peut donner le vertige. »
Ce que la jeune consoeur italienne de Boffard offre à entendre est précisément dans cette perspective, et l’on ne peut que regretter qu’elle n’ait pas opté pour un CD monographique Stockhausen-Klavierstücke, et plus encore qu’elle ait négligé la Sixième entre les Cinquième et Septième, et qu’elle s’arrête à la Neuvième et non pas à la monumentale Dixième. Son jeu puissant, nuancé, son touché aussi dense et varié que peut l’être la palette d’un peintre, font amèrement regretter qu’elle n’ait pas poussé plus loin son investigation dans la création de Stockhausen, préférant dégager un espace pour un compositeur sans intérêt qui, en outre, se plaît à dénigrer haut et fort celui dont elle se réclame à juste titre quand on l’écoute. Les trois mouvements de la Suite pour clavier de Karol Beffa sont en effet insipides, anodins et banaux, et l’art tout en nuances, toute la volonté de la coloriste Vanessa Benelli Mosell ne peut rien en tirer. Quel gâchis ! Enfin, les Trois Mouvements de Petrouchka de Stravinski sont un peu précipités, ce qui bouscule les tempi et comprime les rythmes. Mais les trente-trois minutes de Stockhausen font tout le prix de ce disque qu’il faut absolument écouter et réécouter tant leur interprète, par son jeu assumé, l’intelligence et la sensibilité qu’elle exalte font des huit Klavierstücke de Stockhausen qu’elle a retenus d’extraordinaires classiques du piano.
Ce que la jeune consoeur italienne de Boffard offre à entendre est précisément dans cette perspective, et l’on ne peut que regretter qu’elle n’ait pas opté pour un CD monographique Stockhausen-Klavierstücke, et plus encore qu’elle ait négligé la Sixième entre les Cinquième et Septième, et qu’elle s’arrête à la Neuvième et non pas à la monumentale Dixième. Son jeu puissant, nuancé, son touché aussi dense et varié que peut l’être la palette d’un peintre, font amèrement regretter qu’elle n’ait pas poussé plus loin son investigation dans la création de Stockhausen, préférant dégager un espace pour un compositeur sans intérêt qui, en outre, se plaît à dénigrer haut et fort celui dont elle se réclame à juste titre quand on l’écoute. Les trois mouvements de la Suite pour clavier de Karol Beffa sont en effet insipides, anodins et banaux, et l’art tout en nuances, toute la volonté de la coloriste Vanessa Benelli Mosell ne peut rien en tirer. Quel gâchis ! Enfin, les Trois Mouvements de Petrouchka de Stravinski sont un peu précipités, ce qui bouscule les tempi et comprime les rythmes. Mais les trente-trois minutes de Stockhausen font tout le prix de ce disque qu’il faut absolument écouter et réécouter tant leur interprète, par son jeu assumé, l’intelligence et la sensibilité qu’elle exalte font des huit Klavierstücke de Stockhausen qu’elle a retenus d’extraordinaires classiques du piano.
Bruno Serrou
1CD Decca 0289 481 1616 4
Passionnant, merci.
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