mardi 29 octobre 2024

Poignant et sublime «Picture the day like this» de George Benjamin et Martin Crimp à l’Opéra-Comique dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

Paris. Opéra-Comique. Festival d'Automne. Salle Favart. Lundi 28 octobre 2024 

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Anna Prohaska (Zabelle), Marianne Crebassa (la Femme).
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Œuvre d’un désespoir abyssal et d’une errance mortifère d’une femme qui espère trouver un « bouton/bonheur » afin de ressusciter son enfant mort soudainement. Picture the day like this de George Benjamin est un drame lyrique asphyxiant de douleur et d’affliction. Une partition dont on ne sort pas indemne après audition. Avec une déchirante Marianne Crebassa en tête d’une brillante distribution dirigée par le compositeur et dans la fosse des membres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France au cordeau

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Cameron Shahbazi (l'Amant), Marianne Crebassa (la Femme), Beate Mordal (l'Amante). Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

George Benjamin, celui qu’Olivier Messiaen imaginait être Mozart réincarné au même âge lorsqu’il le découvrit adolescent, est devenu quarante-cinq ans plus tard l’un des compositeurs les plus fascinants de notre temps. Chacune de ses œuvres nouvelles entre sans attendre parmi les chefs-d’œuvre de notre temps, au point que ces dernières années il a été le centre de rétrospectives majeures à Londres, Tokyo, Bruxelles, Strasbourg, Berlin et Madrid. Mais c’est en France que le compositeur britannique reçoit ses commandes les plus importantes, l’événement fondateur étant le Festival d’Automne à Paris 2006. Cette année-là en effet, la manifestation fondée par Michel Guy en 1972 et sa directrice musique Joséphine Markovits lui commandaient son premier opéra, Into the Little Hill pour soprano, contralto et quinze instruments créé le 22 novembre 2006 en l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille (qui porte aujourd’hui le nom d’Olivier Messiaen) par Anu Komsi, Hilary Summers et l’Ensemble Modern de Francfort dirigé par Franck Ollu. Le librettiste en était Martin Crimp, les deux créateurs allant collaborer pour les trois opéras suivants, Written on Skin (2012) (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2014/07/dvd-written-on-skin-de-george-benjamin.html), Lessons in Love and Violence (2018) (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/10/le-poignant-opera-lessons-in-love-and.html), et Picture a day like this, qui vient de faire l’objet de sa première parisienne à l’Opéra-Comique, l’un de ses sept coproducteurs. Initié par le Festival d’Aix-en-Provence, qui en a donné la création le 5 juillet 2023 dans le petit Théâtre du Jeu de Paume avec la même équipe artistique, à l’exception des instrumentistes, puisque des membres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France se sont substitués à ceux du Mahler Chamber Orchestra…

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Marianne Crebassa (la Femme), John Brancy (l'Artisan). 
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Une fois de plus, à l’instar des trois précédents ouvrages scéniques, c’est dans le cadre du Festival d’Automne que Picture a day like this (Imaginez une journée comme celle-ci) a été donné pour la première fois à Paris, à l’Opéra-Comique, après l’avoir été à Londres et Strasbourg et avant Luxembourg, Cologne et Naples. Dans cette œuvre fondamentalement pessimiste, George Benjamin et Martin Crimp puisent une fois de plus dans divers récits populaires venus de plusieurs cultures, comme La Chemise de l’Homme Heureux de Léon Tolstoï ou le texte bouddhiste du Dharmapada, pour conter l’errance d’une Femme qui a perdu son jeune enfant, événement tragique qu’elle pourrait cependant abolir si elle venait à rencontrer quelqu’un qui puisse témoigner d’un bonheur authentique. « Trouve une seule personne en ce monde, et arrache un bouton de sa manche. Fais-le avant la nuit et ton enfant reviendra à la vie. » Cette phrase que trouve dans un livre la Femme qui vient de perdre son fils « à peine avait-il commencé à faire des phrases complètes qu’il est mort », tandis qu’elle n’arrive pas à se résoudre au deuil, suscite le véritable chemin de croix que représente l’opéra. Ainsi, au cours de cette seule journée, à la façon de Reigen de Philippe Boesmans dans un autre contexte (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2013/02/reigen-opera-de-philippe-boesmans.html), l’héroïne enchaîne les rencontres, ici six personnages en sept étapes ou scènes (sept étant le chiffre parfait) qui auraient toutes les raisons d’être heureux, mais qui n’y parviennent pas. La Femme (soprano) croisera ainsi un couple d’amants (soprano/contreténor), dont l’amour se révèle hypocrite et mensonger, un artisan (ténor) couvert de boutons qui pratique l’automutilation, une compositrice (soprano) adulée et son assistant (contreténor) qui souffrent d’anxiété permanente, un collectionneur d’œuvres d’art (ténor) en quête d’amour, qui, à l’instar de Barbe-Bleue dans l’opéra de Bartók, ouvre enfin la porte de l’Eden détenu par Zabelle (mezzo-soprano), un être qui ressemble à la Femme tant elle a été elle-même victime du malheur qu’elle découvre dans le jardin enchanté qu’elle s’est construit où des fleurs reprennent vie et qui la conduisent à reprendre enfin espoir et à se demander « pourquoi pas mon fils ? », mais Zabelle lui apprend qu’elle est heureuse parce qu’elle n’existe pas et qui finit par lui donner le bouton tant désiré. « Je me suis retrouvée où ça a commencé, conclut la Femme - mon enfant était étendu sur son petit lit d’enfant. […] Cette page est arrachée du grand livre des morts - perforée par le chagrin - cousue avec du fil humain - personne ne peut le modifier. Maintenant comprends-tu ?... »

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Beate Mordal (le Compositeur), Cameron Shahbazi (son Assistant), Marianne Crebassa (la Femme). Photo : (c) S. Brion / Opéara-Comique

La création parisienne de Picture the day like this confirme l’évidence, la paire George Benjamin et Martin Crimb constitue bel et bien l’une des équipes compositeur/librettiste les plus inspirés de l’histoire de l’art lyrique, de la vaine des Monteverdi / Giovanni Francesco Busenello, Lully / Molière, Mozart / Da Ponte, Richard Strauss / Hugo von Hofmannsthal. En moins de soixante-dix minutes, leur quatrième ouvrage en commun enchaîne sept scènes d’une force psychologique et d’une efficacité dramatique étourdissantes dont l’action est focalisée sur le personnage central et se déploie dans un temps et dans un espace indéterminés. Les deux auteurs ont une fois de plus fait appel à Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma pour la mise en scène, tandis que le vidéaste Hicham Berrada illustre de façon merveilleusement onirique le jardin, d’Eden de Zabelle. La musique de Benjamin se fond dans le texte de façon fusionnelle, et se densifie sans jamais se faire impénétrable, entrant dans la chair de l’auditeur qui ressent de façon pénétrante la moindre inflexion de la partition qui exhale la douleur la plus déchirante, le compositeur dirigeant lui-même un ensemble formé de vingt-trois musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France (flûte avec un usage magnétique d’une flûte à bec, hautbois, trois clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, trombone, deux percussionnistes, harpe, célesta, deux violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse), qui jouent cette partition avec une virtuose et lumineuse intensité, chaque pupitre s’imposant en authentique chambriste et, dans les tutti, avec la puissance et l’énergie d’une phalange symphonique.

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Marianne Crebassa (la Femme) 
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Le rôle de la Femme a été précisément conçu pour la voix et pour la personnalité de la brillante mezzo-soprano héraultaise Marianne Crebassa, qui campe de sa voix de velours une déchirante Femme, rôle qu’elle habite littéralement dès les premières mesures de l’opéra, après un prologue silencieux, elle sort de l’ombre pour de porter à l’avant-scène d'où elle expose a capella sa douleur incommensurable de son chant velouté : « No sooner had my child started to speak / whole sentences / than he had died. » (A peine mon enfant avait-il commencé à parler / en phrases complètes / qu’il est mort). La structure du livret conduit à une suite de duos et de trios, à commencer par les somptueuses envolées lyriques des amants campés par la soprano Beate Mordal et le contreténor Cameron Shahbazi dans la deuxième scène, jusqu’à la fantastique scène du jardin féerique avec la magnétique soprano Anna Prohaska, chacun de ces chanteurs participant à d’autres scènes sous d’autres aspects, les amants revenant dans la quatrième scène sous les traits de la compositrice et de son assistant, tandis que l’excellent baryton John Brancy est successivement l’impressionnant Artisan de la scène trois et un Collectionneur détaché du monde dans la cinquième scène.

Bruno Serrou

Rappelons que la création de Picture the day like this de George Benjamin dans cette même production au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2023 a fait l’objet d'une captation et d’une retransmission sur la chaîne de télévision Arte et sur France Musique, ainsi que d’une publication sur CD chez Nimbus Records avec la même distribution mais un orchestre différent, le Mahler Chamber Orchestra. Pour voir la captation vidéo, cliquer sur ce lien : https://youtu.be/SXRW5-rHLjg?si=BuYnJk7mvVmLYwM6

 

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