lundi 7 juillet 2025

De la musique au son... Une réflexion sur la création musicale contemporaine par le musicologue Makis Solomos

A l’occasion de la publication du livre De la musique au son de Makis Solomos qui vient de paraître traduit en espagnol, j’ai rencontré le 3 mai dernier pour le magazine Scherzo l’auteur, qui présente ici son ouvrage initialement paru en français en 2013 (1) et qu’il vient de mettre à jour à l’occasion de cette traduction dans la langue de Cervantès. Né à Athènes en 1962, interné avec sa mère dans le camp de concentration de l’île de Gyaros lors du coup d’Etat des colonels de 1967, il a passé une partie de son enfance en France comme réfugié politique avec sa famille. En 1980, il s’installe à Paris, où il étudie la composition avec Yoshihira Taïra et Sergio Ortega, et la musicologie à l’Université de la Sorbonne-Paris IV. Docteur ès-Musicologie, il a enseigné à l’Université Paul Valéry de Montpellier jusqu’en 2010, et il est actuellement professeur à l’Université Paris VIII et membre de l’Institut universitaire de France. Eminent connaisseur de l’œuvre de Iannis Xenakis à propos de laquelle il a consacré plusieurs ouvrages, ses recherches portent sur de nombreux domaines, notamment les musiques spectrale, électroniques et populaires. Défenseur d’une approche esthétique radicale de la musique contemporaine, il reste à distance des esthétiques « modernistes modérées et de la lecture linéaire de l’histoire de la musique. Ses récents travaux sont consacrés à des thématiques comme l’émergence du son, l’écologie du son et la décroissance. Parmi ses ouvrages et contributions, citons Le devenir du matériau musical au XXe siècle, Notes sur la spatialisation de la musique et l’émergence du son, Analyse de l’écologie chez Xenakis, Du projet bartokien au son : L’évolution du jeune Xenakis, Notes pour une comparaison des paradigmes technologiques des musiques électroniques savantes et populaires, Iannis Xenakis, L’espace : musique-philosophie, La métaphore lumineuse. Xenakis-Grisey, Horacio Vaggione : Composition theory, Rythme, temps et émergence

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Makis Solomos (né en 1962). Photo : DR

Interview de Makis Solomos, « De la Musique au Son »

Bruno Serrou : Comment se présente votre livre De la musique au son ?

Makis Solomos : L’ouvrage a été publié en 2013 aux Editions Universitaires de Rennes dans la version française en cinq cent quarante deux pages illustrées de deux cents exemples musicaux. Puis j’en ai tiré une version abrégée d’un tiers pour la traduction anglaise parue en 2019 sous le titre From Music to Sound, avec une mise à jour et dans laquelle je n’ai gardé que quelques exemples, les autres étant accessibles sur le Web. Ensuite, nous avons commencé la traduction espagnole De la musica al sonido à partir de la version abrégée anglaise, mais avec la totalité des exemples originels dans une très belle mise en page. Pour moi, ces exemples sont importants, parce que je m’y réfère constamment dans le texte.

B. S. : Quelles sont les origines de cet ouvrage ?

M. S. : Sa genèse remonte à ma thèse de doctorat que j’ai soutenue en 1993. Une thèse sur laquelle j’ai travaillé pendant huit ans. Elle portait sur le premier Xenakis, celui de 1953 à 1969, et l’émergence du son. J’allais à l’encontre de la lecture de l’œuvre de Xenakis dominante à l’époque, et je me disais qu’il y avait certes des mathématiques dans sa musique mais pour seulement dix pour cent, et qu’en revanche il y avait tout un espace jamais exploré jusqu’alors, celui d’une musique de sons, ce qui fait qu’elle touche. J’appelais alors cette part de la créativité de Xenakis « la sonorité ». A l’issue de ma thèse, je me suis dit que j’allais en tirer deux livres, l’un sur Xenakis, l’autre plus général sur l’émergence du son. J’ai écrit le premier, et le second a attendu vingt ans, et il est paru en 2013. Mais ce délais lui a été bénéfique, parce que, mûrissant, j’ai élargi ma vision, ajoutant quantité d’éléments, tandis que parallèlement j’approfondissais ma connaissance de Xenakis avec plusieurs sujets de recherche, l’espace, puis le son, aujourd’hui l’écologie.

B. S. : Xenakis se préoccupait-il d’écologie ?

M. S. : J’ai écrit un article sur Xenakis et l’écologie. D’abord du point de vue compositionnel, il recyclait énormément. Il s’agit chez lui d’une économie de moyens, ce qui est très écologique. Pour ce qui concerne l’architecture, avec sa fameuse cité cosmique, il rêve d’une ville de cinq kilomètres de haut et de deux-cents mètres de circonférence, et il laisse tout le reste à la nature. Si bien que cette dernière engendre toute une part de sa pensée. Je dirais cette pensée prémoderne et elle ne fait pas de différence entre nature et civilisation. Chez les modernes, la civilisation domine la nature, tandis que Xenakis ne distingue pas entre nature et culture. Il adorait la nature, ce qui se retrouve dans sa musique avec les arborescences, technique qu’il a empruntée aux arbres, où il y a des automates cellulaires. Chez Xenakis, il y a trois niveaux, le premier est la nature à travers les sciences, donc modélisation physique par exemple les automates cellulaires, le deuxième est ce que j’appelle l’aspect dionysiaque, le fait d’une fusion avec la nature, ce qui me conduit à emprunter le terme dionysiaque à Friedrich Nietzsche que ce dernier oppose à l’apollinien, alors que Xenakis est à la fois dionysiaque et apollinien. Quand il fait des mathématiques, il est apollinien, et quand il fait des choses immédiates comme Terretektorh (1964-1965), il est dionysiaque. Le troisième niveau repose sur le fait que sa musique est quasi naturaliste, par exemple La Légende d’Eer (1978), qui était pour le Diatope, à la fin ce sont presque des sons de batraciens, obtenus par l’électronique.

B. S. : Est-ce vous qui percevez ainsi la musique de Xenakis, où en avez-vous parlé avec lui ?

M. S. : C’est ma lecture. Je fais de la musicologie, science que les compositeurs voient comme une courroie de transmission. Ce qui n’est pas du tout ma façon de penser. Les compositeurs font ce qu’ils veulent. Certains me contestent, surtout dans ma jeunesse. Pas Xenakis. J’avais 23 ans quand je l’ai rencontré. Je venais de soutenir ma Maîtrise (Master 1) sur la musique contemporaine grecque - je pensais rentrer en Grèce à l’époque. L’avant-dernier chapitre était consacré à Xenakis, et j’ai compris que le reste ne m’intéressait pas. Si bien que j’ai changé mon sujet de DEA (Master 2) Sémiologie, ce qui était à la mode à l’époque, et Xenakis me passionnait. Je suis donc allé le voir pendant un stage du Centre Acanthe. J’étais timide, j’ai pris rendez-vous avec lui pour le lendemain. Je ne savais pas s’il me fallait parler grec ou français. Je lui avais déposé la veille les travaux de recherche pour mes deux Masters. J’arrive au rendez-vous, et il me dit « Et alors ? » J’étais libéré ! J’ai compris que moi c’était moi, que lui c’était lui, que je n’avais pas besoin de raconter ce qu’il racontait, et que je pouvais écrire ce que je voulais. J’ai commencé ma lecture sur le son, et j’ai découvert tout un aspect dont lui-même n’avait jamais parlé et qui est maintenant une évidence pour tout le monde.

B. S. : Que le compositeur soit d’accord ou pas sur ce que l’analyse conduit à découvrir dans son œuvre a-t-il de l’importance ?

M. S. : … C'est sans importance ! On ne cherche pas l’intention du compositeur, c’est une des faveurs parmi d’autres qui sont absolument importantes. Mais ce n’est pas en dépit du compositeur. On ne va pas le trahir. C’est une analyse que le musicologue fait. On a le droit. Par exemple, Xenakis est très clair. Au début de sa carrière, il a beaucoup parlé de mathématiques. Pour plusieurs raisons. D’abord, il voulait rompre avec sa propre histoire, il avait besoin de sortir des questions politiques et folkloriques, parce qu’au début il voulait être le Bartók de la Grèce. Ensuite, parce qu’à l’époque il était formaliste, il lui fallait être encore plus formaliste qu’un Pierre Boulez, il lui fallait être plus moderne que les modernes de l’époque. Quand il est arrivé en France en 1947 jusqu’à Metastaseis en 1953-1954, il faisait une musique « Bartók de la Grèce », et il finit par dire « je me suis aperçu que c’était un peu provincial ». Il s’est donc mis à faire encore plus moderne que les modernes. Aujourd’hui, cette problématique a disparu. Le problème n’est plus l’originalité à tout prix, mais la conception d'une musique qui touche. C’est pourquoi que je suis passé à l’écologie, à la musique qui émeut, ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas intellectuel. Mais le formalisme, pour reprendre des catégories connues, est obsolète. Ce qui fait qu’aujourd’hui je m’intéresse à la politique. Ce livre m’a donc beaucoup appris. Depuis ma thèse, en fait, voilà une vingtaine d’années. Le sujet était le Iannis Xenakis de 1953 à 1969, l’émergence du son dans le premier Xenakis. Je me suis rendu compte de la filiation avec Edgard Varèse et la référence avec la science, Varèse ayant un pied dans la science et étant le premier compositeur du son, ce que Xenakis poursuit. Je me suis aussi aperçu, autre exemple très important pour moi, que Xenakis amène aux spectraux…

B. S. : Davantage que Giacinto Scelsi ?

M. S. : Scelsi est parallèle à Xenakis. Les spectraux ont fait leur petit mixage, ils ont pris à la fois chez Scelsi, anti-sériel, tandis que chez Xenakis ils ont trouvé le son et le processus. Ils se réfèrent à lui, après l’avoir rencontré à Darmstadt, alors que Scelsi était à Rome, où ils ont séjournés comme pensionnaires de la Villa Medici.

B. S. : Quelle est la filiation entre Iannis Xenakis et les spectraux ?

M. S. : Ils l’ont rencontré à Darmstadt en 1974, lorsque Xenakis y a été invité pour la première fois. Il leur a parlé de Metastaseis et sans doute de Pithoprakta, puis Gérard Grisey a étudié avec lui. Par exemple, Grisey a transmis ce que lui a enseigné Xenakis à ses propres élèves, Jean-Luc Hervé notamment qui connaît bien Xenakis. Tristan Murail peut-être moins, mais Hugues Dufourt respecte beaucoup Xenakis.

B. S. : Vous parlez aussi de Jean-Claude Risset et de quantité d’autres compositeurs, dans votre livre…

M. S. : Les gens qui lisent mon livre me disent qu’il est bien mais que je ne parle pas de tel ou tel compositeurs. Au début, je le prenais pour une critique, mais en fait, pas du tout, je me rends compte que je leur ai ouvert l’appétit, leur donnant envie d’aller plus loin, ce qui considérable.

B. S. : Pourquoi intégrez-vous le rock et le rap dans votre livre ?

M. S. : Tout est intéressant, le rap aussi. C’est de la grande musique…

B. S. : Vous trouvez ?

M. S. : Oui. Mais ce n’est pas votre génération, voilà tout. Ce n’est pas la musique que je vais écouter non plus. Mais j’ai un doctorant qui étudie le rap, il fait vraiment du super travail. Il est normal qu’il soit enseigné à l’université. La musique contemporaine y est bien entrée. Mais elle est devenue historique. Maintenant, elle est en train de mourir, il y a donc un passage de flambeau.

B. S. : Il y a pourtant quantité de compositeurs passionnants, aujourd’hui !

M. S. : Oui, mais ils deviennent académiques. Et il y a des mouvements, plein de choses nouvelles… Je travaille en ce moment sur l’écologie.

B. S. : Qu’appelez-vous l’écologie en matière sonore ?

M. S. : Il se trouve beaucoup de courants. Celui de l’écologie acoustique qui remonte à Raymond Murray-Schafer (1933-2021). Il y a des compositeurs moins connus, comme Hildegard Westerkamp, née en 1946, « faiseuse de sons féministe et écologiste », pionnière de l’écologie acoustique et soundmaker (« compositions à base de paysages sonores »). Le son est une question complexe. Qu’est-ce que le son ? Comment le définir ? En France, la tradition fait que l’on confond « son » et « timbre ». Or, le son ne se réduit pas à la question du timbre. J’ai donc émis l’idée de catégories… J’ai d’abord voulu un livre d’histoire, mais je n’aime pas trop l’histoire de la musique. Un peu plus aujourd’hui, mais pour moi la notion de dates n’est pas intéressante. L’histoire linéaire m’ennuie. C’est pourquoi j’ai eu l’idée d’établir cinq catégories et d’en déduire autant d’histoires parallèles qui convergent pour définir le son. Ce qui m’a libéré. La première histoire est bien sûr celle du timbre, que je fais remonter aux origines de l’orchestration, donc à Monteverdi et à son Orfeo, première partition où sont indiqués les instruments. Mais je n’écris pas quantité de pages sur le sujet, je le mentionne, puis je balaye rapidement le XIXe siècle, Berlioz, Wagner, etc., et j’en viens au XXe. Après, j’abandonne l’orchestration, j’entre dans l’impressionnisme français avec le timbre, Varèse, et j’aboutis aux spectraux. A la fin du premier chapitre, je m’attache à quelques personnes qui travaillent avec un logiciel de l’IRCAM qui répond au nom Orchidée pour orchestration automatique. Vous lui dites « je veux par exemple un environnement sonore avec des oiseaux », et le logiciel propose une transposition d’orchestre de volatiles. Mon deuxième chapitre est l’antidote du timbre, l’histoire du concept de bruit. Le timbre, c’est raffiné, c’est pourquoi il est typiquement franco-français, nous faisons de la musique de sons mais en musique savante. Là, je remonte à l’Antiquité sans m’y attarder, disant que l’invention de l’harmonie a éliminé le bruit de la musique mais il a toujours été là, par exemple dans les défauts des instruments. Même le meilleur violon du monde, au début a un petit grain qui est du bruit, et toute la musique classique a cherché à couper, éliminer ce bruit parasite, mais il a toujours été présent.

B. S. : Les musiciens ont de tout temps voulu maîtriser tous les paramètres, alors que le bruit ne peut pas l’être.

M. S. : En revanche, au XXe siècle le bruit se libère. Varèse va en faire quelque chose, concevant la première musique bruitiste, bien qu’il n’ait pas utilisé ce terme, qui a été trouvé par Luigi Carlo Filippo Russolo (1885-1947), officiellement considéré comme le père de la musique bruitiste. Je rends aussi hommage aux bruitistes italiens parce qu’ils ont trop vite été enterrés. Dans mon livre, j’évoque tous ces musiciens qui sont passés à la trappe de l’histoire de la musique. J’aimerais un jour écrire un livre sur la musique contemporaine loin de l’histoire officielle et mettre ainsi en avant des musiciens comme Serge Nigg. La quatrième, que je développe parce que c’est celle que je connais le mieux, est un livre dans le livre, c’est la composition du son. C’est-à-dire que désormais au lieu de composer avec des notes, avec des sons, on compose le son. Ce n’est pas une question de timbre, de qualité instrumentale, mais la musique spectrale y étant intégrée, l’idée d’accord est bien présente mais elle ne s’entend pas comme un accord mais comme un son. Il y a donc tout un chapitre ou Varèse revient, il y a aussi Xenakis, il y a le minimalisme américain que j’entends comme une musique de sons, et je finis avec la musique électronique avec un hommage à Jean-Claude Risset, qui est le premier à avoir dit « je ne compose plus avec des sons mais je compose le son », réalisant donc la synthèse du son. Ce concept est très développé dans mon livre, car c’était ma grande idée sur Xenakis. La cinquième et dernière histoire est celle très importante de l’espace. Je développe la thèse que l’espace n’est pas un paramètre mais il est indissociable du son, je forge donc le concept d’espace-son, et je dis que la musique s’achemine vers cette notion, et je recommence l’histoire en remontant chaque fois de moins en moins loin. Mon livre se présente ainsi sous forme de spirale. La première entrée historique est Richard Wagner chez qui l’espace est très important, je critique vivement Theodor W. Adorno, et je finis avec ce qui se faisait dans les années 2010 puisque le livre a été achevé en 2013, donc les logiciels, la spatialisation, etc. Pour compléter la présentation de ce livre, l’histoire du milieu, la troisième, après l’histoire du matériau celle de l’écoute. Parce que ma thèse est que pour la musique nouvelle au XXe siècle le problème n’est pas le matériau, ce n’est pas la difficulté, mais le fait qu’il faut un changement d’écoute. Si vous faites écouter du Xenakis aux gens et qu’ils continuent à y chercher des mélodies, des accords et des rythmes, ils vont forcément être déçus. Pour un changement d’écoute il faut qu’ils commencent à écouter le son. Donc, je raconte une histoire du son mais cette fois à travers l’écoute.

B. S. : L’IRCAM, Philippe Manoury entrent-ils dans votre thématique ?

M. S. : Je parle beaucoup de l’IRCAM et des compositeurs français, bien sûr. Dans la première mouture du livre, ils sont nombreux. Moins dans la deuxième, en anglais, où j’en ai pas mal éliminé parce qu’il était d’audience plus internationale, et j’ai ajouté des personnalités pour l’édition espagnole, qui constitue une sorte de mise à jour. J’ai aussi ajouté beaucoup de compositrices, parce que la question des femmes est apparue dans les années 2010. J’ai donc refait un mixte. Il y a des index dans les deux livres détaillés, avec auteurs, œuvres et notions. Par rapport à l’édition anglaise, pas mal de gens ont disparu, d’autres ont été ajoutés.

B. S. : Comment guidez-vous vos lecteurs ?

M. S. : Je commence par John Cage. Car, avec lui, une nouvelle histoire commence. Cage est avant tout une musique de l’écoute, il n’est pas un compositeur du matériau. Après, il y a Pierre Schaeffer, la musique concrète. Schaeffer est plutôt un théoricien, un grand administrateur qu’un musicien, un grand politique. Il s’est séparé de tous les compositeurs intéressants, les Luc Ferrari, Iannis Xenakis... C’est l’histoire de la France et de ses directeurs d’institutions. Même chose à l’IRCAM, où il y avait Risset, les Américains, Luciano Berio… L’histoire de l’écoute est fondamentale pour comprendre ce changement paradigmatique de la note à la culture du son.

B. S. : Comment définissez-vous le bruit ? Lui aussi peut être mesuré…

M. S. : Le bruit peut être un cluster. J’aborde dans mon livre l’histoire du cluster avec un hommage à Henry Cowell (1897-1965). Ce peut être Varèse dont le concept est le son organisé, et qui dit « moi, j’aime le bruit ». J’aurais pu écrire aussi une histoire à travers les supports matériels, les instruments et le studio. Une dernière histoire que j’aurais voulu relater, mais que j’ai abandonnée bien qu'elle soit importante, c’est l’histoire du multimédia. Le fait que le son vient aussi parce que les gens commencent à travailler avec d’autres médias que le son lui-même, et du coup, par exemple chez Xenakis, avec le Diatope, le son est un support, comme l’est aussi l’image. Il devient donc un média parmi d’autres. Il y a une matérialité, dans le son.

B. S. : De la musique au son… La musique a toujours été liée au son. Ils ne peuvent exister l’un sans l’autre…

M. S. : Mais pendant longtemps la musique était centrée sur les notes. Quand vous écoutez du Schubert au piano, un lied par exemple, c’est la belle mélodie qui vous emporte, la relation au texte, l’harmonie. Tandis que pour le rap, ce n’est pas de la note mais du son. Les rappeurs travaillent avec des montages de sons, avec des samplers de cinq ou six secondes, des bruits cassés, et ils les mettent dans leur musique.

B. S. : Sur quel projet de livre travaillez-vous actuellement ?

M. S. : Je travaille sur l’écologie, parce que je me suis aperçu qu’une fois entré et accepté la culture du son, on essuie beaucoup de critiques de la part des conservateurs qui disent que la musique n’est pas que le son. Je leur réponds par exemple que l’on compose le son, mais ils me rétorquent que la musique reste une affaire de notes, de rythmes, et ils n’acceptent pas ce passage. Ils disent que le problème du son est que l’on peut vite tomber dans une sorte de fétichisme de l’écoute que l’on rencontre dans certaines musiques, pas seulement dans la musique populaire. Adorno a beaucoup écrit et parlé sur ce sujet. Il détestait la musique de sons. Il s’agissait à l’époque de timbre. C’est son fameux article de 1938 sur la régression de l’audition et le fétichisme. En fait, Adorno était très conservateur et nationaliste sur le plan musical, d’où sa détestation de Debussy. Il rejetait aussi la musique de 1968, il ne supportait pas Joan Baez, il a écrit des choses horribles sur elle. J’ai tenu donc compte de cette critique et, de là, la question du fétichisme du son, c’est-à-dire que notamment à travers les médias, à travers l’écoute on peut avoir un beau son, un bel espace, et il est vrai que l’on entre dans le fétichisme c’est-à-dire que l’on prend plaisir à une relation purement matérielle, et là on peut faire une analyse freudienne ou marxiste, Marx ayant écrit sur le fétichisme de la marchandise.  Et c’est là où j’ai éprouvé le besoin de recadrer le tout et de penser un nouveau cadre qu’était la musique auparavant puisque mon livre s’appelle De la musique au son, quand je dis au son je reste dans la musique, mais il y a besoin d’un nouveau cadre, et donc c’est là que la notion d’écologie est arrivée dans ma manière de penser. Je définis l’écologie très simplement, comme une pensée des relations, donc aux antipodes de John Cage. Cage se débarrasse des relations et dit « moi je n’écoute qu’un son, je le laisse s’épanouir et du coup je me débarrasse des relations. » Et le problème de nos sociétés aujourd’hui, notamment du capitalisme, est la distinction des relations au sein de la famille, entre les amis, entre les peuples. Il s’agit donc aussi d’une critique politique et l’écologie est arrivée à ce moment-là. Je ne suis pas parti de l’écologie environnementale, de la nature. Bien sûr, elle est présente, mais je suis parti de la question des relations, à tous les niveaux, notamment entre les sons. Aujourd’hui, je travaille sur les arts sonores, je considère qu’ils font partie de la musique et il faut travailler avec eux. Je développe toute une pensée sur les sons, et quand on discute on s’aperçoit que les gens ont une relation intime avec les sons qu’il faut rendre consciente.

B. S. : Ce travail est-il typiquement d’aujourd’hui ou correspondait-il à une préoccupation ? Par exemple, quand on écoute la musique ancienne, il y a déjà des chants d’oiseaux, comme chez Clément Janequin…

M. S. : Si l’on parle de sons environnementaux, ce que l’on appelle la nature, il y a une relation très forte. La différence que j’établis entre relation à la nature que les musiciens ont toujours eue et écologie est la suivante : en musique, tout comme dans l’art en général jusqu’à Hegel, un crédo voulait qu’il fallait imiter la nature, mais, là, on est dans l’imitation, dans la nostalgie. C’est-à-dire dans la vision de la modernité qui se développe à partir de Descartes où l’humain domine totalement la nature, la machine, l’industrie, l’art prend alors en charge le refoulé. Rappeler aux humains qu’il y a la nature, c’est de la nostalgie. L’écologie introduit le militantisme, la nature dit que ce n’est plus la nostalgie, qu’il faut se battre pour changer le monde et pour arrêter ce délire qui nous conduit à l’effondrement. C’est la grande différence. C’est-à-dire, par exemple, imaginez un compositeur de l’IRCAM qui écrit un opéra ayant pour thème l’effondrement écologique mais qui utilise trente chanteurs, un orchestre de quatre-vingts musiciens et qui fait le tour du monde avec cette production, ce n’est plus écologique. L’œuvre a pour thème la nature, mais elle est anti-écologique.

B. S. : Certes, mais sur le plan social, ce n’est pas très positif.

M. S. : Il y a trois sortes d’écologies. Celle-ci est l’écologie environnementale. Mais il y a aussi l’écologie sociale et l’écologie mentale. J’emprunte cette différenciation à Félix Guattari (1930-1992), philosophe-psychanalyste qui a beaucoup écrit avec Gilles Deleuze (1925-1995). Il a signé un livre, Les trois écologies, pour dire qu’il ne faut pas séparer l’environnemental du social et du mental. Je suis d’accord qu’il ne faut pas jouer comme le « green washing ». Les trois écologies doivent aller ensemble. Mon livre sur l’écologie finit sur la Covid-19. La relation au numérique est très complexe. Le numérique coûte très cher écologiquement. Des institutions comme l’IRCAM, le GRM ont un coût écologique, parce que ce sont des bases de données, or, les data centers sont des flux. Mon livre sur l’écologie commence par l’écologie dite « punitive ». « Vous auditeurs qui aimez la musique, vous détruisez la planète parce que vous écoutez des choses en ligne qui sont dans des data centers qui font fondre les banquises ». Mais, détestant l’écologie punitive, je complète ma phrase par « mais la musique peut faire du bien ». Ce livre est paru en anglais, et sa publication en français ne devrait pas tarder. Son titre est Pour une écologie de la musique et du son. Un titre assez programmatique. Il va sortir aux Presses du Réel. Il aurait dû paraître voilà un ou deux ans. Je suis un universitaire, donc pour moi la durée de vie d’un livre est de vingt ans, mais elle est de plus en plus courte aujourd’hui. J’écris peu de livres, mais beaucoup d’articles, comme tous les universitaires. En fait mes livres sont faits à partir de mes articles que je retravaille.

Recueilli par Bruno Serrou

À Paris, samedi 3 mai 2025

1) Lien avec le PDF de la première version du ivre (2013), en libre accès : https://hal.science/hal-00769893

 

 

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