Paris, dimanche 2 septembre 2012
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« La composition est un
combat contre le silence, contre le non-sonore, écrivait Emmanuel Nunes en 1977.
Le silence est tout ce que j’entends en moi et qui ne peut pourtant devenir
musique. Et ce serait idéal si, par une parfaite ‘’capillarité’’ entre toutes
les strates de ma conscience et de mon inconscient, l’acte de mon prélèvement
était libre de la contingence de mon existence chronologique. (…) Quand je me
mets à apprendre quelque chose, il y a toujours un moment où je le vis comme un
saut, où je sais tout d’un coup plus que j’ai appris, comme si un monde d’idées
s’ouvrait, sans que cela recouvre ce que je sais, et je dois retourner en
arrière pour apprendre d’autres choses qui me manquent. Dans ce processus, ce
serait plutôt une synthèse qui mènerait à l’analyse que le contraire. J’aime
jouer à l’apprenti sorcier, à condition d’être sûr de devenir le maître avant
que tout prenne feu. »
Le compositeur portugais Emmanuel
Nunes, qui résidait en France depuis 1964, est décédé dimanche 2 septembre dans
un hôpital parisien, a annoncé en fin de matinée de dimanche la Casa da Musica
de Porto. Il venait d’avoir 71 ans. La Portugal tenait en lui le plus grand
compositeur de son histoire. Bien que sa vie fût perturbée par une poliomyélite
contractée dans son enfance, il aura continué ses activités grâce à un courage
et à une volonté sans failles. C’est à Lisbonne qu’il est né le 31 août 1941 et
où il commença l’étude de la musique, tout d’abord le piano, puis la théorie à
l’Académie de musique de sa ville natale de 1959 à 1963, ainsi que la
philologie allemande et grecque à l’Université de cette même ville.
Après avoir fui la dictature
lazariste en 1964, il s’est installé à Paris où il a poursuivi ses études où il
obtient en 1971 un Prix d’esthétique dans la classe de Marcel Beaufils au
Conservatoire National Supérieur de Musique. Entre 1963 et 1965, il participe aux
cours d’été de Darmstadt auprès de Pierre Boulez et d’Henri Pousseur, et, de
1965 à 1967, il fréquente les cours de la Rheinische Musikschule de Cologne où
il travaille la composition avec Karlheinz Stockhausen, la musique électronique
avec Jaap Spek et la phonétique avec Georg Heike tout en continuant à suivre
l’enseignement de Pousseur. Boursier du ministère de l’Education nationale du
Portugal en 1973-1974 et de la Fondation Calouste Gulbenkian en 1976-1977, il
entreprend une thèse de musicologie à la Sorbonne sur Anton Webern. Il est
invité par la DAAD (Deutscher Akademischer Austausch Dienst) de Berlin comme
compositeur en résidence en 1978-1979, et obtient la bourse de la création du
ministère français de la Culture en 1980. De 1986 à 1992, il vit à Fribourg-en-Brisgau,
puis choisit de s'installer à Paris. L’analyse des Momente
de Stockhausen par le compositeur est considérée par Nunes comme une étape capitale
dans sa propre quête. A travers elle, il prend conscience des enjeux que
représentent les nouvelles technologies dans le rapport entre la perception du
son et la pensée musicale. Loin de renier son héritage, Nunes réalise une captivante
synthèse entre Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen, la tradition grégorienne,
la polyphonie de Monteverdi, Gesualdo et Vecchi, le classicisme de Bach et
Beethoven, et le romantisme d’un Schubert ou d’un Mahler. « J’essaie d’approfondir
le langage, à la fois le mien et celui qui a existé avant moi, confiait-il à la
musicographe Brigitte Massin dans un entretien paru dans un programme du
Festival d’Automne à Paris. Et j’espère qu’il y a de moins en moins de
dichotomie entre ce que l’on peut appeler la rigueur - ou la virtuosité - et l’expressivité
musicale. Pour ma part, je peux de moins en moins les séparer : si je me mets à
composer avec des chiffres - que ce soit pour les rythmes ou pour les hauteurs
-, je ne me sens nullement en dehors de mon expressivité. »
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La musique de Nunes s’est rapidement
imposée par la rigueur de ses structures et par la force dramatique qui lui
donne une impressionnante puissance expressive. Cela malgré ses aspects
hiératiques et symboliques, à l’instar de plusieurs de ses œuvres dont les
titres renvoient à la symbolique kabbalistique. « Ce qui tient peut-être
du sacré dans ma façon de voir, disait-il en 1992 à Brigitte Massin, est que je
crois infiniment aux œuvres. Je crois aux pièces en tant qu’organismes vivants,
qui naissent, vivent et meurent. Et selon leur santé intérieure, ils vivent
beaucoup, ou ils meurent très vite. Il y a une usure, mais aussi une
résurrection des œuvres. Cela dépend de leur degré de perfection, de leur
perfection au sens organique. »
L’exploration du rapport entre
vitesse de propagation dans l’espace, rythme et timbre, plus particulièrement dans
la série des Lichtung composée entre
1988 et 2007, renvoie à l’autre quête majeure de Nunes, celle du mystère d’un
présent qui perdure parce qu’il contient à la fois son passé et son avenir. Il
s’agit pour le compositeur de faire cohabiter par le truchement d’une « virtuosité
temporelle » le temps de la conception, le temps de l’écriture et le temps de
l’écoute. « Je considère ma vie de compositeur comme un parcours
initiatique, reconnaissait-il. (…) Je ne puis avoir qu’une position
intemporelle vis-à-vis de quelque musique que ce soit. J’écoute énormément de
musique de toutes les époques, et je perçois constamment des courants
souterrains au fil de l’histoire, qui ne sont jamais ou presque jamais ceux que
l’on trouve dans les analyses. Ces courants me semblent effacer le temps
historique. » En effet, l’œuvre d’Emanuel Nunes, âpre, farouche, d’une
puissance quasi compulsive, emprunte à la phénoménologie du philosophe
mathématicien allemand Edmund Husserl (1859-1938) entièrement élaborée sur deux
socles constitutifs, le temps et l’espace. Son style, singulier, intransigeant et
ardu tout en étant accessible est marqué par une esthétique spécifique de l’harmonie,
sèche voire rugueuse, et du timbre, plutôt enserré, souvent fondés sur des
nombres prédéterminés de notes ou des chiffres (comme le 4 dans Chessed, qui signifie grâce), et par un
onirisme subtile et méditatif. « Les chiffres jouent un rôle à la fois
inconscient et provoqué, disait-il à Brigitte Massin. Il y a des œuvres où un
chiffre se retrouve à plusieurs niveaux : soit dans le nombre d’instruments,
soit dans la façon de traiter certains rythmes. Musik der Frühe, Nachtmusik
et Wandlungen sont liés, d’une
manière chaque fois différente, au chiffre 5. Duktus se fonde sur le chiffre 7, tant pour
l’harmonie que pour les groupes de timbre... Mais le nombre n’a jamais un
caractère de totalité. Il ne s’agit pas d’une démarche sérialisante, au sens où
elle n’est pas globalisante. Il soutient plutôt des aspects de l’œuvre. »
Toute emprunte de spatialité,
qu’elle soit ou non enrichie par l’informatique en temps réel, se présentant
tel un mégalithe au point que l’éclaircie de trouées fulgurantes dans l’espace
serré de la texture à laquelle Frank Madlener en 1999 fait allusion dans le
programme du Festival Ars Musica de Bruxelles dont il était alors le directeur,
sonne comme un signe du lointain et un don de la distance. De le premier de ses
grands cycles, La Création, initié en
1978 autour du concept de paire rythmique, à l’opéra Das Märchen, créé en 2008, en passant par la réflexion sur
l’architecture acoustique de Quodlibet
(1991), Nunes ne cesse d’habiter et de faire vivre l’espace. Espace physique où
se déploie l’œuvre, mais aussi espace interne de sa genèse, un espace né du «
contrepoint des paramètres », intérieur de l’imaginaire.
Depuis 1989, Nunes travaillait à
l’Ircam, où il avait trouvé l’outil adéquat pour creuser le concept de
spatialisation et de temps réel qui sont les fondements-mêmes de son écriture.
Il a pu y explorer tous les moyens de dissémination du son, d’encerclement de
l’auditeur, par l’implantation des instruments, le déplacement des musiciens
dans l’espace et la diffusion du son assistée par ordinateur. Il aura utilisé
avec une grande virtuosité les outils électroniques qui lui aura permis de réaliser
une pensée musicale luxuriante. Des partitions comme Es webt (1974-1975
révisée en 1977), Tif’ereth
(1978-1985), Wandlungen
(1986) et Lichtung I
(1990-1991) sont les fruits d’une recherche approfondie dans le domaine de la
spatialisation.
Emmanuel Nunes restera également dans
la mémoire comme l’un des grands pédagogues de notre temps. Chargé de cours à
l’université de Pau dès 1976, il a enseigné par la suite à l’Université de
Harvard, au Darmstädter Ferienkurse für Neue Musik à Darmstadt, et à l’ICONS de
Novara. En 1981, il avait été nommé directeur des séminaires de composition à
la Fondation Gulbenkian, à Lisbonne, et, de 1986 à 1992, de la Musikhochschule
de Fribourg-en-Brisgau. De 1992 à 2006, il a été professeur de composition au
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.
Bruno Serrou
Sources
Péter Szendy, Emmanuel Nunes, Paris,
L’Harmattan/Ircam-Centre Pompidou, coll. « Compositeurs
d’aujourd’hui », 1998
Hélène Borel, Alain Bioteau et
Eric Daubresse, Emmanuel Nunes Compositeur portugais XXe siècle,
Présences Portugaises en France, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, Paris 2001
Adriana Latino, Nunes, Emmanuel, Encyclopédie Grove, Oxford
University Press
Brigitte Massin, programme des
concerts du Festival d’Automne à Paris, 1999
Discographie
Musik der Frühe – Esquisses, Quatuor Arditti, Ensemble
Intercontemporain, Péter Eötvös, Erato, 1990
Quodlibet, Ensemble Modern, Orquestra Gulbenkian Lisboa, Kasper De Roo et Emilio
Pomarico, Naïve, 1995 et 2001
Lichtung I et Lichtung
II, Ensemble Intercontemporain, Jonathan Nott, Accord/Universal, 2003
Improvisation II - Portrait - La Main noire - Versus III, Christophe
Desjardins, Aeon 2007
Litanies du Feu et de
la Mer I et II (+ Rudolf Kelterborn), See Siang
Wong, Guild 2008
publication en hommage à Emmanuel Nunes , deux photos que j' ai prises à l' Ircam en 2007
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