lundi 14 avril 2025

Poète du piano, Stephen Bishop bouleverse le Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de Piano****

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 12 avril 2025 

Stephen Bishop
Photo : (c) Bruno Serrou

Un immense poète a « parlé » ce soir au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de Piano****. Âgé de 85 ans, Stephen Bishop a donné un récital d’une beauté, d’une tendre nostalgie, tout simplement bouleversant. Blessé au genou, donc se déplaçant lentement, il a ouvert son somptueux programme par une sélection d’intermezzi op. 116 et 118 de Johannes Brahms aux climats magnifiquement variés, suivis d’une fabuleuse Sonate n° 30 de Ludwig van Beethoven, intense et onirique. La seconde partie était entièrement dédiée à la douloureuse Sonate n° 21 posthume de Franz Schubert, bouillonnante de l’intérieur, d’une tendre mélancolie, avec un Andante d’une émotion si intense que l’on ne pouvait que pleurer à l’écoute de ce mouvement précédé d’un mouvement initial joué tel un murmure, à l’instar de tout le programme, qui était une invitation à l’écoute intérieure. Pas un bruit dans la salle, portée par la densité du propos offert par le pianiste d’origine américano-croate 

Photo : (c) Bruno Serrou

Voilà dix ans, Stephen Bishop se présentait en concert et sur les pochettes de ses disques sous le patronyme de son père croate, Kovacevich. Cette fois c’est sous celui de sa mère états-unienne, Bishop, qu’il s’est produit en récital au Théâtre des Champs-Elysées à l’invitation de par Piano****. C’est ainsi qu’il aura agi tout au long de sa carrière (1), réunissant de temps à autres les deux noms de ses parents pour devenir Stephen Bishop-Kovacevich, tandis que lorsque je l’interviewais chez lui en octobre 2015, j’avais pris rendez-vous avec dénommé Stephen Kovacevich (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/11/dossier-limmense-pianiste-stephen.html)… A quelques mois de son quatre-vingt-cinquième anniversaire (il est né le 17 octobre 1940), le pianiste californien vivant à Londres depuis 1958 a donné samedi à Paris un récital d’une beauté irradiante, assis très bas devant l’instrument, ses doigts caressant littéralement le clavier dont il a tiré des sonorités d’une douceur ineffable mais aux contrastes saisissants, donnant à chacune des œuvres qu’il a sélectionnées une profondeur et une densité poétique extraordinaires, envoûtant deux heures durant la salle entière du Théâtre des Champs-Elysées.  

Photo : (c) Bruno Serrou

Son programme l’a conduit à jouer dans son jardin. Musicien au talent immense, travaillant intensément son piano avant chaque concert, rarement satisfait de ses prestations, il est surtout connu pour ses interprétations de Beethoven, Schubert et Brahms. C’est avec ce dernier qu’il a ouvert son programme, proposant une sélection de cinq pièces extraites des deux derniers recueils pianistiques, deux des sept Fantaisies op. 116 composées à Bad Ischl en 1892, l’Intermezzo en mi majeur (Adagio) et le Capriccio en ré mineur (Allegro agitato), donnant à ces deux pièces leur magie nocturne, et trois des six Klavierstücke op. 118 au caractère plus introspectif composés pendant l’été 1893 et dédiées à Clara Schumann, la quatrième, Intermezzo Allegretto un poco agitato, la deuxième, Intermezzo Andante teneramente et la sixième, Intermezzo Andante largo e mesto. « Je joue tous les Brahms de la maturité, me disait-il en octobre 2015. Ses Pièces courtes sont de grandes œuvres, et elles sonnent comme un orchestre. » Qu’ajouter de plus à cette phrase en guise de commentaire, tant ce que dit ici l’interprète est ce que l’on trouve à son écoute à dix ans de distance… Non pas un orchestre miroitant et polychrome, mais une phalange symphonique sonnant densément avec des couleurs automnales soutenues par des timbales résonant abondamment mais de façon intimiste.

Photo : (c) Bruno Serrou

Remarquable interprète de Beethoven, qu’il investit jusqu’au plus secret de chaque note en lui donnant limpidité, sérénité, grandeur, onirisme exhaussés par un son ample et chaud qui lui est propre, Stephen Bishop a donné de la Sonate n° 30 en mi majeur op. 109 une interprétation d’une limpidité fabuleuse, l’œuvre du Titan de Bonn sonnant avec une force naturelle et contenue particulièrement prenante. Beethoven, qu’il a « compris » au contact de sa professeure Myra Hess, qu’il conquit en lui jouant cet op. 109, son auteur ayant fait l’objet de son tout premier disque en février 1968 avec rien moins que les Variations Diabelli, gravure qui reste cinquante-sept ans après sa réalisation l’une des plus extraordinaires qui se puisse trouver. De cette sonate dédiée à Maximiliana Brentano, Bishop souligne en poète les contrastes entre dépouillement et plénitude sonore, optimisme et gravité dans le mouvement initial, jusqu’à la reprise finale, jouée en un pianissimo en apesanteur, avant le vivifiant crescendo de la cadence. Le Prestissimo atteint sous les doigts de Bishop une force dramatique saisissante tant l’angoisse est communiquée avec une simplicité confondante, le pianiste jouant les doigts en apesanteur, jusques et y compris dans la série de variations du finale sur un thème proche du premier lied (Auf dem Hügel sitz’ich, spähend - Je suis assis sur la colline, observant) du cycle de lieder An die ferne Geliebte (A la bien-aimée lointaine) op. 98 sur des poèmes d’Alois Jeitteles (1794-1858), variations plus complexes et denses les unes que les autres mais jouées avec un éclat et une agilité qui transcendent le chant et l’expression.

Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du récital était entièrement occupée par l’ultime sonate de Franz Schubert, la Sonate n° 21 en si bémol majeur D. 960, op. posthume composée en septembre 1828, à l’instar des Sonates D. 958 et 959, publiée en 1839 avec une dédicace à Robert Schumann ajoutée par l’éditeur Anton Diabelli alors que son auteur pensait à Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), proche de Beethoven. « J’aime faire les reprises, mais je ne les fais qu’en fonction de la façon dont je ressens le public. Je n’ai pas de position tranchée. J’aime les faire, bien sûr, mais cela dépend de la salle. Si je la sens concentrée, je les fais. Un chef d’orchestre m’a dit un jour à propos d’un concerto : ’’Si vous prenez le premier mouvement, si vous le répétez c’est trop long ; si vous ne le reprenez pas, c’est trop court’’. Et c’est vrai. C’est pourquoi je suis content de répéter, mais je n’exécute pas toujours les reprises. » Samedi, Stephen Bishop était apparemment content du public et du climat de la salle, respectant le plus possible de da capo, interprétant l’œuvre de façon si puissamment douloureuse et introspective qu’elle a atteint une densité inouïe, jusqu’à la déchirure, la force intérieure qui émanait de l’interprétation du pianiste ayant la consistance d’une déchirure interne, d’un désespoir pudique et noble mais si intensément expressive qu’elle n’a cessé de bouleverser le Théâtre des Champs-Elysées d’où aucun son autre que ceux du Steinway joué par Bishop n’était perceptible, tandis que le pianiste américano-croate multipliait à satiété les variations de climats, de couleurs et de luminosité de chacun des quatre mouvements de la sonate, dès la mélodie initiale du Molto moderato qui ouvre l’œuvre qui, sous les doigts de Bishop à peine assis surgit d’un rêve avant de s’affirmer avec une nostalgie plus ou moins sereine qui, amplifiée jusqu’au drame intime par un Andante sostenuto au climat nocturne venu d’outre-tombe, emporte la partition jusqu’aux deux tiers de l’Allegro final, lequel, après la détente onirique du Scherzo se présentant telle une délicieuse respiration, termine brillamment l’œuvre dans un Presto enjoué qui clôt la série des vingt-et-une sonates de Schubert moins de deux mois avant sa mort. Ce qu’offre à écouter Stephen Bishop est si dense et d’une humanité si profonde que l’on ne ressent à aucun moment l’impression de « divine longueur » trop souvent relevée à l’audition des sonates du Viennois, le temps passant au contraire trop rapidement tant l’interprétation est riche, puissante, diverse.

Bruno Serrou

1) « Maintenant, je joue sous le nom de ma mère, m’affirmait-il lorsque je l’interviewais en octobre 2015. Cette dernière a fait un terrifiant mariage avec un nommé Bishop. Au début de ma carrière j’ai porté le nom de mon père, puis je l’ai associé à celui de ma mère, que j’ai fini par adopter… Mais je pense que ce sera mon dernier changement de nom (rires). » Dix ans plus tard, voilà notre musicien revenu au patronyme paternel…

 

 

 

 

dimanche 13 avril 2025

Délicate et intense mélancolie de Nelson Gœrner poussant Edgar Moreau à l’expressivité lors d’un concert Piano**** au Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Vendredi 11 avril 2025 

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

Programme d’une douce mélancolie mêlée de déchirants soubresauts ce soir au Théâtre des Champs-Elysées dans la série Piano****, avec le violoncelle d’Edgar Moreau aux sonorités pleines et charnelles et le bouillonnant et délectable piano de Nelson Gœrner, dans les deux Sonates pour violoncelle et piano de Johannes Brahms (la seconde était d’une poésie irradiante côté piano et d’une belle qualité sonore côté violoncelle auquel il a néanmoins manqué chaleur et passion), puis la bouleversante Sonate pour violoncelle et piano de César Franck arrangée par Jules Delsart portée avec flamme par Gœrner de ses sonorités pleines et ardentes qui ont avivé l’expressivité de Moreau 

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est non pas une soirée consacrée au seul instrument-roi qu’a proposé vendredi soir Piano****, mais de sonate violoncelle/piano. Cette association aura fait les grandes soirées de musique de chambre de l’ère romantique, mêlant à l’instrument percussif et résonnant qu’est le piano les sonorités larges, le moelleux et la richesse expressive proprement humaines du violoncelle. En associant le Hambourgeois Johannes Brahms au Liégeois César Franck, ce sont trois immenses chefs-d’œuvre que le violoncelliste français et le pianiste argentin ont réuni dans une soirée unique, dont deux partitions nées en 1886, la seconde sonate de Brahms et la sonate de Franck, cette dernière ayant été originellement conçue pour le violon d’Eugène Ysaÿe.

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme où coule une sève abondante et généreuse, a été ouvert avec les deux Sonates de Brahms, pour qui la figure tutélaire de Beethoven a longtemps été source de blocage - il suffit de se rappeler la longue genèse de sa Symphonie n° 1 -, et il est indéniable que le Titan l’influença abondamment sans pour autant l’empêcher de faire œuvre personnelle. Ainsi en est-il également des sonates pour violoncelle, instrument que Brahms pratiqua enfant, pour lesquelles il eut à se mesurer au cursus des cinq partitions du genre laissées par le Maître de Bonn. Autre figure tutélaire qu’il célèbrera toute sa vie, Johann Sebastian Bach. Vingt ans séparent les deux sonates brahmsiennes. La première, la Sonate pour violoncelle et piano en mi mineur op. 38, connut trois ans de genèse, les trois premiers mouvements datant de 1862, le quatrième de 1865. Cette œuvre est une offrande à l’ami Josef Gänsbacher (1829-1911), juriste, violoncelliste, compositeur et professeur de chant à la Singakademie de Vienne en remerciement pour les démarches entreprises pour sa nomination en 1863 au poste de directeur de ladite institution. C’est néanmoins deux ans plus tard, à Karlsruhe, que Brahms acheva sa partition, ajoutant l’Allegro final tout et retirant le deuxième mouvement, Adagio. L’œuvre, qui est ainsi plus ou moins contemporaine des Variations sur un thème de Paganini pour piano, sera créée le 14 janvier 1871 dans la salle du Gewandhaus de Leipzig par le violoncelliste pédagogue Emil Hegar (1843-1921) et le pianiste compositeur Karl Reinecke (1824-1910). Le lyrisme sobre des deux premiers mouvements est exposé dès les premières mesures de l’Allegro non troppo où seul le violoncelle s’exprime, énonçant de façon intériorisée le thème initial avant d’être rejoint par le piano, qui imprime un caractère de ballade. Le Quasi Menuetto central instaure une pause à la nostalgie générale de l’œuvre, souvent qualifiée de « valse triste », tandis que le finale, qui constitue le sommet de la sonate, allie la fugue à la forme sonate constituant ainsi un double hommage à Beethoven et à Bach. Il se place en effet dans le sillage de la Sonate n° 5 pour violoncelle et piano op. 105/2 de Beethoven ainsi que de l’Art de la fugue de Bach. Dans ce mouvement, le piano domine, comme chez Beethoven, ce qui valut à la partition la dénomination Sonate pour pianoforte et violoncelle lors de la première édition en 1866. La profonde mélancolie qui émane de l’œuvre dès l’Allegro non troppo s’appuie sur un intense travail de développement et de contrepoint au service de l’expression poétique. Quant au gracieux Allegretto quasi menuetto, il encadre un trio passionné, chromatique aux accents tziganes.

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

Après avoir connu quelques difficultés à s’imposer au moment de sa création, la Sonate n° 2 en fa majeur op. 99 de Brahms est aujourd’hui considérée à juste titre comme le sommet de la littérature pour violoncelle et piano. Composée parallèlement à celle pour violon et piano op. 100 et au Trio pour piano et cordes n° 3 op. 101, elle a été conçue plus d’une vingtaine d’années après la première, en 1886, sur les rives du lac de Thoune dans l’Oberland bernois en Suisse. Elle a été créée le 24 novembre de la même année par le violoncelliste Robert Hausmann (1852-1909) réputé en son temps pour sa sonorité ample et puissante, créateur du Double Concerto pour violon, violoncelle et orchestre de Brahms un an plus tard avec Joseph Joachim, et de Kol Nidrei de Max Bruch en 1880 avec le compositeur au piano. Contrairement à la première sonate opus 38, l’opus 99 est ivre de bonheur et de jeunesse exprimés néanmoins avec une prégnante nostalgie, au point d’en devenir aussi poignante que frémissante, emportée par le déferlement du violoncelle rasséréné par le classicisme assuré du piano. Agé de 53 ans, Brahms s’est libéré des démons d’antan qui réfrénaient son élan créatif. Tant et si bien que jamais il n’est apparu jusqu’alors aussi pimpant et incandescent. L’œuvre compte quatre mouvements, l’Adagio affetuoso se trouvant en deuxième position. Le merveilleux scherzo est puissant et sombre, tandis que le finale se présente comme une libération du cadre compact de l’œuvre par la grâce du toucher du pianiste et de la souplesse de archet du violoncelliste, qui doit se faire entendre au-dessus les tremolandi du clavier, dans le mouvement initial comme dans le finale, l’équilibre dans les deux morceaux devant être abordé avec circonspection par les deux interprètes. Pourtant, le déséquilibre entre Moreau et Gœrner aura été patent, le violoncelliste français et le pianiste argentin n’étant apparemment pas sur la même planète, le premier portant toute son attention sur la forme (le son) et non pas sur le fond (la diversité des affetti), tandis que le second associait les deux aspects de l’interprétation et essayait de tirer son partenaire sur les mêmes sphères sans y réussir, comme si Brahms restait étranger à Moreau… 

Nelson Gœrner, Edgar Moreau
Photo : (c) Bruno Serrou

La sonate de César Franck (1822-1890) est principalement connue sous sa forme originelle, pour violon et piano. Il s’agit indubitablement du chef-d’œuvre du compositeur belge, initiateur de la forme cyclique dans le domaine de la musique de chambre. Il s’agit de la partition la plus jouée de son auteur, d’autant plus que selon la légende elle serait la fameuse Sonate « de Vinteuil » qui occupe une place importante dans A la recherche du temps perdu (1907-1922) de Marcel Proust (1871-1922). Composée durant l’été 1886 dans une maison louée à la lisière de la forêt de Sénart dans le sud de la région parisienne, la sonate est achevée mi-septembre. Mais Franck entend la tester, et pour ce faire il fait appel au violoniste belge Armand Parent (1863-1934), alors violon solo de l’Orchestre Colonne avec qui Franck met l’œuvre au point ainsi que les indications nécessaires à l’interprétation. Il dédie sa partition à Eugène Ysaÿe (1858-1931) sur les conseils de son amie pianiste Marie-Léontine Bordes-Pène (1858-1924), qui l’offre à Ysaÿe pour son mariage le 28 septembre 1886, la jouant aux invités le soir-même, avant de la créer officiellement moins de deux mois plus tard, le 16 décembre 1886, dans une salle du Musée moderne de peinture de Bruxelles durant un concert monographique consacré à Franck. Le succès est immédiat, et tous les violonistes la font leur sans attendre. Tant et si bien que dès le mois de janvier suivant, après l’avoir entendue à Paris le 27 décembre 1887, le violoncelliste Jules Delsart (1844-1900), élève de Fanchomme et propriétaire du fameux « Archinto » de Stradivarius (1689) qui juge son répertoire trop restreint, en réalise une transcription pour son instrument publiée le 28 janvier 1888, après approbation de l’auteur de l’original. La réalisation de Delsart est d’une beauté sonore exceptionnelle, tout en  demeurant fidèle à l’original, le transcripteur ne touchant pas à la partie piano et ne transposant la partie violon que dans le registre grave, n’adaptant qu’exceptionnellement la musique aux exigences techniques du violoncelle, si bien que le dialogue entre les deux instruments reste à parité. Tant et si bien que l’éditeur de Franck finit par publier les deux versions dans un même recueil, sans pour autant reprendre la partie piano, puisqu’elle est identique. Franck lui-même en offrit plusieurs exemplaires à ses amis. Comptant quatre mouvements, l’œuvre s’ouvre sur un Allegretto ben moderato de forme sonate à deux thèmes sans développement, le piano installant le climat harmonique en quatre mesures, avant l’entrée du violon(celle), qui expose le premier thème. Un chant souple et lénifiant s’étire et s’élève sur la base de la cellule cyclique dont le rythme se répète de façon obsédante, tandis que le piano expose avec conviction le second thème pendant que le violon(celle) se tait. L’Allegro adopte la forme lied dans un mouvement passionné, le clavier instaurant un climat passionné avant de présenter le premier thème d’essence particulièrement lyrique que l'archet reprend en traits haletants, avant d’exposer le second thème qui puise dans ce qui vient d’être exposé, et que l’ensemble fusionne en un dialogue conduisant crescendo à une coda puissante et vive. Le Recitativo-Fantasia est l’occasion pour Franck de donner libre cours à son imagination intensément lyrique, que la cellule cyclique nourrit d’un bout à l’autre du mouvement, où les deux instruments se superposent jusqu’au point central, plus tendu et dramatique, avant une coda reprenant la phrase initiale dans les nuances pianissimo. L’Allegretto poco mosso final adopte la forme rondeau avec alternance refrain/couplets, doux et chantant énoncé en canon entre le clavier et l’archet, Franck jouant ici de tonalités changeantes, le développement, tumultueux et inquiet, s’effaçant au profit d’une coda brillante établissant une coloration plus optimiste.

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

Edgar Moreau, qui a enregistré la Sonate de Franck avec David Kadouch chez Warner Classics, est ici plus à l’aise que dans Brahms, avec un sens du discours et des respirations plus ample et naturel, un chant plus expressif et engagé, instaurant un dialogue plus serré et égalitaire avec le brillant pianiste argentin Nelson Gœrner, qui mène l’œuvre sur des sommets d’expressivité et de force évocatrice, poussant cette fois dans ses retranchements son partenaire de la soirée, instaurant ainsi un véritable moment de grâce, les couleurs du violoncelle établissant un chant plus humain et profond que le violon, instrument plus vif et lumineux. En bis, les deux musiciens ont repris l’Adagio affetuoso de la Sonate op. 99 de Brahms où Moreau s’est avéré comme libéré, jouant avec plus d’intensité et de poésie que durant la première partie de la soirée…

Bruno Serrou

mercredi 9 avril 2025

Fervente "Messe en si mineur" de Johann-Sebastian Bach par Klaus Mäkelä avec son Orchestre de Paris et le Choeur Le Concert d’Astrée

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 8 avril 2025 

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232.
Klaus Mäkelä, Solistes, Orchestre de Paris, Choeur Le Concert d'Astrée
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco an Co

Dans la perspective de la Semaine Sainte la semaine prochaine, l’Orchestre de Paris a programmé un oratorio sacré de Johann Sebastian Bach. Cette fois, non pas l’une des deux Passions, mais la Messe en si mineur BWV 232 dirigée par son directeur musical, Klaus Mäkelä, avec un dispositif plaçant les bois au centre des effectifs ainsi que les violoncelles et les trois contrebasses derrière, trois trompettes côté jardin, timbales à coté, et le cor côté cour derrière le continuo, les quatre chanteurs solistes s’exprimant de façon usuelle de part et d’autre du chef, le chœur derrière l’orchestre, en petit effectif d’abord puis renforcé à partir du Sanctus. Interprétation dynamique et de grande spiritualité, avec des bois, des trompettes et des cordes superbes, mais un cor solo tétanisé par la crainte des pains, qui du coup n’ont pas manqué de s’enchaîner, si bien que la basse dans sa première aria était inaudible dans son registre grave… 

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232. Klaus Mäkelä
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco and Co

« L’une des plus grandes joies de ma vie… La Messe en si mineur de Bach ce soir et demain ! », écrivait mardi Klaus Mäkelä sur le mur de son compte Facebook quelques heures avant le premier des deux concerts… Monument suprême de la musique sacrée occidentale, la Messe en si mineur BWV 232 ne cesse de fasciner les générations successives d’interprètes et de mélomanes. Les questions qu’elle soulève tant auprès des musicologues que des chefs d’orchestre sont nombreuses, chacun y trouvant ses propres éléments de lecture avec l’humilité qui s’impose. Composée en 1724 et 1749, dédiée en 1733 à l’Electeur de Saxe roi de Pologne Frédéric-Auguste II par Johann Sebastian Bach pour chœur à cinq voix, cinq chanteurs solistes (deux sopranos, contralto, ténor, basse) et orchestre (cor, trois trompettes, timbales, hautbois da caccia, deux flûtes traversières, trois hautbois, deux hautbois d’amour, deux bassons, cordes et continuo), la partition, qui compte vingt-sept numéros distribués en quatre parties (Missa brevis - Kyrie et Gloria - en douze sections, Symbolum Niceum en dix sections, six pour le Sanctus) dont le genèse s’étend sur un quart de siècle, se présente tel le testament musical du Cantor. Il s’agit en fait essentiellement d’un assemblage de pages puisées dans plusieurs de ses œuvres et réécrites par ses soins selon le procédé dit de la « parodie », qui consiste à reprendre une musique conçue sur un autre texte et de la développer, ou d’en copier le style, à l’instar de ce que Bach a réalisé dans l’Oratorio de Noël. Ainsi, la cantate BWV 12 Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen a fourni le matériau du Crucifixus, la cantate BWV 215 Preise dein Glücke, gesegnetes Sachsen (J’apprécie ton bonheur, Saxe bénie) celui de l’Hosanna, l’Oratorio de l’Ascension BWV 11 à l’Agnus Dei… Seul un tiers de l’œuvre est constitué de pages qui lui sont propres, Credo, Incarnatus et Confiteor étant des dernières compositions de Bach. Côté tonalité, c’est naturellement le si mineur du morceau initial, Kyrie eleison, qui la donne, les autres numéros, à l’exception du n° 26 (Agnus Dei en sol mineur), étant dans les tonalités voisines, essentiellement dans la gamme relative de ré majeur, dans treize des vingt-sept numéros.

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232. Nikola Hillebrand (soprano), Wiebke Lehmkuhl (contralto), Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. 
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco and Co

La composition de la Messe en si mineur se déploie en deux grandes époques. La première dans les années 1730, tandis que le Cantor de Leipzig cherche la reconnaissance du duc de Saxe et espère être nommé à la cour catholique de Dresde, posant un premier point final en 1733 alors qu’il considère l’œuvre comme terminée, posant une double barre finale au Gloria comme s’il s’agissait d’une Missa brevis, la seconde fois en 1748, après qu’il eût ajouté les parties traditionnelles de l’office liturgique romain, le Credo, le Sanctus et les parties finales de l’ordinaire au moment même où le compositeur est touché par la cécité.

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232.
Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris, Choeur Le Concert d'Astrée, Académie du Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco and Co

La Messe en si mineur de Bach a été introduite au répertoire de l’Orchestre de Paris en 1971, cinq ans avant la création du Chœur, sous la direction de Kurt Masur, qui était venu à l’époque auréolé de la tradition saxonne, le chef allemand étant à ce moment-là le titulaire adulé de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig. L’été de l’année suivante, lui succédait le grand chef lyrique italien mû par une profonde spiritualité Carlo Maria Giulini sur l’immense plateau du Théâtre antique d’Orange, puis en 1988 Salle Pleyel, tandis qu’en 1976 un autre éminent spécialiste du Cantor, Karl Richter, en avait proposé sa conception au Palais des Congrès, avant qu’un chef baroque se voit confié l’Orchestre de Paris dans cette même œuvre, le Néerlandais Frans Brüggen, en 2001. Puis plus rien pendant un quart de siècle, jusqu’à ce qu’enfin, un chef de la grande tradition quoique le plus jeune de tous, et pour la première fois porteur du titre de directeur musical, Klaus Mäkelä, décide du haut de ses vingt-neuf ans de diriger l’œuvre liturgique phare de Bach. Sans atteindre la force spirituelle d’un Giulini, qui construisait la Messe de Bach comme une grande arche spectaculaire au cœur du mystère chrétien, le jeune Finlandais a su donner au chef-d’œuvre du Cantor une émotion qui a emporté le cœur du public dès la fugue du Kyrie aux accents rayonnants et vivifiants. Le Gloria est empli de compassion, ménageant autant la joie que la tristesse transcendées par des sursauts de vitalité portée à leur summum dans le Cum sancto spirito final. Les arie successives sont contrastées et pleine d’ardeur, chantées avec ferveur par un quatuor de grande qualité (la soprano allemande Nikola Hillebrand qui remplaçait sa compatriote Julia Kleiter, la contralto allemande Wiebke Lehmkuhl, le ténor britannique Nicholas Scott et le baryton-basse Milan Siljanov) aux voix belles et sobres, parfaitement mises en valeur par les solistes de l’Orchestre de Paris constitué de quarante-trois (deux flûtes, trois hautbois, deux bassons, cor, trois trompettes, timbales, clavecin/orgue positif, seize violons, six altos, cinq violoncelles, trois contrebasses), en particulier le violon solo invitée, Sarah Nemtanu, titulaire du même poste à l’Orchestre National de France, le flûtiste Vicens Prat, les hautbois d’amour Sébastien Giot et Rebecca Neumann, le basson Marc Trénel, les trompettistes Célestin Guérin, Laurent Bourdon, Stéphane Gourval, le continuo dont la brillante Marie Van Rhijn aux claviers. Seul problème de poids, car il a réfréné le baryton-basse Milan Siljanov dans sa première grande aria Quoniam tu solus sanctus dont les graves étaient comme tétanisés au point d’être quasi inaudibles, la complicité chanteur/corniste s’avérant impossible en raison d’une précision fort aléatoire des attaques, annihilant la souplesse majestueuse qu’appelle ce passage, avant que se concluent les douze parties de la Missa brevis initiale sur l’exaltation du chœur Cum sancto spirito dialoguant sur le clair élan des trompettes qui exultent à l’évocation du dôme céleste. Formé de deux ensembles, les effectifs choraux, n’ont été utilisés en leur totalité qu’à la toute fin de l’exécution, l’essentiel étant assuré par le remarquable Chœur Le Concert d’Astrée constitué de vingt-huit chanteurs généralement attachés à l’ensemble instrumental éponyme fondé à Lille par Emmanuelle Haïm voilà vingt-cinq ans, rejoints dans le Sanctus et les sections finales (Osanna, Benedictus, Agnus Dei, Dona nobis pacem) par vingt-huit membres de l’Académie du Chœur de l’Orchestre de Paris constitué de jeunes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans issus des conservatoires parisiens et de la périphérie. 

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232
Klaus Mäkelä, Milan Siljanov (baryton-basse)
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco and Co

Une soirée emplie de grâce fervente et d’humanité pour un vibrant prologue aux fêtes pascales à six jours de la Semaine Sainte 2025…

Bruno Serrou

 

 

Flamboyant récital de sonates de Janine Jansen et Denis Kozhukhin à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 7 avril 2025

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Duo de sonate violon/piano lundi soir à la Philharmonie de Paris, avec une merveilleuse Janine Jansen dialoguant avec bonheur avec Denis Kozhukhin dans un somptueux programme réunissant deux des trois Sonates de Johannes Brahms d’une densité poétique troublante et une seconde partie entièrement française couvrant les années 1927-1943, avec la rare Sonate, virtuose et virevoltante, de Francis Poulenc, la concentration spirituelle d’Olivier Messiaen de Thème et Variations pour conclure sur l’agilité conquérante de la Sonate n° 2 de Ravel avec un « blues » au groove fascinant. En bis un petit Fritz Kreisler 

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Dans ce programme d’une richesse et d’une diversité saisissantes, accompagné par un véritable partenaire de musique de chambre qu’est Denis Kozhukhin instaurant avec elle un dialogue quasi fusionnel, Janine Jansen s’est avérée époustouflante, donnant des œuvres d’une grande variété un concentré du répertoire violonistique une interprétation étourdissante par son dramatisme hallucinant, sa densité expressive, son extraordinaire maîtrise sonore, et sa technique impériale, la violoniste néerlandaise se livrant à un véritable combat pour la vie, avec le clavier rutilant de nuances et de couleurs du pianiste russe, la conception dramatique emmenant l’auditeur au seuil de l’asphyxie. Violoniste remarquable d’aisance et de dynamique, à la technique infaillible au service d'une musicalité fabuleuse, imposant un plaisir des sons de chaque instant, riche d’un nuancier infini - délectables transitions entre les nuances fortissimo/forte/piano/pianissimo -, l’extraordinaire musicienne batave a suscité un silence quasi mystique au sein du public, qui en a eu littéralement le souffle coupé tout au long de la soirée par ce qu’il entendait.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

La première partie du concert réunissait les deux premières Sonates pour violon et piano de Johannes Brahms, données dans l’ordre inverse de leur genèse. Le programme a donc commencé avec la Sonate n° 2 en la majeur op. 100 composée en 1886, contemporaine de la Sonate pour violoncelle et piano op. 99 et du Trio avec piano op. 101, et de deux ans antérieure à la Sonate n° 3 op. 108. Dans cette deuxième sonate pour violon, l'ouverture exposée par David Kozhukhin aura été particulièrement chaleureuse, tandis que Janine Jansen lui aura répondu par des moments d'une exquise légèreté, avant de reprendre la mélodie lyrique avec une grâce stupéfiante. Le timbre est riche, le vibrato puissant, les attaques solides et assurées aux interjections insistantes, tandis que le développement était enlevé dans une véritable passion partagée par les deux interprètes. Dans le deuxième mouvement, Jansen et Kozhukhin contrastaient harmonieusement l'ouverture intime formant un contraste stupéfiant avec le dynamisme enjoué des rythmes décalés qui suivent. Le magnifique jeu pianissimo de Jansen a engendré une chaleur extraordinaire, jamais aérienne ni voilée. Le finale, par sa structure non conventionnelle, s’est imposé par une grande ampleur, et les deux interprètes ont emporté les auditeurs dans un lyrisme fébrile, imprégné de mystère suscité par les arpèges diminués du piano, jusqu'à sa conclusion intensément dramatique. Composée en 1878-1879 alors que son auteur travaille sur son Concerto pour violon et orchestre, la Sonate pour violon et piano n° 1 en sol majeur op. 78 est elle aussi d’un lyrisme exacerbé, mais le caractère est plus sombre que celui de la sonate de 1886. Surnommée « sonate de la pluie » en raison de la citation empruntée au Regenlied op. 59/3 dans le finale, cette partition dédiée à sa muse Clara Schumann, qui était alors en train de perdre son fils violoniste, constitue l’un des sommets de la musique de chambre romantique. Ne serait-ce que sur le plan expressif, tant elle fait vibrer les âmes et transporte l’auditeur dans une polyphonie d’émotions. Exigeante d’exécution, cette œuvre au climat fortement mélancolique est constituée de trois mouvements aux tendres effusions, le violon exprimant les sentiments les plus subtiles par le biais d’un nuancier d’une ampleur inouïe, tandis que le pianiste donne vie à sa partie avec une précision extrême mais naturelle. Janine Jansen et David Kozhukhin en magnifient les infinies beautés, faisant ressentir chaque nuance, chaque vibration, suscitant la plus vive émotion au détour de chaque phrase, toutes plus sublimes les unes que les autres. 

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

La seconde partie de soirée était consacrée à trois compositeurs français de la première moitié du XXe siècle. Composée en 1942-1943, la Sonate pour violon et piano de Francis Poulenc est rarement programmée. Dédiée à la nièce du compositeur, Brigitte Manceaux, cette partition est écrite à la mémoire du poète espagnol Federico Garcia Lorca. Elle a été créée le 21 juin 1943 à Paris Salle Gaveau dans le cadre des Concerts de la Pléiade par Ginette Neveu et le compositeur au piano. La grande violoniste disparue trop tôt dans une catastrophe aérienne à qui Poulenc ne pouvait rien refuser, est l’inspiratrice de l’œuvre et donne à l’auteur de nombreux conseils pour la partie violon. Malgré le triomphe de l’exécution par Ginette Neveu le soir de la première, Poulenc, qui regrettait que cette pièce ne soit « pas du meilleur Poulenc », révisera sa partition en 1949. « Le monstre est au point, je vais commencer la réalisation, écrira-t-il tandis qu’il est en train de la composer. Ce n’est pas mal, je crois, et en tout cas fort différent de la sempiternelle ligne de violon-mélodie des sonates françaises du XIXe siècle. Le violon prima donna sur piano arpège, me ait vomir. » Son manque d’intérêt pour les instruments à cordes hors orchestre, Poulenc use d’emprunts thématiques aux Russes Rachmaninov et Tchaïkovski, et d’autocitations, notamment dans le mouvement initial Allegro con fuoco, où l’on retrouve le premier des Trois poèmes de Louise Lalanne, tandis que l’Intermezzo central, sommet de l’œuvre, plonge dans une atmosphère plus ou moins espagnole… C’est ce qu’on admirablement restitué Janine Jansen et Denis Kozhukhin, qui ont donné de cette partition rare du fait même de ce qu’en disait son auteur une interprétation enlevée, chantant à la perfection.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

A l’instar de Poulenc, la mélodie joue un rôle de premier plan dans Thème et Variations que Messiaen a composé alors qu’il n’avait que 24 ans et qui révèle déjà une conception particulière de la technique de la variation, tandis que les accords au piano portent d’ores et déjà l’emprunte du compositeur dauphinois, dans la résonance mais aussi dans les intervalles et la structure interne. Les duettistes en ont offert une interprétation généreuse de souffle et d’expression, en soulignant les traits qui rendent la musique de Messiaen immédiatement identifiable tout le rattachant à la tradition française du premier demi-siècle du XXe avec la tendresse dont l’œuvre est porteuse, une déclaration d’amour du compositeur à sa première femme, la violoniste Claire Delbos (1906-1959) affectueusement surnommée Mi par son mari, pour leur mariage le 22 juin 1932.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Ultime partition de musique de chambre de l’auteur du Bolero, composée entre 1922 et 1927 à la suite de la rencontre avec la violoniste hongroie Jelly d’Aranyi à qui Béla Bartók a destiné deux sonates, dédiée à la violoniste critique musicale Hélène Jourdan-Morhange (1888-1961), amie de Ravel, créée par le compositeur-violoniste Georges Enesco et l’auteur au piano Salle Erard le 30 mai 1927, la Sonate n° 2 pour violon et piano en sol majeur de Ravel est orientée vers le jazz, le blues, terme utilisé pour qualifier le mouvement central où dominent le « riff » du piano ainsi que la fameuse « blue note » tandis que les pizzicati du violon renvoient au banjo tandis que la mélodie mélancolique évoque plus ou moins le saxophone, et la danse, avec une apothéose dans le Perpetuum mobile final. Malgré sa structure conventionnelle en trois mouvements, l’auteur y pousse la forme classique dans ses retranchements, les parties de violon et de piano atteignant une indépendance inédite jusqu’alors. Jansen et Ko donnent à l’Allegretto initial un charme et une sensualité virevoltants, le violon tourbillonnant avec élégance autour du piano, les deux instruments suscitant des contrastes de couleurs et de timbres déroulant un dialogue harmonique délicieusement ambigu, tandis que dans le finale l’archet de Jansen fait songer à l’élan d’une locomotive lancée à plein régime, enchaînant telle une acrobate d’ahurissantes doubles-croches qu’elle décline en gammes, arpèges, accords brisés avec une aisance stupéfiante, en parfaite synchronisation avec Denis Kozhukhin suscitant ainsi un incroyable alchimie mécanique.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Au terme d’une telle prestation, il apparaissait impossible de donner une suite à ce récital magistral. Pourtant, devant l’insistance du public, qui lui était en train de lui réserver une standing ovation, les duettistes n’ont eu d’autre choix que de se lancer dans un bis, aussi bref soit-il, choisissant un morceau parmi les plus pondéré de Fritz Kreisler…

Bruno Serrou

 

 

dimanche 6 avril 2025

Magistral « Siegfried » de Richard Wagner au diapason 435 Hz selon Kent Nagano à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande salle Pierre Boulez. Vendredi 4 avril 2025 

Kent Nagano
Photo : DR

C’est une interprétation claire, énergique, dramatique de Siegfried de Richard Wagner à la Philharmonie de Paris que Kent Nagano a dirigé à la tête d’un orchestre « historiquement informé » (!) réunissant le Dresdner Festspielorchester et Concerto Köln avec violoncelles sans pique, cors naturels (oups les appels de cor de Siegfried !), soit disant plus aéré et dynamique que la tradition (franchement, à lire les intentions, c’est à croire que Clemens Krauss, Pierre Boulez et consort sont désormais devenus ringards !), avec une distribution dominée par le Mime de Christian Elsner (moins vaillant dans l’acte II), le Voyageur de Derek Welton (de mieux en mieux d’acte en acte), le Fafner muni d’un énorme porte-voix en cuivre de Hanno Müller-Brachmann et surtout l’impressionnante Brünnhilde de Âsa Jäger. L’Oiseau de la forêt était tenu par un garçon du Tölzer Knabenchor 

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Kent Nagano, Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. 
Photo : (c) DF/CK

Deuxième journée du Ring des Nibelungen de Richard Wagner, Siegfried est des quatre ouvrages de la Tétralogie le plus symphonique, la place de l’orchestre étant centrale dans cet ouvrage, plus encore que dans les autres volets, y compris le dernier, Götterdämmerung. Pourtant, dramatiquement, il se passe beaucoup de choses, dès le premier acte entre le nain Mime et son « fils adoptif » Siegfried, le Voyageur et les énigmes qu’il pose au Nibelung, la forge de Nothung, le deuxième acte avec la rencontre du Voyageur avec Alberich, les prédictions que le maître des dieux exprime au Nibelung et au géant Fafner, l’arrivée de Siegfried à l’entrée de la grotte du dragon conduit par les murmures de la forêt avant de le défier en duel et de le tuer non sans tomber sous le charme du monstre, la rencontre violente des Nibelungen Alberich et Mime, la trahison de ce dernier qui tente d’empoisonner Siegfried qui grâce à l’oiseau de la forêt entend l’intention de Mime de se débarrasser de lui ce qui le conduit à tuer le nain, puis le départ à la conquête de la Walkyrie endormie guidé par l’oiseau, enfin le troisième acte, où la présence féminine s’impose enfin, d’abord lorsque le Voyageur réveille au pied du rocher où dort sa fille Brünnhilde la déesse de la terre Erda pour l’interroger sur l’avenir des dieux, avant l’arrivée de Siegfried qui, guidé par l’oiseau, se débarrasse de l’importun Voyageur qui cherche à l’empêcher d’avancer et brise la lance sacrée, ce qui conduit le Voyageur à se retirer définitivement de l’univers qu’il a créé pour laisser la place au destin promis depuis la conquête de l’or arraché au Filles du Rhin, enfin la sublime scène finale où Siegfried réveille Brünnhilde où l’on entend le thème d’une tendresse ineffable de la Siegfried-Idyll

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Thomas Blondelle (Siegfried), Kent Nagano, Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. Photo : (c) DF/CK

Après de longs mois d’analyse, d’étude et de mise au point, Kent Nagano a conçu avec le concours du violoncelliste Jan Vogler, directeur artistique du Festival de Dresde, et d’une équipe de dix chercheurs musicologues, avec le Dresden Festival Orchestra fondé en 2012 et Concerto Köln né en 1985 une version de l’opéra « historiquement informée » selon la pratique d’interprétation de l’époque de la composition à l’instar du cycle entier entrepris en juin 2023 avec Das Rheingold, poursuivi en 2024 avec Die WalKüre, et cette année avec Siegfried et qui s’achèvera en 2026, année de cent-cinquantenaire de la création du Ring à Bayreuth, avec Der Götterdämmerung. Intitulé « The Wagner Cycles », ce projet est le fruit d’une réflexion qui a conduit le chef états-unien à redéfinir les standards de l’interprétation de l’œuvre de Wagner synthétisant les recherches musicologiques et la pratique, autant orchestralement que vocalement, dont il réserve les premières exécutions de chacun des ouvrages à la ville de Dresde, où Wagner fut avant la Révolution de 1848 directeur musical du Semperoper, dont l’architecte dessina les premières ébauches du plan du Festspielhaus de Bayreuth. La question reste tout de même ouverte, considérant le fait que le cycle demanda à son auteur vingt-sept de genèse, et que, entre les deux derniers actes de Siegfried précisément, il s’est passé douze années, entre 1857 et 1869, durant lesquelles ont été composés Tristan und Isolde (1857-1859) et Die Meistersinger von Nürnberg (1861-1867), deux ouvrages majeurs qui ont fait considérablement évoluer le style du maître saxon, ajouté à la construction du Festspielhaus de Bayreuth entreprise en 1872 au cours de laquelle Wagner eut largement la possibilité de réviser la partition de Siegfried terminée le 5 février 1871 et qui, à l’instar de Götterdämmerung, ne sera créé que le 16 août 1876, soit six ans après Die Walküre et sept ans après Das Rheingold, les deux ouvrages à l’Opéra de Munich.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Kent Nagano, Christian Elsner (Mime), Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. Photo : (c) Bruno Serrou

Le projet associe travaux scientifiques et pratique musicale, explorant la façon dont Wagner a imaginé le Ring et sa sonorité. Les chercheurs travaillent en étroite collaboration avec Kent Nagano, les musiciens de l’orchestre et les chanteurs sur une reconstitution d’instruments historiques et leurs techniques de jeu, ainsi que sur la redécouverte d’un style vocal chanté et parlé, « qui diffère sensiblement des techniques d’interprétation actuelles, les chanteurs utilisant à l’époque de Wagner non seulement beaucoup moins de vibrato, mais aussi de nombreux procédés dramatiques, allant jusqu’à la parole ». A propos de vibrato, il est évident que si les chercheurs se sont  fondés sur la ligne de chant de Gwynneth Jones dans le Ring du Centenaire de Boulez/Chéreau à Bayreuth, ils n’ont pas eu trop de mal à redresser la ligne de chant, mais s’ils se sont référés à Birgit Nilsson, il est difficile de faire « moins vibré »…

Tout cela pour exprimer des réserves quant à la décision de revenir dans Siegfried à une interprétation dite « historiquement informée », avec des instruments réglés sur le diapason français fixé à 435 Hz en 1859 par arrêté gouvernemental au lieu de 440 Hz pour le diapason moderne établi en 1953 comme norme internationale (soit moins d’un tiers de demi-ton d’intervalle, ce qui n’est donc repérable que par une oreille absolue ou une oreille relative hyper-sensible), avec une tendance à monter constamment (jusqu’à 466 Hz aujourd’hui dans un certain nombre d’orchestres), tandis qu’il existait des diapasons plus élevés encore en Europe à l’époque qui pouvaient atteindre plus de 450 Hz, tandis que la Belgique avait choisi une valeur plus haute encore, 453 Hz…

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Kent Nagano, Christian Elsner (Mime), Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais qu’importe, direz-vous cet argumentaire d’acousticiens et de techniciens, seul le résultat compte. Néanmoins, ce qui est le plus gênant tient au fait que l’on peut lire dans la documentation un argumentaire contestable du genre « Kent Nagano dirige l’opéra de Wagner pour la première fois avec son son original reconstitué », ce qui constitue « une étape importante, un véritable nouveau chapitre dans l’histoire de l’interprétation wagnérienne » peut-on lire dans le Neue Zürcher Zeitung, avec « une sonorité wagnérienne innovante »...

Mais toutes ces intentions et explications plus ou moins convaincantes ne portent pas à conséquence tant ce que Kent Nagano et ses troupes proposent un Siegfried particulièrement convainquant, autant dramatiquement que musicalement et vocalement. Ce que cette équipe allemande donne à entendre est un véritable bonheur pour les oreilles, les yeux, le cœur et l’esprit. Les cinq heures de concert, avec deux entractes de vingt minutes inclus, passent à la vitesse de l’éclair. L’auditeur est transporté au sens littéral du terme au point de ne pas se faire à l’idée que l’on arrive au terme de l’épopée, tant l’interprétation est multiple, vive, dynamique, tendue, épique, poétique, mobile, intense, troublante, ensorcelante, imagée, non dépourvue d’humour. Depuis des années déjà, l’on sait combien est viable l’exécution concertante de la Tétralogie, beaucoup plus suggestive et onirique que dans la plupart des réalisations scéniques, et l’on prend un plaisir suprême à suivre les circonvolutions de l’orchestre enveloppant les chanteurs placés devant l’orchestre et qui souvent se plaisent à donner une vérité théâtrale à leurs personnages.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Thomas Blondelle (Siegfried), Christian Elsner (Mime), soliste du Tölzer Knabenchor (l'Oiseau de la forêt), Kent Nagano, Daniel Schmutzhard (Alberich), Hanno Müller-Brachmann (Fafner). Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. Photo : (c) Bruno Serrou

Tendue et dramatique, la conception de Kent Nagano, fluide et aérée, est en adéquation avec ce que l’on attend du deuxième volet du Ring. Evitant la grandiloquence mais dirigeant sans traîner mû par une énergie conquérante, le chef états-unien donne à la partition de Wagner une dynamique générale alerte et brûlante. Ce qui a pour corolaire la mise à nu de défaillances des pupitres des cuivres dont la prestation s’avère perturbante, surtout le cor solo dans les sublimes sonneries de Siegfried réveillant le dragon. Ce qui est remarquable en revanche est le moelleux des cordes en boyau, la chaleur envoûtante des bois (flûte, clarinette et basson solos, cor anglais), la rondeur des cuivres, dont la trompette basse, les tuben, les trombones et surtout le tuba. Allégeant les textures de son double orchestre, Nagano permet aux chanteurs de s’exprimer sans forcer. Pas même le personnage central tenu à Thomas Blondelle dont la voix est fraîche et juvénile, malléable à merci bien que le timbre et la consistance n’ont rien des caractéristiques des voix de heldentenor, mais elle est souple et finalement assez puissante pour passer la rampe sans forcer, ce qui permet au ténor belge de camper un Siegfried aussi fanfaron qu’arrogant. Le ténor allemand Christian Elsner est un Mime ahurissant, dans la ligne d’excellence d’un Graham Clarke ou d’un Heinz Zednik, surtout au premier acte, où il affronte notamment un Voyageur avec lequel il forme un duo d’exception dans la scène des énigmes, et s’impose par une présence scénique extraordinaire face à Siegfried, mais le rapport de force s’inverse dans le deuxième acte, Elsner se faisant moins vindicatif face à un Siegfried ayant acquis la connaissance après avoir fait passer Fafner ad patres. Le Wanderer de Derek Welton est étonnant de naturel et de tenue, la voix coule avec un naturel séduisant et traduit tous les méandres de l’âme du maître des dieux qui cherche la déchéance divine pour attendre sereinement la fin des dieux, son maintien étant celui d’un étranger à l’action qu’il suit avec autant d’attention que de détachement fataliste tout en restant constamment vaillant et maître de sa destinée. Sans être opulente, la voix du baryton-basse australien est colorée, les graves profonds, la vocalité souple, l’expression limpide. Le baryton autrichien Daniel Schmuyzhard, solide et autoritaire, excelle dans le court rôle d’Alberich, mais c’est l’impressionnante basse allemande Hanno Müller-Brachmann qui cumule tous les suffrages en incarnant un Fafner à la voix de stentor aux graves abyssaux s’exprimant du milieu de l’orchestre, entre les contrebasses et les flûtes, par le biais d’un gigantesque porte-voix en cuivre. Réduite à la portion congrue, les deux voix de femmes n’intervenant que dans le troisième acte, Erda trop brièvement hélas, les deux cantatrice ne déméritent pas, bien au contraire, la contralto allemande Gerhild Romberger imposant une voix sombre au timbre charnu, mais la véritable héroïne de la soirée est la rayonnante Brünnhilde de la soprano suédoise Âsa Jäger, dont la voix solaire illumine soudain la salle dès les premières mesures de sa prestation. Son « Heil dir, Sonne ! Heil dir, Licht ! » saisit le cœur et l’âme de l’auditeur, touché jusqu’aux larmes, et son  « Ewig war ich, ewig bin ich, ewig in süss sehnender Wonne » (Eternelle j’étais, éternelle je suis, éternelle dans un doux bonheur de nostalgie) sur la citation de la Siegfried-Idyll composée pour la Noël 1870 pour Cosima et leur jeune fils Siegfried est d’une beauté cosmique, tout l’amour du monde y étant inclus… Autre élément distinctif de cette production concertante, le rôle de l’Oiseau de la forêt est non pas confié à une soprano colorature mais à un excellent chanteur du brillant chœur de garçons du célèbre Tölzer Knabenchor qui s’exprime joyeusement autour de son ami Siegfried, mais il est condamné à l’anonymat, son nom étant tu dans le programme de salle. Ce passionnant Siegfried suscite l’impatience de la découverte de l’ultime volet de la Tétralogie annoncé pour avril prochain qui sera, on l’espère, présenté au public parisien dans le cadre du cent-cinquantenaire de la création du Ring des Nibelungen… Il n'empêche, les grandes versions dans la tradition ont encore de beaux jours devant elles, non seulement les Clemens Krauss et Pierre Boulez, mais aussi les Georg Solti, Herbert von Karajan, Bernard Haitink, et même Marek Janowski sont loin d'être obsolètes !

Bruno Serrou