dimanche 26 janvier 2025

Triomphal retour de Haendel au Théâtre du Châtelet avec un « Orlando » de grande classe

Paris. Théâtre du Châtelet. Samedi 25 janvier 2025 

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Vu vendredi soir l’Orlando de Haendel présenté au Théâtre du Châtelet, que j’ai retrouvé avec plaisir après plusieurs années sans, en raison d’une programmation centrée sur un répertoire qui ne m’intéressait pas, alors que j’ai travaillé en ce lieu pendant dix ans, à l’époque où cette salle était vouée à la musique « savante » qu’elle ouvrait à tous. Le public mélomane a tant perdu l’habitude de fréquenter ce lieu que la jauge était loin d’être pleine, le soir de la deuxième représentation. Olivier Py, son directeur qui aime l’opéra au point d’écrire des livrets, a beaucoup de travail à faire s’il entend persister dans cette voie. Cet Orlando est aussi l’occasion de célébrer Les Talens Lyriques de Christophe Rousset, qui s’illustrent dans cette musique à satiété, dans une mise en scène élégante de Jeanne Desoubeaux qui a pour cadre un musée des Beaux-Arts type Musée du Louvre rénové, avec en tête d’une distribution idoine Katarina Bradić et Siobhan Stagg 

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Riccardo Novaro (Zoroastre). Photo : (c) Thomas Amouroux

Lorsque le premier Maire de Paris de l'histoire moderne, Jacques Chirac, fut élu à la tête de la Ville de Paris, il voulut faire du Châtelet le navire amiral du spectacle vivant parisien, lui attribuant le nom de Théâtre Musical de Paris/Châtelet, qu'il confia au compositeur Marcel Landowski alors directeur de la musique de la Ville de Paris. L'objectif, renouveler l’image et les missions du théâtre, avec pour mission de rivaliser avec l’Opéra de Paris qui, théâtre lyrique national, était alors la tête de proue de la politique culturelle des grands rivaux du maire à l’époque, les Présidents de la République Valéry Giscard d’Estaing puis François Mitterrand, et retrouver l’esprit de cette salle voulue par Napoléon III qui avait vu au tournant des XIXe et XXe siècles des créations de spectacles d'opéra (c'est le Châtelet qui fut le cadre de la création française de Salomé de Richard Strauss) et des chorégraphies des Ballets Russes, avant de se consacrer à des grands spectacles populaires puis de se tourner vers l’opérette grand public... C’est ainsi que de 1980, avec Jean-Albert Cartier, jusqu’en 2006, année du départ de Jean-Pierre Brossman et du changement d’objectifs imposé par la majorité municipale socialiste depuis 2001 qui voulut retourner au grand spectacle populaire jugeant la programmation précédente trop élitiste, le Châtelet aura été le cadre de productions lyriques et de concerts symphoniques et de musique de chambre de tout premier plan, attirant les plus grands artistes internationaux avec des saisons à thèmes et alternant des festivals d’orchestres sur instruments modernes et festivals de formations sur instruments anciens, ainsi que des concerts réunissant grands interprètes et jeunes talents…

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Kararina Bradić (Orlando). Photo : (c) Thomas Amouroux

Après une parenthèse de près de vingt ans, Olivier Py, son directeur depuis septembre 2023, relève le défi d’en (re)faire un « théâtre musical populaire de qualité, largement ouvert au public ». La production nouvelle de l’Orlando de Haendel, co-produit avec le Théâtre du Capitole de Toulouse, renvoie ainsi aux temps des représentations au Châtelet des Orlando furioso d’Antonio Vivaldi de l’équipe Claudio Scimone / Pier Luigi Pizzi et Ercole Amante de Francesco Cavalli de Michel Corboz / Jean-Louis Martinoty en 1980, Les Indes galantes de Philippe Herreweghe / Pier Luigi Pizzi pour le tricentenaire de la naissance de Jean-Philippe Rameau en 1983, Rinaldo de Georg Friedrich Haendel de Charles Mackerras / Pier Luigi Pizzi en 1985, Euridice de Jacopo Peri par Michel Amoric / Jean-Louis Thamin en 1987, King Arthur de Henry Purcell selon William Christie / Graham Vick en 1995… C’est dans cet héritage de quarante ans que se situe l’Orlando de Haendel que le Châtelet a confié à Christophe Rousset et Jeanne Desoubeaux, avec, dans la fosse, la formation baroque que le chef claveciniste avignonnais a fondé voilà trente-cinq ans, Les Talens Lyriques, rendus célèbres dans le grand public pour sa participation en 1994 au film Farinelli de Gérard Corbiau, Golden Globe 1995 du meilleur film étranger.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Opéra en trois actes créé au King’s Theatre de Londres le 27 janvier 1733, Orlando de Haendel repose sur un livret adapté de Carlo Sigismondo Capece  (1652-1728) à partir d’un texte d’un auteur inconnu qui puise dans l’Orlando furioso de l’Arioste (1474-1533) publié en 1516 et complété en 1532, parodie de poème chevaleresque dont s’inspire l’opéra éponyme qu’Antonio Vivaldi composa en 1727 sur un livret de Grazio Braccioli (1682-1752). L’argument, qui entremêle la guerre de Charlemagne contre les Sarrasins et la folie de son chevalier favori Roland de Roncevaux vainement amoureux, conte cette passion amoureuse que le grand serviteur de l’empereur carolingien voue à l’inconstante reine Angélique, compagne du Prince Médor, lui-même aimé par l’humble bergère Dorinda. L’intervention miraculeuse du magicien Zoroastre et de sa potion magique fera tout rentrer dans l’ordre. A partir de cet argument, Jeanne Desoubeaux conçoit un spectacle dont l’action se déroule dans un musée, la présentation des œuvres, tableaux et statuaire antique, rappelant le Musée du Louvre dont l’actualité est inquiétante puisque victime de son succès qui en ronge structures et œuvres. Quatre enfants (ce vendredi ils n'étaient que trois dans la seconde partie, l’un d’eux étant soudain malade) échappés d’un groupe scolaire en sortie culturelle s’égayent dans les salles, s’émerveillant devant les tableaux, prenant des notes, avant d’être rejoints par leurs camarades de classe écoutant leur professeur sous le regard mi amusé mi inquiet du gardien Zoroastre. Leurs camarades partis, les quatre enfants, qui se sont laissé enfermer dans les salles d’exposition, imaginent les personnages sortant des œuvres d’art exposées et se retrouvant la nuit venue pour jouer l’intrigue du poème de l’Arioste revue à travers l’imaginaire puéril des enfants, incapables dans le fond de comprendre les enjeux dont il est question dans l’opéra de Haendel, jusqu’à ce qu’à la fin, les protagoniste de l’opéra retournent à la vie réelle l’aube venue et endossent les vêtements de quatre mères venues récupérer leur progéniture, le tout au sein d’une fort belle scénographie de Cécile Trémolières mettant en valeur tableaux et sculptures, et les beaux costumes d’Alex Constantino, le tout mis en valeur de façon onirique par les lumières de Thomas Coux dit Castille.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Si le spectateur en a plein les yeux, ce sont surtout ses oreilles qui sont à la fête, même celles pour qui les opéras de Haendel ne sont qu’enchaînement d’arie qui se ressemblent tous plus ou moins, à l’exception d’une seule aria, qui surpasse et fait oublier toutes les autres. Ce qui est indubitablement le cas ici, bien qu’il s’agisse assurément de l’un des ouvrages scéniques les plus accomplis du compositeur saxon, surtout du point de vue de l’orchestration. Il est à noter qu’à l’exception de Zoroastre, la distribution ne compte que des femmes, le staff artistique, qui a le libre choix, ayant opté pour une mezzo-soprano et non pas pour un contre-ténor dans le rôle-titre. Et quelle mezzo ! La brillante et endurante cantatrice serbe Katarina Bradić, qui excelle dans tous les répertoires, ici en formidable androgyne au timbre de velours, registre grave riche et profond, au cantabile savamment maîtrisé, timbre moelleux et merveilleusement équilibré qui s’étaient imposés dans leur rayonnante évidence en septembre 2023 Théâtre de La Monnaie de Bruxelles lors de la création de Cassandra de Bernard Foccroule (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html), puis deux mois plus tard Salle Favart à la reprise de Macbeth de Pascal Dusapin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/cree-bruxelles-en-2019-le-macbeth.html), et en janvier 2024 Grand Théâtre de Genève pour la création de Justice d’Hèctor Parra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/avec-lopera-justice-hector-parra.html). 

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Autre personnage travesti, cette fois conformément à la création en 1733, Medoro est campé de façon tout aussi convaincante par à la mezzo-soprano états-unienne Elizabeth DeShong dont la présence rayonnante, le sens du théâtre en péréquation avec sa voix soyeuse au service d’un jeu d’un naturel impressionnant. Entendue entre autres à Genève dans Alcina de Haendel dans le rôle de Morgane en février 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/02/geneve-alcina-de-haendel-tonifiee-par.html) et dans Elias de Mendelssohn-Bartholdy à la Philharmonie de Paris en décembre 2023 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/12/eblouissant-elias-de-mendelssohn.html), la soprano australienne Siobhan Stagg est une Angelica altière au timbre solaire et son jeu est d’une grande vérité dramatique,  tandis que, de sa voix fruitée et flexible aux aigus rayonnants, la soprano italienne Giulia Semenzato entendue à Innsbruck dans Il matrimonio secreto de Cimarosa en août 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/08/il-matrimonio-secreto-de-cimarosa-dans.html), dans Ercole Amante (Vénus, Bellezza et Cinzia) de Cavalli en novembre 2019 au Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/11/passionnant-ercole-amante-de-cavalli.html), Idomeneo (Ilia) de Mozart à Genève en février 2024 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/energique-et-fragile-idomeneo-de-mozart.html) et dans Tolemeo (Seleuce) de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées en mai dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/06/energique-tolemeo-de-haendel-de.htmlincarne une Dorinda élégiaque à la vocalité agile et aux aigus incandescents, tandis que l’unique chanteur de la troupe, le baryton italien Riccardo Novaro entendu notamment dans la trilogie Mozart / Da Ponte à la Monnaie de Bruxelles en février 2020 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2020/02/a-bruxelles-le-theatre-de-la-monnaie.html), s’échauffe peu à peu pour incarner un Zoroastre de sa voix agile et constante.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Dans la fosse au plancher surélevé à mi-hauteur, Christophe Rousset mène l’œuvre avec force et passion, veillant avec vigilance aux équilibres les plus fins entre les pupitres et dans les rapports fosse/scène, jouant en virtuose de son fabuleux instrument aux timbres délectables et aux sonorités polychromes d’une chaleur envoûtante qu’est son ensemble Les Talens Lyriques au riche nuancier. Le chef et son orchestre ont pris la mesure de la salle du Châtelet, dialoguant en parfaite intelligence avec les chanteurs, qu’ils soutiennent et enveloppent avec une attention chaleureuse et fusionnelle lorsque les instruments et les voix sont en entière collusion dans la partition, chaque pupitre chantant de concert avec les protagonistes vocaux avec une souplesse et une sagacité à toute épreuve.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Reste à espérer que le public mélomane retrouve en nombre au plus vite le chemin du Châtelet afin que l’opéra réintègre le plus possible les ors de ce beau théâtre.

Bruno Serrou

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire