lundi 3 septembre 2012

Le plus grand des compositeurs portugais, Emmanuel Nunes, est mort à Paris le 2 septembre 2012


Paris, dimanche 2 septembre 2012
 Photo : DR
« La composition est un combat contre le silence, contre le non-sonore, écrivait Emmanuel Nunes en 1977. Le silence est tout ce que j’entends en moi et qui ne peut pourtant devenir musique. Et ce serait idéal si, par une parfaite ‘’capillarité’’ entre toutes les strates de ma conscience et de mon inconscient, l’acte de mon prélèvement était libre de la contingence de mon existence chronologique. (…) Quand je me mets à apprendre quelque chose, il y a toujours un moment où je le vis comme un saut, où je sais tout d’un coup plus que j’ai appris, comme si un monde d’idées s’ouvrait, sans que cela recouvre ce que je sais, et je dois retourner en arrière pour apprendre d’autres choses qui me manquent. Dans ce processus, ce serait plutôt une synthèse qui mènerait à l’analyse que le contraire. J’aime jouer à l’apprenti sorcier, à condition d’être sûr de devenir le maître avant que tout prenne feu. »
Le compositeur portugais Emmanuel Nunes, qui résidait en France depuis 1964, est décédé dimanche 2 septembre dans un hôpital parisien, a annoncé en fin de matinée de dimanche la Casa da Musica de Porto. Il venait d’avoir 71 ans. La Portugal tenait en lui le plus grand compositeur de son histoire. Bien que sa vie fût perturbée par une poliomyélite contractée dans son enfance, il aura continué ses activités grâce à un courage et à une volonté sans failles. C’est à Lisbonne qu’il est né le 31 août 1941 et où il commença l’étude de la musique, tout d’abord le piano, puis la théorie à l’Académie de musique de sa ville natale de 1959 à 1963, ainsi que la philologie allemande et grecque à l’Université de cette même ville.
Après avoir fui la dictature lazariste en 1964, il s’est installé à Paris où il a poursuivi ses études où il obtient en 1971 un Prix d’esthétique dans la classe de Marcel Beaufils au Conservatoire National Supérieur de Musique. Entre 1963 et 1965, il participe aux cours d’été de Darmstadt auprès de Pierre Boulez et d’Henri Pousseur, et, de 1965 à 1967, il fréquente les cours de la Rheinische Musikschule de Cologne où il travaille la composition avec Karlheinz Stockhausen, la musique électronique avec Jaap Spek et la phonétique avec Georg Heike tout en continuant à suivre l’enseignement de Pousseur. Boursier du ministère de l’Education nationale du Portugal en 1973-1974 et de la Fondation Calouste Gulbenkian en 1976-1977, il entreprend une thèse de musicologie à la Sorbonne sur Anton Webern. Il est invité par la DAAD (Deutscher Akademischer Austausch Dienst) de Berlin comme compositeur en résidence en 1978-1979, et obtient la bourse de la création du ministère français de la Culture en 1980. De 1986 à 1992, il vit à Fribourg-en-Brisgau, puis choisit de s'installer à Paris. L’analyse des Momente de Stockhausen par le compositeur est considérée par Nunes comme une étape capitale dans sa propre quête. A travers elle, il prend conscience des enjeux que représentent les nouvelles technologies dans le rapport entre la perception du son et la pensée musicale. Loin de renier son héritage, Nunes réalise une captivante synthèse entre Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen, la tradition grégorienne, la polyphonie de Monteverdi, Gesualdo et Vecchi, le classicisme de Bach et Beethoven, et le romantisme d’un Schubert ou d’un Mahler. « J’essaie d’approfondir le langage, à la fois le mien et celui qui a existé avant moi, confiait-il à la musicographe Brigitte Massin dans un entretien paru dans un programme du Festival d’Automne à Paris. Et j’espère qu’il y a de moins en moins de dichotomie entre ce que l’on peut appeler la rigueur - ou la virtuosité - et l’expressivité musicale. Pour ma part, je peux de moins en moins les séparer : si je me mets à composer avec des chiffres - que ce soit pour les rythmes ou pour les hauteurs -, je ne me sens nullement en dehors de mon expressivité. »
Photo : DR

La musique de Nunes s’est rapidement imposée par la rigueur de ses structures et par la force dramatique qui lui donne une impressionnante puissance expressive. Cela malgré ses aspects hiératiques et symboliques, à l’instar de plusieurs de ses œuvres dont les titres renvoient à la symbolique kabbalistique. « Ce qui tient peut-être du sacré dans ma façon de voir, disait-il en 1992 à Brigitte Massin, est que je crois infiniment aux œuvres. Je crois aux pièces en tant qu’organismes vivants, qui naissent, vivent et meurent. Et selon leur santé intérieure, ils vivent beaucoup, ou ils meurent très vite. Il y a une usure, mais aussi une résurrection des œuvres. Cela dépend de leur degré de perfection, de leur perfection au sens organique. »
L’exploration du rapport entre vitesse de propagation dans l’espace, rythme et timbre, plus particulièrement dans la série des Lichtung composée entre 1988 et 2007, renvoie à l’autre quête majeure de Nunes, celle du mystère d’un présent qui perdure parce qu’il contient à la fois son passé et son avenir. Il s’agit pour le compositeur de faire cohabiter par le truchement d’une « virtuosité temporelle » le temps de la conception, le temps de l’écriture et le temps de l’écoute. « Je considère ma vie de compositeur comme un parcours initiatique, reconnaissait-il. (…) Je ne puis avoir qu’une position intemporelle vis-à-vis de quelque musique que ce soit. J’écoute énormément de musique de toutes les époques, et je perçois constamment des courants souterrains au fil de l’histoire, qui ne sont jamais ou presque jamais ceux que l’on trouve dans les analyses. Ces courants me semblent effacer le temps historique. » En effet, l’œuvre d’Emanuel Nunes, âpre, farouche, d’une puissance quasi compulsive, emprunte à la phénoménologie du philosophe mathématicien allemand Edmund Husserl (1859-1938) entièrement élaborée sur deux socles constitutifs, le temps et l’espace. Son style, singulier, intransigeant et ardu tout en étant accessible est marqué par une esthétique spécifique de l’harmonie, sèche voire rugueuse, et du timbre, plutôt enserré, souvent fondés sur des nombres prédéterminés de notes ou des chiffres (comme le 4 dans Chessed, qui signifie grâce), et par un onirisme subtile et méditatif. « Les chiffres jouent un rôle à la fois inconscient et provoqué, disait-il à Brigitte Massin. Il y a des œuvres où un chiffre se retrouve à plusieurs niveaux : soit dans le nombre d’instruments, soit dans la façon de traiter certains rythmes. Musik der Frühe, Nachtmusik et Wandlungen sont liés, d’une manière chaque fois différente, au chiffre 5. Duktus se fonde sur le chiffre 7, tant pour l’harmonie que pour les groupes de timbre... Mais le nombre n’a jamais un caractère de totalité. Il ne s’agit pas d’une démarche sérialisante, au sens où elle n’est pas globalisante. Il soutient plutôt des aspects de l’œuvre. »
Toute emprunte de spatialité, qu’elle soit ou non enrichie par l’informatique en temps réel, se présentant tel un mégalithe au point que l’éclaircie de trouées fulgurantes dans l’espace serré de la texture à laquelle Frank Madlener en 1999 fait allusion dans le programme du Festival Ars Musica de Bruxelles dont il était alors le directeur, sonne comme un signe du lointain et un don de la distance. De le premier de ses grands cycles, La Création, initié en 1978 autour du concept de paire rythmique, à l’opéra Das Märchen, créé en 2008, en passant par la réflexion sur l’architecture acoustique de Quodlibet (1991), Nunes ne cesse d’habiter et de faire vivre l’espace. Espace physique où se déploie l’œuvre, mais aussi espace interne de sa genèse, un espace né du « contrepoint des paramètres », intérieur de l’imaginaire.
Depuis 1989, Nunes travaillait à l’Ircam, où il avait trouvé l’outil adéquat pour creuser le concept de spatialisation et de temps réel qui sont les fondements-mêmes de son écriture. Il a pu y explorer tous les moyens de dissémination du son, d’encerclement de l’auditeur, par l’implantation des instruments, le déplacement des musiciens dans l’espace et la diffusion du son assistée par ordinateur. Il aura utilisé avec une grande virtuosité les outils électroniques qui lui aura permis de réaliser une pensée musicale luxuriante. Des partitions comme Es webt (1974-1975 révisée en 1977), Tif’ereth (1978-1985), Wandlungen (1986) et Lichtung I (1990-1991) sont les fruits d’une recherche approfondie dans le domaine de la spatialisation.
Emmanuel Nunes restera également dans la mémoire comme l’un des grands pédagogues de notre temps. Chargé de cours à l’université de Pau dès 1976, il a enseigné par la suite à l’Université de Harvard, au Darmstädter Ferienkurse für Neue Musik à Darmstadt, et à l’ICONS de Novara. En 1981, il avait été nommé directeur des séminaires de composition à la Fondation Gulbenkian, à Lisbonne, et, de 1986 à 1992, de la Musikhochschule de Fribourg-en-Brisgau. De 1992 à 2006, il a été professeur de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.
Bruno Serrou
Sources
Péter Szendy, Emmanuel Nunes, Paris, L’Harmattan/Ircam-Centre Pompidou, coll. « Compositeurs d’aujourd’hui », 1998
Hélène Borel, Alain Bioteau et Eric Daubresse, Emmanuel Nunes Compositeur portugais XXe siècle, Présences Portugaises en France, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, Paris 2001
Adriana Latino, Nunes, Emmanuel, Encyclopédie Grove, Oxford University Press
Brigitte Massin, programme des concerts du Festival d’Automne à Paris, 1999
Discographie
Musik der Frühe Esquisses, Quatuor Arditti, Ensemble Intercontemporain, Péter Eötvös, Erato, 1990
Quodlibet, Ensemble Modern, Orquestra Gulbenkian Lisboa, Kasper De Roo et Emilio Pomarico, Naïve, 1995 et 2001
Lichtung I et Lichtung II, Ensemble Intercontemporain, Jonathan Nott, Accord/Universal, 2003
Improvisation II - Portrait - La Main noire - Versus III, Christophe Desjardins, Aeon 2007
Litanies du Feu et de la Mer I et II (+ Rudolf Kelterborn), See Siang Wong, Guild 2008

1 commentaire:

  1. publication en hommage à Emmanuel Nunes , deux photos que j' ai prises à l' Ircam en 2007
    http://marionkalter.blogspot.fr/2012/09/emmanuel-nunes-in-2007-in-paris.html

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