jeudi 5 décembre 2019

Le Prince Igor d’Alexandre Borodine fait son entrée à l’Opéra Bastille

Paris. Opéra de Paris-Bastille. Jeudi 28 novembre 2019

Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Elena Stikhina (Iaroslavna), Ildar Abdrazakov (Prince Igor). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Du Prince Igor, le grand public ne connaît en France que la suite des Danses polovtsiennes, une véritable « scie » des concerts dominicaux des orchestres associatifs de la capitale. L’on sait peu du reste de l’opéra, à l’exception de l’ouverture. Il s'agit pourtant d'un opéra politique parmi les plus évocateurs de l’âme russe, avec des chœurs aussi somptueux que ceux écrits par Moussorgski dans Boris Godounov et La Khovantschina

Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Ildar Abdrazakov (Prince Igor). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Il faut dire que son auteur, Alexandre Borodine (1833-1897), est lui-même occulté par deux de ses compagnons du Groupe des Cinq russe, Modest Moussorgski bien sûr, et Nikolaï Rimski-Korsakov, ce dernier étant celui qui à la fois aura fait le plus pour que ses comparses soient reconnus et nuit le plus à leur réputation en portant des jugements si négatifs sur leurs aptitudes d’orchestrateurs qu’il en retoucha les œuvres sans craindre de les trahir. Accaparé par ses obligations de médecin et de chimiste, Borodine est princumpalement célébré par les connaisseurs pour seuls Quatuor à cordes et Symphonie n°2 qui sont entièrement de sa main.

Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince IgorPhoto : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

A sa mort en effet, Borodine, également auteur du livret inspiré Vladimir Stassov et du Dit de l’ost d’Igor, a laissé son unique opéra inachevé. Si bien qu’à l’instar des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, les versions utilisées varient considérablement. Celle proposée par l’Opéra de Paris pour sa première production maison (1) se fonde sur la version originale de 1890 en quatre parties dont le troisième acte, qui n’est pas de la main de Borodine, a été retiré et à laquelle est intégré le second monologue d’Igor orchestré par Pavel Smelkov. Cette version reprend l’orchestration de Rimski-Korsakov et celle d’Alexandre Glazounov. Le trio entre Igor, son fils et Kontchakovna de l’acte supprimé a été intégré, alors que l’ouverture porteuse des thèmes de l’opéra mais transcrite par Glazounov, a été placée entre les deuxième et quatrième actes, cette ouverture étant remplacée ici par le prologue, tandis que le second monologue d’Igor plongeant dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler la noirceur de Boris Godounov de Moussorgski a été intégré au quatrième acte…

Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

La distribution est remarquable, jusqu’aux rôles secondaires. Jusqu’aux deux soudards opportunistes qui, rappelant Missail et Varlaam, assurent de jubilatoires intermèdes comiques, tous les protagonistes donnent toute la dimension de cette partition composite. Vaincu par les Tartares, atteint dans son honneur, écarté de celle qu’il aime, l’Igor d’Ildar Abdrazakov est un être déchiré, torturé, pénétrant qui n’est pas sans relations avec le Boris de Moussorgski. Au côté de cet Igor exceptionnel, la sublime Iaroslavna d’Elena Stikhina, lumineuse actrice au timbre clair, rayonnant, à la voix ample et colorée, à la musicalité étincelante. Remarquablement campé par Vasily Efimov, Ovlour devient ici un Innocent façon Boris Godounov. Irina Kopylova est une Jeune Polovtsienne tout aussi fragile au timbre joliment juvénile, Anita Rachvelishvili est une ardente Kontchakovna, et, malgré sa façon de détimbrer dans les changements de registres entre l’aigu et le grave qui donnent le sentiment de deux voix différentes, la mezzo-soprano géorgienne saisit par sa force et sa conviction. L’on regrette que le Prince Galitski soit réduit au seul deuxième acte tant Dmitry Ulyanov brille dans cet emploi de brute imbu de lui-même. Pavel Cernoch est un prince Vladimir fringant.  

Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

L’ampleur extraordinaire de l’écriture chorale de Borodine permet au Chœur de l’Opéra de Paris, particulièrement sollicité, de s’illustrer pleinement en incarnant avec une souplesse exceptionnelle la noblesse et la lâcheté, les lamentations et l’héroïsme. L’Orchestre de l’Opéra de Paris brille de tous ses feux, exaltant des sonorités foisonnantes avivé par la direction à la fois singulièrement énergique, ferme, flexible et nuancée de Philippe Jordan qui suscite mille couleurs et offre à cette partition toute sa richesse et abondance de timbres, sa violence, sa douleur, sa force, sa beauté stupéfiante.

Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince IgorDmitry Ulyanov (Prince Galitski) Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Animée par une direction d’acteur réglée au millimètre, exacerbée, chamarrée, athlétique, la mise en scène de Barrie Kosky, directeur artistique du Komische Oper de Berlin qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris. Kosky, qui sait indubitablement faire bouger les foules, susciter constamment l’intérêt, présente un Prince Igor dans l’air du temps, transposant l’épopée qui relate la bataille perdue en 1185 des Russes contre les Tartares polovtses venus d’Asie centrale dans notre temps aux images emplies de clichés exploitées ad noseum qui plongent dans un univers sordide, hanté par des oligarques répugnants de vulgarité et de soudards en treillis d’une trivialité primitive qui usent de leurs kalachnikovs avec délectation, faisant du généreux khan tartare vainqueur d’Igor un geôlier sadique en lieu et place du despote éclairé prévu par Borodine qui, au deuxième acte laisse libre cours à sa violence dans un sous-sol éclairé de néons bourré d’instruments de torture. Une débauche de treillis et de violence gratuite, comme cette nonne victime d’un viol collectif autour d’une piscine de villa pour oligqarches. 

Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Ildar Abdrazakov (Prince Igor). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Une violence corroborée par la bestialité de la chorégraphie d’Otto Pichler des Danses polovtsiennes qui entrent en résonance _avec le Sacre du printemps. Pourtant, deux beaux moments pouvaient laisser espérer un bonheur total, le premier placé au début du prologue, où l’on voit le Prince Igor encore au pouvoir s’exprimer sur un trône creusé dans le chœur d’une église entièrement dorée, et le segment de route perdu dans la brume qui clôt le troisième acte qui symbolise la défaite d’un monde qui a tout perdu à l’exception de la notion d’amour.

Bruno Serrou

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