Paris, Opéra national de Paris-Bastille, mardi
19 mai 2015
Elève de
Jules Massenet et de César Franck, issu d’une riche famille bourgeoise du
quartier latin, juriste de formation devenu tardivement musicien (il est entré
au Conservatoire de Paris à l’âge de 35 ans), épris de la musique de Richard Wagner
au point de se rendre en Allemagne dès 1879 pour assister à des représentations
du Vaisseau fantôme et du Ring, puis, en 1882, à la création de Parsifal à Bayreuth, où il se rendra
régulièrement par la suite, Ernest Chausson n’a eu en moins de quarante-cinq
ans le temps de terminer moins d’une quarantaine d’œuvres auxquelles il
convient d’ajouter des partitions de jeunesse, d’autres inachevées, ainsi que
quelques esquisses, avant de mourir bêtement contre un mur à la suite d’un
accident de bicyclette. Au sein de sa création, un unique opéra, qui confine au
chef-d’œuvre, le Roi Arthus, qui
porte le numéro d’opus 23.
J. Paquot d'Assy dans le rôle de Genièvre lors de la création du Roi Arthus d'Ernest Chausson Théâtre de La Monnaie de Bruxelles durant la saison 1903-1904. Photo : (c) Archives de La Monnaie n° 34743
Destin de l’œuvre
A
l’instar du Quatuor pour cordes et piano
en la majeur op. 30 créé dans cette même ville cinq ans plus tôt, c’est à
Bruxelles, au Théâtre de la Monnaie, que le
Roi Arthus a été donné en première mondiale à titre posthume le 30 novembre
1903, soit quatre ans, cinq mois et vingt jours après la mort de son auteur. Tant d’ouvrages français sans intérêt ni
attrait particulier ont été remis au goût du jour ces dernières années que l’on
se demande ce qui a bien pu tenir cette grande partition loin des scènes
françaises. Depuis la première hexagonale du seul troisième acte au plus sombre
de la Première Guerre mondiale, le 30 mars 1916, il aura fallu attendre 1996
pour que l’ouvrage soit entièrement monté à la scène, grâce à l’Opéra de
Montpellier dans une production venue d’Allemagne, puis encore dix-huit ans
pour une deuxième production, cette fois à l’Opéra du Rhin, à Strasbourg, en
mars 2014. Le public parisien a pu découvrir l’œuvre entière le 14 mai 1981 au
Théâtre des Champs-Elysées, grâce à Radio France, et n’a fait l’objet que d’un
seul enregistrement discographique officiel, réalisé par le label Erato en 1986,
avec Teresa Zylis-Gara, Gino Quilico, Gösta Winbergh, le Nouvel Orchestre
Philharmonique et les Chœurs de Radio France dirigés par Armin Jordan.
Ernest Chausson (1855-1899), sur son vélo, qui lui fut fatal. Photo : DR
Il aura
donc fallu cent douze ans après sa création et cent seize ans après le décès de
son auteur pour que l’Opéra de Paris daigne enfin lui prêter attention… Le Roi Arthus, dont Ernest Chausson est
le signataire à la fois de la musique et du livret, est de la même luxuriance que
son Poème de l’amour et de la mer op. 19 qu’il composa en 1882-1892 pour voix
et orchestre sur deux poèmes de son ami Maurice Bouchor. Comme cette dernière œuvre,
bien que six fois plus développé, cet opéra a nécessité une genèse qui s’étend
sur presque dix ans, Chausson rédigeant le texte en 1885-1886 et achevant la
partition fin 1894.
Château médiéval du Pays de Galles. Photo : DR
L’œuvre
La
légende arthurienne a inspiré quantité d’artistes, qu’ils soient peintres, poètes,
romanciers, cinéastes, musiciens... Parmi eux, Henry Purcell pour son semi-opéra King Arthur, et Richard Wagner, qui y a puisé
son ultime ouvrage, Parsifal, inspiré
des aventures mystiques de l’un des chevaliers de la Table Ronde, Perceval le
Gallois, parti à la quête du Saint Graal dans lequel, selon la légende, Joseph
d’Arimathie aurait recueilli le sang du Christ quand le corps de ce dernier fut
descendu de sa Croix. Un opéra que Chausson a découvert dès sa création en
juillet 1882 à Bayreuth. L’on retrouve dans le drame lyrique de Chausson la
proximité du « sorcier » Wagner qui pesa de tout son poids sur la
musique française de la seconde moitié du XIXe siècle, de Parsifal, par le flux continu et entêtant
de l’orchestre et des motifs conducteurs, et, surtout, de Tristan et Isolde, jusqu’aux héros-mêmes, avec le roi Arthus faisant
imparablement penser au roi Marke - mais aussi à Wotan -, tandis que Lancelot
et Genièvre renvoient à Tristan (mais aussi à Amfortas) et à Isolde, Mordred à Melot,
Lyonnel à un Kurwenal embryonnaire... Néanmoins, le premier acte doit aussi à
Berlioz, tandis que le tout s’avère profondément original avec une
orchestration impressionniste aux harmonies transparentes et fines qui donnent à
l’ensemble de la partition une flexibilité d’un rare raffinement.
Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Production de Graham Vick pour l'Opéra de Paris, début de l'Acte I. Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris
Ce drame
lyrique en trois actes et six tableaux séparés par de somptueux interludes
orchestraux d’une durée totale de deux heures et quarante-cinq minutes, conte
une histoire peu morale considérant l’époque de sa genèse, celle de la reine
Genièvre, épouse du roi Arthus, qui, à la fin du premier acte où se noue le
destin des héros, embrasse presque dans un même élan les deux hommes de sa vie,
son amant Lancelot et son royal époux. Au début du premier acte, vainqueur des
Saxons, le roi Arthus loue les mérites des chevaliers de la Table Ronde, plus
particulièrement de Lancelot, ce qui avive la jalousie de Mordred, neveu du
roi. Lorsque Lancelot retrouve Genièvre, qui est sous la protection de Lyonnel,
l’écuyer de Lancelot qui constate que son maître trahit la confiance du roi, les
amants oublient le monde et les conventions. Ayant surpris le couple, Mordred
est terrassé par Lancelot, qui le croit mort. Au deuxième acte, le chant d’un
laboureur, qui célèbre les exploits d’Arthus, exacerbe les remords de Lancelot.
Genièvre apprend à ce dernier que Mordred est en vie et les a dénoncés au roi,
qui ne veut pas le croire sans entendre Lancelot. Celui-ci, contraint de
choisir entre une vie de mensonge à la cour et la fuite, opte pour un retour en
son château en compagnie de Genièvre. Pressentant la fin de son œuvre, Arthus
invoque Merlin, le compagnon des premières heures dont le spectre lui annonce
le déclin de la Table Ronde et sa fin prochaine avant de disparaître lorsque
lorsqu’Arthus lui demande si Lancelot et la reine l’ont trahi. Arthus, qui
comprend que Genièvre est partie avec Lancelot, appelle ses chevaliers à leur
poursuite. Dans le dernier acte, malgré l’assaut des troupes royales, Lancelot
refuse de combattre son roi et lâche son épée. Désarmé, il se jette dans la
mêlée avec l’espoir d’une mort certaine, tandis que Genièvre se suicide à l’aide
de sa propre chevelure. Découvrant Lancelot expirant, Arthus, accablé,
pardonne au couple perfide, tandis que le chevalier meurt dans ses bras en
prédisant que la pensée d’Arthur sera éternelle, contrairement à la sienne. Aspirant
à son tour à la mort, Arthus jette son épée Escalibor à la mer et monte dans
une nacelle, tandis que le soleil sombre dans la mer et qu’un chœur céleste l’appelle
dans un au-delà mystique.
Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Roberto Alagna (Lancelot), Thomas Hampson (Arthus), Sophie Koch (Genièvre). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris
La production
Dans les deux
rôles principaux, l’Opéra de Paris a reconstitué le même duo, le ténor français
Roberto Alagna et le baryton américain Thomas Hampson, qui avait contribué au
succès du Don Carlos de Verdi que le
Théâtre du Châtelet avait produit dans sa version originale en français en 1996,
à l’époque où Stéphane Lissner en était le directeur. Mais Graham Vick n’est
pas Luc Bondy. Dès l’ouverture, l’on entre dans un univers singulièrement
prenant de Chausson, tant il enchante les sens avec des accords et un
traitement de l’orchestration qui puise plus ou moins dans la Chevauchée des Walkyries et que dirige avec allant et une
sensualité délicate Philippe Jordan, qui en souligne la profondeur de champ et
les volutes sonores parfaitement soutenu par les chatoyances sonores de l’Orchestre
de l’Opéra de Paris.
Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Roberto Alagna (Lancelot). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris
Dès les
premiers instants du premier acte, le metteur en scène gallois s’avère clairement
en panne d’inspiration ou s’ennuie ferme dans le déroulé de cet œuvre dont le contenu
aurait dû l’inspirer et le conduire à chanter dans son jardin. Graham Vick
semble avoir tout fait pour éviter de se laisser magnétiser par la légende arthurienne,
en situant l’action dans les années 1970. La direction d’acteur est limitée, le
plateau dépouillé dominée dans le fond par un immense poster à dominante bleue
d’où se détache une tour de château médiéval, et de grandes épées de duel
médiévales portées par des hommes à la vague physionomie d’ouvriers du bâtiment
qui les disposent autour des murs d’une maison… Merlin préfabriquée en construction
agrémentés d’un jardinet de fleurs jaunes et d’herbe plus verte que nature. Heureusement,
à défaut de l’œil, frustrée, côté musique, l’oreille est comblée. Roberto Alagna
et Sophie Koch sont en très grande forme. Thomas Hampson apparaît un rien fatigué
vocalement mais le timbre est splendide, le chant généreux, le port altier et de
haute stature. Les seconds rôles sont parfaitement tenus, à commencer par le
puissant Mordred d’Alexandre Duhamel, et l’attentionné Lyonnel de Stanislas de
Barbeyrac. L’orchestre est sans faiblesse, fluide et ample à la fois,
donnant à entendre toutes les voix somptueusement mises en relief par l’écriture
sculpturale de Chausson. Incroyable à l’écoute de ces pages magnifiques de se
rappeler qu’il ait fallu attendre cent vingt ans pour que cet authentique
chef-d’œuvre de l’opéra français entre au répertoire de l’Opera de Paris. Mais
combien d’années va-t-il falloir attendre pour le retrouver dans ces mêmes murs
après une production aussi insipide où l’on reconnaît à grand peine, du moins
dans ce premier acte, qui est qui et qui fait quoi tant les costumes sont
quelconques et par trop semblables.
Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Sophie Koch (Genièvre), Roberto Alagna (Lancelot). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris
Le
deuxième acte est musicalement exceptionnel. Hampson a retrouvé toutes ses
capacités vocales, et se fait bouleversant dans la scène deux. Délirant,
anxieux, criant de douleur et de vérité. Sa voix exhale une émotion
extraordinaire. D’une force extrême, son dialogue avec Merlin a la dimension de
celui de Wotan avec Erda. Peter Sidhom a une voix ferme et bien timbrée, à la hauteur
de celle d’Hampson. Dans la première scène, Alagna torturé par le doute est
grandiose, Sophie Koch est insupportable à souhait dans sa façon, toute
féminine de torturer son amant. Mais Dieu que le canapé en skaï rouge planté au
milieu du plateau est hideux, et Hampson, en costume bourgeois d’intérieur fait
d’un confortable gilet et pantalon de velours de couleur beige, a bien raison
de le massacrer à la fin de l’acte.
Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Sophie Koch (Genièvre). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris
L’interlude entre les deux scènes est
sublime. L’on y retrouve la fluidité des eaux du Rhin dans la Tétralogie de Wagner, les tensions du
deuxième acte de Tristan et Isolde,
des empreintes de Lohengrin, mais le
tout réalisé avec des procédés bien personnels et d’une sensualité toute
française. Mais l'on retrouve encore cette maison préfabriquée, cette fois vue de l'intérieur, et le même canapé, tandis qu’au dehors,
la Table Ronde est symbolisée par le même cercle d’épées reliées entre elles par un
cordage enroulé autour de leur garde tel une corde de pendu.
Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Sophie Koch (Genièvre). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris
Enfin, le
troisième acte venu, le sort du canapé est jeté d’entrée. Il subit enfin le
destin radical qu’il mérite : il brûle tandis que le rideau se lève. Il brûlera
jusqu'au deux-tiers de la première scène, en dégageant une forte odeur de
résine de plastique. Les épées sont cette fois éparpillées au milieu d’un champ
de ruines, la maison, elle aussi au sol effondrée est devenue abri de SDF,
seules quelques pans de mur sont encore droits. En fond de scène, le poster
bleu ciel et vert sur lequel se découpe depuis le début une tour médiévale en
front de mer symbolisant sans doute le château d’Arthus, à moins que ce soit celui
de Lancelot, est roussi par le feu et rongé par l’humidité. Genièvre est seule
en proie au doute quant au comportement de Lancelot, lorsque survient ce
dernier, qui dit fuir le roi tant il a de remord. Enfin, une bribe de direction
d’acteur lorsque Genièvre devient folle, ivre d’incertitude, et finit seule par
se suicider, un suicide auquel on a du mal à croire tant Sophie Koch a de mal à
se convaincre de l’efficacité de sa chevelure pour parvenir à ses fins.
Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Thomas Hampson (Arthus), Stanislas de Barbeyrac (Lyonnel), Roberto Alagna (Lancelot). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris
Entre les
deux scènes de l’acte, comme entre chacune de celles des deux précédents, un superbe
interlude, cette fois avec des fanfares guerrières qui se répondent à
l’arrière-scène sonnant l’hallali entre partisans de Lancelot et ceux d’Arthus,
et qui débouche sur la sublime scène finale des adieux où les des deux héros de
la soirée, Alagna et Hampson, sont au sommet de leur art, bientôt rejoints par
le chœur mystique qui accompagne Arthus vers son sommeil éternel, après que
Lancelot ait prédit l’immortalité de la mémoire du roi. L’on entend dans cet
acte ultime des effluves de Parsifal,
particulièrement le chœur final et le thème de la lance, de Tristan et Isolde, le roi Marke, l’immolation
d’Isolde, les appels de Brangäne et ceux de Kurwenal, le Crépuscule des dieux... ainsi que d’extraordinaires traits de
violoncelle... Le tout exalté par un Orchestre de l’Opéra de Paris en très
grande forme.
Bruno Serrou
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