Lille, Opéra de Lille, mercredi 12 novembre 2014
Leoš Janáček (1854-1928), le Journal d'un disparu. Alain Planès (à gauche) et Paul O'Neill (à droite). Photo : (c) Frederic Lovino
Treize ans après l’avoir dirigé
du piano au Festival d’Aix-en-Provence dans une mise en scène de Claude Régy,
Alain Planès retrouve dans nouvelle production de Christian Rizzo créée
mercredi à l’Opéra de Lille le Journal
d’un disparu de Leoš Janáček, l’un de ses compositeurs favoris qu’il défend depuis les
années 1970.
Leoš Janáček (1854-1928) et Kamila Stösslová (1891-1935). Photos : DR
Composé en 1917-1919 par un Leoš
Janáček sexagénaire amoureux
d’une femme mariée de trente-huit ans sa cadette, Kamila Stösslová, le Journal d’un disparu est venu à
l’esprit du compositeur à la suite de la lecture, en 1916 dans un quotidien de
Brno, sa ville natale capitale de la Moravie, d’un récit publié sous forme de
feuilleton en dialecte valaque. Ce texte conte le voyage initiatique d’un jeune
paysan, Janík, dont la vie est bouleversée par la rencontre d’une jeune tzigane
Zefka dont il tombe éperdument amoureux et qui finira par partir de son village
avec elle et leur bébé. Ce texte retrouve ainsi l’esprit de la Nuit
transfigurée du poète autrichien Richard Dehmel illustrée en 1904 par
Arnold Schönberg sous forme de sextuor à cordes. Cette œuvre rare et intense du
compositeur morave explore les bouleversements les plus intimes de l’être et
célèbre l’ouverture à l’autre, à l’amour, à la vie nouvelle. Janáček s’est projeté de
façon évidente dans le personnage du paysan, et a de ce fait éprouvé la
nécessité de faire apparaître la femme aimée dans le cours de son cycle. Cette
partition atypique dans sa forme en vingt-deux numéros qui réunit ténor,
contralto, trois voix de femmes et piano bouleverse les règles des recueils de mélodies
et de l’opéra qu’elle agrège. Elle commence en effet tel un cycle de lieder,
mais, en son centre, le ténor-narrateur instaure un dialogue avec la jeune femme,
avant de lui céder la place puis de la retrouver, entrant ainsi de plain-pied
dans le domaine du drame, donc du théâtre lyrique - des indications de mise en
scène succinctes dans la partition incitent dès 1926 à une production scénique
-, avant de se retrouver de nouveau seul puis de décider de la rejoindre.
Façade de l'Opéra de Lille et le calicot portant le titre le Journal d'un disparu. Photo : Bruno Serrou
Janáček compose la première version de ce
chef-d’œuvre, aussi puissant qu’original, en trois vagues successives, août
1917, avril 1918 et février-juin 1919. Sitôt après l’avoir reportée au propre,
il met la partition de côté pendant plusieurs mois. Lorsqu’il finit par mettre
l’ouvrage en répétition, constatant combien la partie de ténor est excessivement
aiguë, il en réécrit la partie et entreprend la transposition pour voix de
contralto des numéros IX à XI. La création de la version révisée est donnée à
Brno le 18 avril 1921. Une version scénique de cette œuvre de moins d’une
quarantaine de minutes est donnée dès 1926 à Ljubljana, non sans
justifications, puisque la partition imprimée sous le contrôle de Janáček porte des
indications dramaturgiques. Musicalement, l’ouvrage commence de façon
impressionniste pour tendre peu à peu à l’expressionnisme, le ton évoluant dans
le cours du développement du cycle. Entre allégorie et récit, carnation et
spiritualité, le spectacle conçu et réalisé par Christian Rizzo est d’une
humilité qui confine à l’introspection, mais sa scénographie réalisée avec
Frédéric Casanova met en jeu des mobiles en bois de formes rectangulaires aux
volumes pleins ou évasés comme des barreaux d’une prison qui suggèrent
l’enfermement tout en laissant percer l’air et la lumière, poussés par des
figurants et sur lesquels sont projetés des images de forêts et de plaines, ce
qui donne à la musique un écrin qui lui permet de rebondir et de respirer comme
les êtres vivants chantés par Janáček.
Leoš Janáček (1854-1928), décor de Chrtistian Rizzo et Frédéric Casanova pour le Journal d'un disparu à l'Opéra de Lille. Photo : (c) Bruno Serrou
Hybride de la mélodie et de
l’opéra, comme la Damnation de Faust
de Berlioz l’est de la symphonie avec voix, de l’oratorio et de l’opéra, le Journal d’un disparu, que d’aucuns
ont pu orchestrer (1), ne peut être donné seul, en raison de sa brièveté, ses
trente-cinq minutes ne suffisant pas pour occuper une soirée entière. Alors
qu’en 2011 au Théâtre de l’Athénée, Christophe Crapez, qui en était à la fois
l’interprète principal, le directeur musical et le metteur en scène, avait
ajouté en prologue le mouvement initial de la Sonate 1.X.1905 et un extrait du recueil Sur un sentier broussailleux, avant de glisser vers l’opéra, Alain
Planès et Christian Rizzo ont choisi d’introduire le Journal d’un disparu, fruit de la pleine maturité de Janáček qui y chante la
vigueur paysanne et l’amour absolu, sur des pages chorales a capella d’inspiration populaire tirées des divers recueils que le
compositeur morave a harmonisés, notamment pour chœurs d’hommes collectés en
dialectes laques, moraves, slovaques et valaques. Ces pièces rarement programmées,
sont pourtant du pur Janáček. Ce dernier connaît en effet parfaitement la forme chorale,
puisqu’il a été formé enfant au sein du chœur du monastère des Augustins de
Brno où son père l’avait placé comme élève à l’âge de 11 ans. Plus tard, il dirigera
la Société chorale des travailleurs de cette même ville. Les neuf chœurs pour
seize voix d’hommes a capella sélectionnés
pour le spectacle lillois chantent les saisons, la nature, la guerre et
l’amour, tous ces composants gouvernant le
Journal d’un disparu conçu pendant la Première Guerre mondiale, plongeant
ainsi la soirée entière dans le mémorial du centenaire du premier grand cataclysme
du XXe siècle.
Leoš Janáček (1854-1928), le Journal d'un disparu (partie chorale du spectacle), Chœur de l'Opéra de Lille. Photo : (c) Frederic Lovino
Ces superbes pièces pour chœur, malheureusement perturbées par le déplacement incessant d'éléments de décors, ont
permis d’apprécier la qualité d’ensemble de l’effectif masculin du Chœur de
l’Opéra de Lille, qui, malgré de légères défaillances côté ténors et de très infimes
décalages, a fait preuve d’une homogénéité, d’une précision, d’une
compréhension des textes brillamment articulés malgré les pièges inhérents aux
dialectes mis en musique par Janáček, attestant ainsi du travail minutieux effectué sous la
direction de son chef de chœur, Yves Parmentier. Tandis que le chœur et son
chef s’effacent vers les coulisses en passant sans bruit à l’avant-scène, instaurant
une sorte d’interlude entre la voix pure brossant des saynètes musicales pour
chœur d’hommes sans accompagnement et la voix dialoguant avec un instrument, Alain
Planès se lance seul sur un Steinway de concert installé sans couvercle sur
une estrade côté jardin, dans un extrait du cycle de quinze pièces pour piano regroupées
en deux recueils intitulé Sur un sentier
broussailleux que Janáček a composé entre 1901 et 1911. Le pianiste a porté son dévolu
sur le quatrième des douze morceaux du premier volume, Frýdecká panna Maria (la Vierge de Frýdeck), tout de piété populaire fondée à
parité sur un choral et sur un chant rustique.
Leoš Janáček (1854-1928), le Journal d'un disparu. Marie Karall (Zefka) et Paul O'Neill (Janik). Photo : (c) Frederic Lovino
Après une
courte pause comme s’il s’agissait du passage d’un mouvement à un autre, et
tandis que des figurants-machinistes le chef recouvert d'un large chapeau poussent les panneaux de bois pour les réunir
en fond de plateau afin de former un écran sur lequel vont être projetées des
images de champs et de forêts, Alain Planès plaque les premiers accords secs
contenant l’essentiel du matériau thématique de l’œuvre, un simple motif de
quarte juste suivie d’une seconde majeure, introduisant le premier chant du ténor-narrateur,
« J’ai rencontré une jeune tzigane »…
L’action se déploie dans un décor
nu construit par Christian Rizzo à partir de la seule estrade d’où le piano s’exprime,
et des éléments mobiles utilisés dans la partie chorale faits du même bois
blond que celui de l’estrade et du plancher. Une ouverture en fond de plateau à
cour se forme pour laisser apparaître puis disparaître la contralto et le chœur
féminin à trois voix, et, à l’instar du ténor - Paul O’Neill, sobre mais à la présence impressionnante et au chant impérial -, le spectateur est saisi par la superbe apparition de la Tzigane
Zefka - Marie Karall à la noble stature et aux graves de velours -, qui
enflamme le cœur du héros mais laisse froides les trois choristes (Donatienne Milpied, Anne-Cécile
Laurent, Charlotte Baillot, pourtant parfaites), tandis que la musique de Janáček atteint des sommets de lyrisme. Le tout est porté avec
onirisme par Alain Planès qui, exaltant une palette de couleurs infinies, magnifie
la partition de Janáček
à laquelle il donne la densité et l’infinie richesse de l’écriture orchestrale
si pleine d’énergie, de tensions et de sensualité qui font la griffe du
compositeur morave.
Cette production de l’Opéra de
Lille consacrée à des œuvres exigeantes mais d’un lyrisme bouleversant démontre
que l’on peut réaliser un spectacle puissant et profond, avec des moyens
limités - même si les déplacements de panneaux finissent par être abusifs -, sans tendre pour autant au misérabilisme. Au point d’ailleurs que le
beau théâtre qu’est l’Opéra de Lille était archi-comble, le soir de la
première, d’un public concentré et de toute évidence au fait de ce à quoi il
était en train d’assister, tant l’écoute était éminemment attentive.
Bruno Serrou
1) Claudio Abbado a enregistré en 1987 avec
l’Orchestre Philharmonique de Berlin une version réalisée en 1943 par le chef d’orchestre
Ota Zitek et par l’ancien
copiste de Janáček, Václav Sedláček (DG 427 313-2),
tandis que l’Opéra de Paris retenait celle de Gustav Kuhn en janvier 2007 pour
la production de La Fura dels Baus
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