André Boucourechliev (1925-1997), dans sa maison de campagne en 1981. Photo : DR
Voilà vingt et un ans le 13 novembre 1997, disparaissait André Boucourechliev à l'âge de soixante-douze ans. L'association ProQuartet fondée par Georges Zeisel célébrait en mai 2005 les quatre-vingts ans du compositeur franco-bulgare. Pour le programme de salle de cette manifestation organisée dans l'enceinte du château de Fontainebleau, je dressais son portrait et je reprenais une interview que j'avais recueillie pour ses soixante-dix ans. Cet homme avenant, d'une souriante humilité à l'image de son immense culture qu'il aimait à partager simplement, est l'un des compositeurs de la génération de Pierre Boulez les plus connus des mélomanes. Moins, cependant, pour sa musique que pour ses livres, plus particulièrement ceux qu'il a consacrés à Schumann, Beethoven et Stravinski, traduits en plusieurs langues, qui ont appris à des générations de mélomanes l'écoute de la création de ces composieurs.
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André Boucourechliev devant la partition d'Archipel I en 1967. Photo : DR
Portrait d'André Boucourechliev
Né le 28 juillet 1925 à Sofia, Bulgarie, dans une famille de
mélomanes érudits (son grand-père était philologue et président de l’Académie
des Sciences bulgare, sa mère professeur de français, son père avocat), André
Boucourechliev s’est installé en mars 1949 (il acquiert la nationalité
française en 1956) à Paris, où il est mort le 13 novembre 1997. Après des
études de théorie musicale et de piano à l’Académie de musique de Sofia, il
entame une carrière de pianiste virtuose et remporte en 1948 le Grand Prix du
Concours national d’interprétation musicale récompensé par une bourse du
gouvernement français. Entré en l’Ecole normale de musique, il étudie le piano
avec Reine Gianoli et l’harmonie avec Georges Dandelot, avant de se rendre à
Sarrebruck pour travailler avec Walter Gieseking. A la mort de ce dernier, en
1956, il se tourne vers la composition, l’enseignement et l’écriture, les
textes de “ l’écrivain de musique ” reflétant sa réflexion sur le
langage musical.
Le compositeur
André Boucourechliev a commencé à composer selon un parcours qu’il
qualifiait d’“ autodidacte et au rebours de l’histoire ”. Il se
consacre autant aux instruments acoustiques (Musique à trois, 1957,
qu’il considère comme son opus 1, Sonate pour piano, 1959) qu’à la
bande magnétique, qu’il travaille durant ses deux séjours à Milan, au Studio di
Fonologia de la RAI fondé en 1955 par Luciano Berio et Bruno Maderna, puis à
Paris, au Groupe de recherche musicale de l’ORTF (Texte I, 1958, Texte
II, 1959). En 1958, il participe aux cours d’été de Darmstadt, où il côtoie
ses amis milanais, ainsi que Pierre Boulez, Earle Brown, Lugi Nono, Henri
Pousseur et Karlheinz Stockhausen, ce dernier appréciant particulièrement sa Sonate
pour piano.
Vigoureusement soutenu par l’écrivain de musique, le Domaine
musical de Pierre Boulez programme régulièrement ses premières œuvres, qui
reçoivent de chaleureux succès. Musique à trois, la Sonate pour piano,
Signes (1961), Grodek, d’après Georg Trakl, (1963) y sont créés,
et sont joués aux cours d’été de Darmstadt. “ Nous éprouvions le sentiment
d’être les acteurs de l’histoire en marche ”, écrivait-il, bien qu’il
n’ait, pour sa part, “ jamais utilisé la moindre série ”.
Boucourechliev s’illustre en effet dans des œuvres ouvertes dont
la fameuse série Archipel (1967-1970) pour diverses formations qui lui
valent la renommée internationale. Il s’agit d’œuvres mobiles, variables d’une
exécution à l’autre car laissées au choix libre et instantané des interprètes.
Mais il ne s’agit pas pour autant d’œuvres aléatoires. Les séquences,
entièrement écrites bien que les paramètres soient dissociés, sont fortement
caractérisées tout en étant ouvertes à une vaste combinatoire. Ce principe de
composition est poussé jusqu’en ses limites extrêmes dans Anarchipel
(1970), qui assume le risque d’une anarchie brisant le discours. L’inspiration
de ces œuvres renvoie autant aux recherches littéraires du début du XXe
siècle, de Proust à Mallarmé et Joyce, qu’à l’expérience d’artistes américains
de toutes disciplines que le compositeur côtoie aux Etats-Unis en 1964.
Relèvent de la même esthétique deux œuvres avec lesquelles Boucourechliev
aborde le grand orchestre, Faces (1972) pour deux groupes d’orchestre
avec deux chefs, et le Concerto pour piano et orchestre (1974-1975). Il
n’en continue pas moins à composer dans la continuité, comme Ombres,
hommage à Beethoven (1970) pour douze cordes. Cette œuvre contient néanmoins
une section laissant le libre choix aux instrumentistes, chacun pour soi, de
réminiscences des quatuors de Beethoven, textuelles ou déformées, avérées ou
masquées.
Après Amers pour dix-neuf instruments, inspiré en 1973 d’un
recueil éponyme de Saint-John Perse qui se présente sur une immense et unique
feuille présentant une rose des vents, Thrène pour bande magnétique,
inaugure l’année suivante une série d’œuvres explorant le potentiel de la voix
et de la langue. Chœur mixte et récitants fournissent le matériau de l’œuvre
constitué d’éclats d’un poème inabouti de Stéphane Mallarmé. La modulation
dynamique du chant choral par les pulsations de l’élocution permet d’obtenir
“ comme des ombres de parole incrustées dans le chant... [une] parole en
creux ”. Créé le 26 juillet 1978 au festival d’Avignon dans une mise en
scène de Claude Régy, Le nom d’Œdipe, écrit sur un livret d’Hélène
Cixous, permet au compositeur d’évoquer l’indissociabilité de la musique et du
verbe, conformément à sa pensée qui veut que la musique soit
“ un langage structuré comme l’inconscient ”. Il tente de
retourner au théâtre lyrique en 1987, avec Le Miroir, composé sur un
texte de Jean-Pierre Burgart pour mezzo-soprano et orchestre, et dont il
complète le titre par le commentaire significatif de Sept répliques pour un
opéra possible. Lit de neige sur un poème de Paul Celan (1984) pour
soprano et dix-neuf instruments reflète l’attention particulière que
Boucourechliev porte sur la prosodie des langues. L’œuvre se présente en effet
en deux volets, l’un véhiculant du texte original, en allemand, l’autre sa
traduction française par le poète André du Bouchet. La musique vocale de
Boucourechliev se conclut sur son œuvre ultime que sont les Trois fragments
de Michel-Ange pour soprano, flûte et flûte en sol et piano, datés 11 avril
1995. Parallèlement, Boucourechliev développe son œuvre pour piano (Six
études d’après Piranèse, Orion III) et de musique de chambre (Tombeau,
Nocturnes, Ulysse, Orion I et II), fondée plus ou
moins sur la forme ouverte.
En fait, la musique de chambre occupe une place prépondérante dans
la création de Boucourechliev, dominée par le cycle Archipel qui fait
largement appel aux formes ouvertes, donnant ainsi à l’interprète un relatif
pouvoir créateur. Les partitions ne sont pas sans évoquer quelque carte de
navigation, tant les structures musicales sont effectivement disposées en
archipels. Archipel I (1967) pour deux pianos et percussion s’inscrit
dans le prolongement de la Sonate de Bartok, mais les percussionnistes sont ici
subordonnés aux instructions des pianistes. Archipel II (1968) pour
quatuor à cordes se présente, selon le compositeur, comme “ une navigation
tour à tour concertée et aveugle, qui appelle parfois d’étranges mots de passe,
un périple d’élans brisés, recommencés, obsédés par le souvenir, où parfois
s’allument, brefs, incertains, à peine reconnus, des fanaux anciens et
familiers. Serpentant lentement entre passé et présent, mémoire et réalité,
rêve et veille, tout itinéraire possible mène à l’impasse, à l’illusion
dévoilée, et s’enlise dans le silence : au terme de cette migration,
rien. ”
C’est
avec cette page que Boucourechliev signe sa première partition pour quatuor
d’archets, genre qui représente pour lui le summum de l’écriture musicale.
“ Le quatuor à cordes, écrit-il en 1988 dans un article qu’il consacre aux
quatuors à cordes de Beethoven, est une des formes supérieures de l’expression
musicale. L’esprit créateur s’y dépouille de tout ce qui n’est pas sa vérité
profonde. Sa loi est celle de l’absolue concentration ; il bannit
l’emphase, l’effet, la virtuosité gratuite et requiert la maîtrise totale de la
matière et de la construction. Alors que le piano, comme d’ailleurs
l’orchestre, offre une pâte sonore riche et bouillonnante dans laquelle on peut
“tailler” des figures et des formes, on se trouve, face au quatuor, dans la
nudité : celle du son, de quatre lignes pures et frêles, et celle de
soi-même. ” Chacune des partitions qu’il dédie au quatuor plonge dans
l’univers de Beethoven, qu’il associe plus ou moins à celui de Webern. Beethoven est en effet à ses yeux le symbole de l’esprit
moderne, avec ses blocs de temps, ses édifices intérieurs, ses corps à corps
avec le destin. Dans un chapitre de son livre consacré au Titan, il explique le
cercle des métamorphoses de l’univers beethovénien, plus particulièrement de la
Grande Fugue op. 133, pour lui vision musicale plus qu’actuelle
avec ses conflits, ses brisures, son dramatisme. Dans les trois quatuors, Archipel
II, Miroir 2 et Quatuor III, Boucourechliev cite un même
passage du Quatuor à cordes n° 15 en la mineur op. 132 de Beethoven, un
souvenir d’enfance qui l’a irrémédiablement marqué lorsque, dans le mouvement
lent indiqué par son auteur sous forme d’épigraphe “ Chant d’action de
grâce d’un convalescent à la divinité, dans le mode lydien ”, il a entendu
les exécutants se signaler les repères à voix haute. L’on y retrouve aussi les Mouvements
pour quatuor à cordes op. 5 de Webern. Comme l’écrit Alain Poirier dans
l’un de ses analyses, l’auteur de Miroir 2 tend un
“ miroir ” entre Boucourechliev compositeur et l’autre personnage
qu’il aimait à définir comme “ l’écrivain de musique ”, qui renvoie
aussi en permanence à celui qui a littéralement marqué toute sa pensée :
Beethoven.
André Boucourechliev et le pianiste Georges Pludermacher lors de l'enregistrement d'Archipel III à Cologne en 1970. Photo : (c) Studio Klein
L’éveilleur
Impossible de dissocier en Boucourechliev le compositeur de
l’homme de média. Au point qu’il se considérait lui-même non pas comme
musicologue, terme qu’il réfutait systématiquement, mais comme écrivain sur la
musique. Dans ses textes en effet, il aborde l’histoire de son art, armé de son
expérience des outils conceptuels et de ses interrogations de compositeur. Il
rend ainsi compte de sa propre démarche dans un langage intelligible et sûr qui
lui permet d’inciter ses lecteurs, même non musiciens, à aborder les analyses
et les notions les plus complexes. Titulaire de la rubrique musicale de la Nouvelle
Revue française à partir de 1956 et, jusqu’en 1970, de la revue Preuves,
il est l’un des chroniqueurs les plus fidèles et informés de la création
musicale de son temps, en France comme à l’étranger. Il publie également
plusieurs livres, un Schumann (1956) et un Beethoven (1963) dans la collection
“ Solfège ” des Editions du Seuil, signe d’importantes contributions
à des collectifs (Schumann, Stravinsky, Debussy, Wagner) certaines étant
reprises dans le recueil d’articles Dire la musique. En 1982, il publie
chez Fayard une monographie consacrée à Stravinsky, puis, en 1991, un Essai
sur Beethoven. En 1996, le même éditeur publie à titre posthume Regard
sur Chopin et, deux ans plus tard, Debussy, la révolution subtile.
Boucourechliev avait par ailleurs synthétisé ses recherches et ses réflexions
esthétiques dans Le langage musical paru chez Fayard en 1993.
Bien qu’il ne se soit jamais estimé pédagogue au sens strict du
terme, André Boucourechliev n’a pas cessé d’enseigner. Au-delà de ses écrits,
son rôle de passeur d’idées s’est exprimé dans le cadre de l’Ecole normale de
musique où il a enseigné jusqu’en 1958. En 1974, il est suppléant d’Olivier
Messiaen au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, en 1976 il
est chargé de cours puis, deux ans plus tard, il est maître de conférences
associé de musicologie contemporaine à l’Université d’Aix-en-Provence jusqu’en
1985, date à laquelle il est chargé d’un séminaire à l’Ecole Normale Supérieure
de la rue d’Ulm jusqu’en 1987. Il anime également séminaires et master classes
à la Sainte Baume, à l’Université américaine de Fontainebleau, au centre
Acanthes… Ce rôle d’éveilleur, à la fois accessible et ambitieux, a fait de lui
un homme de radio et de télévision apprécié, en France (France Musique, France
Culture, Arte), en Suisse et au Canada. Ses séries d’émissions sur les quatuors
à cordes de Beethoven, sur le rôle de la variation dans l’écriture musicale ou
sur Stravinsky sont régulièrement rediffusées. Aujourd’hui, aucun compositeur
ne l’a remplacé dans sa polyvalence généreusement polychrome.
Bruno Serrou (mai 2005)
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Georges Pludermacher en 1973 composant Thrène au GRM. Photo : DR
Entretien avec André Boucourechliev
Bruno Serrou : Comment êtes-vous venu à la composition ?
André Boucourechliev : Pianiste de
formation, j’ai pu quitter la Bulgarie, mon pays natal, en 1949 grâce à une
bourse offerte à l’issue d’un concours par le gouvernement français. C’est
ainsi que j’ai pu m’installer à Paris, où j’ai commencé une carrière de
musicien interprète. C’est alors que le démon de la composition s’est manifesté
en moi. J’ai fait quantité d’essais dits de jeunesse, avant de renoncer peu à
peu au piano pour ne me consacrer entièrement à la composition et à mes essais
sur la musique.
B. S. : Ne serait-ce
pas, pour vous qui arriviez de Bulgarie, la découverte de la vie musicale
occidentale et de la musique d’Anton Webern qui aurait déclenché en vous le
choc nécessaire à la création ?
A. B. : Je ne peux
dire si c’est le fait d’écouter des choses que j’ignorais encore qui m’a donné
envie de composer… Lorsque je suis arrivé en France, je ne connaissais du XXe
siècle que Debussy et Ravel, sans pour autant vraiment les comprendre. Je me
suis rendu à Darmstadt, et je suis assez rapidement entré dans l’orbite du
Domaine musical. Webern avait jusqu’alors été pour moi un parfait inconnu. La
découverte de sa musique a été un choc… en douceur. Je me souviens d’avoir
éprouvé à son écoute un sentiment à la fois d’ordre, de pureté, d’imagination.
Bref, quelque chose de tout à fait nouveau, mais rien de spectaculaire. Mais
Webern n’a jamais suscité d’électrochoc, pas même de son vivant. S’il y eut
scandales, ce fut uniquement pour Schönberg ou Berg. Jamais pour Webern !
Sa musique est si délicate, à la frange du silence, qu’elle ne pouvait au pire
que laisser les gens impassibles, mais ni bruit ni fureur. Tout le contraire du
Sacre du printemps, que je n’ai vraiment étudié qu’en France.
B. S. : Quels sont
vos rapports à Stravinsky, à qui vous avez consacré une grande
monographie ?
A. B. : J’en suis à
la fois très éloigné et très proche…. Il est tout le contraire de ce que je
suis. Mais j’aime sa musique. Comme la majorité des compositeurs de ma
génération, j’ai d’abord écarté sa période néoclassique. Ce qui ne m’a pas
empêché, tandis que j’écrivais l’ouvrage que je lui ai consacré en 1982, de
plaider l’unité de l’homme et de l’œuvre. Pour moi, Stravinski est le contraire
d’un caméléon. Sa cohésion est profondément ancrée en lui. Le sens du sacré, de
l’archétype est omniprésent dans sa création, que ce soit dans sa première
manière, à son époque néoclassique ou la période sérielle. J’écoute toujours le
Sacre du printemps, et, plus encore, Noces comme des œuvres neuves.
Mais je n’ai pas connu Stravinsky personnellement. Je n’ai fait que le côtoyer
dans des festivals, à Venise, sans jamais échanger le moindre mot avec lui.
Luciano Berio l’a un peu connu, Pierre Boulez plus encore. J’ai moi-même écrit
un article où je conclue que Stravinsky ne pouvait rien apporter aux jeunes
générations, alors même qu’il a énormément compté pour la nôtre.
B. S. : Et Claude Debussy ?
A. B. : Un nouveau
Debussy est né de ma connaissance de Webern et de Stravinsky. Pour moi, il est
peut-être le plus grand musicien du siècle. Je le crois plus difficile à
comprendre que Webern.
B. S. : En France,
vous avez découvert Anton Webern et Igor Stravinski, relu Debussy. Comment vous-même vous
êtes-vous trouvé ?
A. B. : Mes premiers
“ exploits ” remontent à mon séjour au studio de phonologie de Milan
où je travaillais auprès de Luciano Berio et de Bruno Maderna. Je les avais
rencontrés à Darmstadt, où se tenaient chaque année de véritables états
généraux de la musique nouvelle. C’était formidable. Ceux qui disent le
contraire n’y ont en fait jamais mis les pieds. J’y suivais les cours qu’y
donnaient mes pairs, Stockhausen, Boulez, qui avaient mon âge, mais qui étaient
venus à la composition plus tôt que moi. Je n’ai pas eu de “ vieux
maîtres ”, et je n’ai pas été l’élève de Messiaen. Berio, Maderna et moi
nous traitions de tous les noms. Nos rapports n’ont jamais été ceux de professeurs
à élève. Ils étaient tous deux très durs avec moi. Surtout Berio, qui se
montrait particulièrement exigeant, sévère, ironique. Ce qui m’a fait un bien
fou, car c’est ainsi que j’ai appris à composer.
B. S. : Est-ce alors
que vous vous êtes engagé activement dans la vie musicale ?
A. B. : J’étais
solidaire du Domaine musical, tout en n’ayant jamais écrit de série
dodécaphonique. Je me sentais plus libre ainsi. Mais je connaissais
parfaitement la cuisine sérielle. Toutes mes œuvres nées jusque dans les années
soixante-dix ont été jouées au Domaine musical, soit sous la direction de
Boulez, soit par les formations de musique de chambre.
B. S. : Vous avez
néanmoins pris une certaine distance à l’égard de Pierre Boulez.
A. B. : … J’ai pris
mes distances avec un peu tout le monde ! C’est sans doute l’âge de la
sagesse qui le veut. Depuis un an, je ne suis plus dans la bagarre. Je n’ai
plus de contraintes. Le concours d’Evian 1995, qui m’a commandé un quatuor à
cordes, est l’exception : il est impossible de résister à une telle
offre ! Mais je veux prendre du recul, désormais. J’écris un peu pour moi,
je mets au point une anthologie de mes articles qui devraient paraître aux
Editions Minerve.
B. S. : Que
pensez-vous de la musique d’aujourd’hui, des jeunes compositeurs ?
A. B. : Je leur
souhaite bien du plaisir !… En effet, il y a trop de musique
contemporaine, d’institutions et de concerts qui lui sont dédiés. Il y a
surabondance de manifestations. On dit que le fossé entre la musique classique
et celle du XXe siècle ne cesse de se creuser. C’est faux !
Néanmoins, la génération la plus gâtée fut incontestable la nôtre. Pourtant, il
n’y avait pas d’Ensemble Intercontemporain, ni de tout de tout le reste. Ce qui
émergeait était des œuvres chocs. Certes, elles suscitaient une certaine
incompréhension, mais quelque chose se passait alors. La presse était
passionnée, il y avait de vraies critiques. Aujourd’hui, tout est aseptisé, se
fond dans la masse. La création est toujours plus consensuelle. Dans un pareil
contexte, un jeune compositeur ne peut se sentir heureux. Ce qui lui est
commandé est joué une fois, puis disparaît… Notre génération compte quantité de
partitions qui appartiennent désormais au répertoire du XXe siècle.
Mon Archipel I a été joué deux cent cinquante fois, Ombres a été
donné un peu partout dans le monde. Cela semble impossible, désormais. Il se
passe de drôles de choses, aujourd’hui !… Ainsi, par exemple, l’opéra de
Pascal Dusapin, To be sung, est à mon avis un chef-d’œuvre absolu.
Pourtant, quel en a été l’écho dans la presse ? Très faible, si l’on
considère la valeur de l’œuvre. Dans les années cinquante/soixante, c’eût été
différent. Il y aurait eu des bagarres par colonnes interposées, la radio s’en
serait mêlée !
B. S. : Les
compositeurs ne seraient-ils pas les premiers responsables de cette
situation ?
A. B. : Le malentendu
provient peut-être du succès même de la musique contemporaine. Ce que nous
finirons par savoir assez vite… Mais que vont faire les jeunes ? Cela
reste pour moi une énigme… Toutes les inventions sont possibles, mais
existe-t-il un auditoire ? Je crains que la perception du public ne
s’émousse.
B. S. : La diffusion
joue tout de même un rôle important dans la propagation de la création
musicale. Autrefois, il n’y avait, en gros, que le Domaine musical. Désormais,
outre l’Ensemble Intercontemporain, il y a l’Itinéraire, 2e2m…
A. B. : Il se trouve
tout ce que l’on veut… Mais le public est moins actif, moins concerné, moins
connaisseur.
B. S. : Avez-vous
enseigné la composition ?
A. B. : On ne me l’a
jamais demandé. J’ai seulement remplacé Olivier Messiaen durant quelques mois
au Conservatoire de Paris. Ce qui m’a beaucoup plu. Je faisais parler mes
élèves des œuvres qu’ils étaient en train d’écrire, en leur disant que ce qui
m’intéressait c’était leurs projets. Parmi eux, Michèle Reverdy, à qui je ne
prétends pas avoir appris quoi que ce soit, si ce n’est, peut-être, une
certaine attitude face à la création.
B. S. : Comment
voyez-vous la musique du XXIe siècle ?
A. B. : Je ne suis
pas devin !
B. S. : Quelle place
accorderiez-vous à l’outil informatique ?
A. B. : Je pense
qu’il jouera un rôle considérable. Non pas sur le plan de l’invention, mais
plutôt sur celui de la conflagration entre les divers aspects de la
scénographie. L’informatique est un outil de plus dans la panoplie
compositionnelle à n’utiliser que de façon intelligente, comme le fait
notamment Dusapin.
B. S. : L’éclectisme
autrefois vilipendé est aujourd’hui de mise. Qu’en pensez-vous ?
A. B. : L’académisme
est aujourd’hui sériel. Vous savez, l’histoire est assez sinusoïdale. En ce
moment, nous sommes parvenus à une période de fructification, de récolte de ce
qui a été semé voilà plus de trente ans, et il y a surabondance de moyens. Mais
y aura-t-il quelque chose d’autre ? Y aura-t-il des mouvements aussi
puissants que ceux qu’a suscités ma génération ?.. Je n’en sais
strictement rien. Ce sera peut-être affaire d’individualités.
B. S. : Si vous
n’aviez qu’une seule œuvre de vous à sauvegarder, quelle serait-elle ?
A. B. : Les cinq Archipel…
Peut-être Ombres, voire les deux Miroirs. Mais la sélection se
fera d’elle même, avec le temps.
B. S. : Bien que vous apparteniez
ouvertement à votre siècle, Beethoven reste votre maître…
A. B. : Beethoven est
le grand esprit moderne de l’histoire de la musique.
B. S. : Est-il plus
représentatif que Bach, par exemple ?
A. B. : Ah oui !
… Bach est génial mais anachronique : il n’est pas de son temps. Au début
du XVIIIe siècle, la sonate commençait en effet à s’imposer. Et
Bach, avec sa grande polyphonie, est arrivé là comme un vieux monsieur. A la
pointe de la mode, ses fils étaient un peu gênés de voir leur père vêtu de ses
vieilles hardes. Ils le considéraient comme un peu suranné. Beethoven, lui, est
en avance sur son temps. Il casse les rochers. Beethoven est un très grand
homme. Je l’aime !
Recueilli en février 1995 par Bruno Serrou
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André Boucourechliev en 1952. Photo : DR
André Boucourechliev - Repères autobiographiques
1925
– Naissance à Sofia, Bulgarie
1948
– Grand Prix National d’interprétation musicale
1949
– Arrivée et installation à Paris
1950-[19]55
– Etudes musicales à l’E[cole] N[ormale de] M[usique]-Paris et au Conservatoire
de Sarrebruck (Gieseking)
1956
– Acquiert la nationalité française
1957
– Musique à trois (première œuvre jouée à Paris)
1957-[19]59
– Travaux au Studio di Fonologia de la RAI (Texte 1)
1963-[19]66
– Sonate pour piano, Godek, Musiques nocturnes
1967-[19]72
– Archipels I à V, Ombres, Tombeau
1972
– Création Anarchipel ; Faces pour deux orchestres
1973-[19]75
– Amers, Thrènes, Concerto pour piano et orchestre
1976-[19]77
– Six Etudes d’après Piranèse
1976-[19]78
– Le nom d’Œdipe (opéra)
1980-[19]83
– Orion I, II, III
1984
– Lit de Neige (soprano et ensemble, Commande de l’E[nsemble]
I[nter]C[ontemporain]
1985
– Nocturnes pour clarinette et piano
1986-[19]87
– Le Miroir pour voix et orchestre
1988
– Miroir 2 pour quatuor à cordes
1993
– Quatuor III
[1995
– Trois fragments de Michel-Ange pour soprano,
flûte et flûte en sol et piano]
1956-1993
– Ouvrages sur Schumann, Beethoven (Le Seuil et Actes Sud), Stravinski, Le
langage musical (Fayard)
1974-[19]76
– Assistant d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris
1977-[19]84
– Professeur de musicologie à l’Université d’Aix-en-Provence
1984
– Grand Prix national de musique
André Boucourechliev
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