Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 28 février 2024
Le Théâtre des Champs-Elysées a choisi de présenter à Paris la production
du Théâtre du Capitole de Toulouse créée en décembre dernier de la version
originale (1869) de Boris Godounov de Modest Moussorgski se terminant sur la mort du Tsar dans la mise en
scène fluide d’Olivier Py avec des allusions trop appuyées sur la Russie de
Poutine/Staline et sous la direction du chef letton Andris Poga à la tête d’un
Orchestre National de France aux sonorités flatteuses mais du coup manquant
d’âpreté. Excellent Boris d’Alexander Roslavets.
Boris Godounov de Modest Moussorgski (1839-1881) est l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire du théâtre lyrique. Il est aussi l’un des plus sombres. Puisant dans l’histoire de la Russie, le compositeur a fait du peuple le héros de son opéra, dans la ligne de son aîné Mikhaïl Glinka (1804-1857). Comme lui, il puise également dans le folklore russe et les chants orthodoxes. Sa doctrine, traduire la vérité dans une langue musicale sincère, allait inspirer des compositeurs comme Leoš Janáček (1854-1928) et Alban Berg (1885-1935).
La genèse de Boris Godounov est longue et difficile. En 1863, le plus novateur
des membres du Groupe des Cinq russe entreprend la composition de Salammbô, opéra d’après Gustave Flaubert
(1821-1880) dont il écrit lui-même le livret. Laissant cet ouvrage inachevé, il
en reprendra des éléments dans Boris Godounov. En 1868, après avoir renoncé à
l’opéra le Mariage tiré de l’œuvre de
son compatriote Nicolas Gogol (1809-1852), il entreprend Boris Godounov dont il achève la première version en sept scènes en
décembre 1869. Il présente aussitôt la partition à la direction des Théâtres
impériaux en vue de représentations, mais une fin de non-recevoir l’attend par
courrier du 17 février 1871. « Pour ce qui est des bonshommes dans Boris, écrit-il à Rimski-Korsakov le 23
juillet 1870, les uns ont trouvé que c’était une bouffonnerie (!), tandis que
d’autres en ont perçu le tragique.
[…] La scène de l’auberge en a déconcerté plus d’un. » Moussorgski décide
alors d’entreprendre sans attendre une seconde version, cette fois en un
prologue et quatre actes, qu’il achève l’année suivante, tenant compte des
recommandations du comité de lecture. Il se lance ensuite dans une série de
démarches pour faire connaître son opéra, auditions privées, exécution en
concert le 3 avril de la Polonaise
extraite du troisième acte, dépôt de la nouvelle partition au comité de lecture
le 29 avril. Le 5 février 1873, trois tableaux de Boris Godounov sont portés à la scène au Théâtre Marie de
Saint-Pétersbourg qui donne la création de l’intégralité de l’opéra le 27
janvier 1874.
Longtemps négligée, la version
d’origine en sept scènes composée en 1869 de Boris Godounov est de plus en plus présente sur la scène lyrique,
au détriment la seconde de 1872, plus longue (un prologue et quatre actes) et à
l’orchestration plus léchée, qui du même coup se fait trop rare. En 1869,
Moussorgski se focalise sur le récit sombre et
serré de la grandeur et de la décadence du tsar, plaidant non pas sa
culpabilité mais lui accordant le bénéfice du doute. Tandis qu’en de 1872
Moussorgski intègre entre autres un acte polonais et conclut sur la plainte de
l’innocent, celle de 1869 se termine sur la mort de Boris. Plus resserrée et se
déployant en continu, cette première mouture du chef-d’œuvre de Moussorgski est
apparue mieux adaptée aux dimensions du Théâtre des Champs-Elysées.
Ce qui fait d’autant plus regretter que le chef letton Andris Poga ait opté pour une lecture plutôt sage de la mouture initiale de l’opéra, amoindrissant l’urgence, la violence, la fièvre de la partition à l’instrumentation âpre, directe, singulièrement dramatique de 1869, sans doute hypnotisé par les textures rondes et chaudes d’un Orchestre National de France qui se fait ici rutilant, allant à l’encontre de la noirceur, de la concision et de la violence du propos de Moussorgski soulignée par l’orchestration intentionnellement mal dégrossie que d’aucuns considèrent comme un mélange de génie et d’amateurisme, alors-même que les singularités harmoniques et la verdeur cuivrée donnent à cette version de l’ouvrage sa parure à la fois sauvage et flamboyante.
La mise en scène d’Olivier Py plutôt sage malgré les clins d'œil appuyés et les obsessionnelles caricatures ecclésiastiques attendus. Le tout est peu sage de la part de Py, mais sa conception est si fluide qu’elle ne parasite pas la musique et le livret, certaines scènes sont même fort convaincantes, comme le couronnement saturé d’or, tandis que le peuple constamment meurtri est blanc comme la mort, tandis que les flames de l'enfer qui accompagnent le tsar dans la mort renvoient au Don Giovanni de Mozart. Les décors de Pierre-André Weitz façon façades de buildings post-soviétiques, salon de marbre blanc avec sa grande table et un invasif panneau de propagande poutino-stalinienne situent l’action en notre temps, tandis que ses costumes mêlent toutes les époques : tenues des popes orthodoxes et d’évêque catholique - l’acte polonais ne figure pourtant pas dans la version de1869 - façon XVIe siècle, celles du peuple alliant XIXe et XXIe siècles, mercenaires, soldats équipés de kalachnikovs, boyards, tsarévitch renvoyant à Poutine, tandis que le tsar adopte toutes sortes d’accoutrements, comme s’il s’agissait de démontrer qu’il est hors du temps et de tous les temps…
Vocalement, la distribution est homogène mais sans fortes personnalités qui se distinguent, à l’exception du rôle-titre. Remplaçant Matthias Goerne initialement prévu, Alexander Roslavets est un Boris solide, bien chantant au timbre noble mais un rien trop pur et à l’élocution claire, et il s’impose dans le tragique de la scène finale. Homogène, le reste de la distribution n’a pas de personnalités vocales saillantes, le Pimène de Roberto Scandiuzzi trop retenu malgré sa truculence avérée, la basse russe Yuri Kissin a la voix sombre qui sied au personnage de Varlaam, tandis que le ténor suédois Kristofer Lundin campe un Innocent touchant mais au timbre trop « propre », tandis que se détachent le ténor belgo-roumain Marius Brenciu en Chouiski et le baryton russe Mikhail Timoshenko en Chchelkalov. Malgré la brièveté de leurs interventions, les quatre femmes - la mezzo-soprano française Victoire Bunel (Fiodor), la soprano canadienne Lila Dufy (Xenia), la mezzo-soprano franco-russe Svetlana Lifar (Nourrice) et la contralto française Sarah Laulan (Aubergiste) -, ne déméritent pas. Enfin, le Choeur de l'Opéra National du Capitole de Toulouse brille dans la diversité de ses incarnations polychromes du peuple russe
Bruno Serrou