mardi 30 septembre 2025

CD : Stéphanie-Marie Degand dirige du violon une éblouissante intégrale des trop rares Concertos pour violon de l’orfèvre français du violon Jean-Marie Leclair

Un compositeur encore méconnu, si ce n’était son assassinat qui a inspiré romanciers et historiens du fait divers depuis le XVIIIe siècle. Le Lyonnais Jean-Marie Leclair (1697-1764) est au violon ce que le Dijonnais Jean-Philippe Rameau, son contemporain, est au clavecin, l’un des plus grands pourvoyeurs de chefs-d’œuvre pour son propre instrument du Siècle des Lumières, mais son œuvre reste peu enregistrée en raison de son extrême difficulté, dont se joue avec une aisance et une perfection extrêmes Stéphanie-Marie Degand. Un coffret à découvrir, à écouter et à réécouter sans retenue toutes affaires cessantes.

C’est en tant que maître de ballet des ducs de Savoie que Jean-Marie Leclair se fait tout d’abord connaître, fonction qu’il exerce à la cour de Turin, où il travaille également le violon avec Giovanni Battista Somis (1686-1763), qui est à l’origine de l’école française du violon, ayant eu pour élèves, outre Leclair, Jean-Pierre Guignon (1702-1774) et Louis Gabriel Guillemain (1705-1770), mais aussi les Italiens Gaetano Pugnani (1731-1798) et Giovanni Battista Viotti (1755-1824). A son retour à Paris en 1733, il devient ordinaire de la Musique du roi Louis XV, jouant un violon d’Antonio Stradivari de 1721 appelé le Noir qui est parvenu jusqu’à nous après avoir réchappé à l’assassinat de son propriétaire. C’est au violon que Leclair s’exprime musicalement dès son enfance lyonnaise, tout en commençant sa carrière comme danseur dans la troupe de l’Opéra de Lyon, où il épouse une ballerine en premières noces, puis à Rouen et à Turin. En 1723, il publie ses premières sonates pour violon et se fait connaître pour sa virtuosité au Concert spirituel. En 1737, il démissionne de la Musique du Roy pour intégrer à La Haye la cour d’Anne d’Orange, élève de Georg-Friedrich Haendel. En 1743, il retourne à Paris, où il compose son unique opéra, Scylla et Glaucus qui est créé à l’Académie royale de musique le 4 octobre 1746. Bien qu’il ait également écrit des musiques de scène et pour divers instruments solistes comme la flûte traversière et le hautbois, Leclair reste dans l’histoire de la musique comme le plus éminent violoniste français de son temps, ne serait-ce que par ses sonates et concertos. En 1758, à la mort de sa seconde épouse, il achète à Paris une petite résidence dans le quartier malfamé du Temple, où il est assassiné d’un coup de couteau dans la rue au milieu de la nuit du 22 au 23 octobre 1764 (1).  

Jean-Marie Leclair (1697-1764)

Publiés en 1737 (opus 7) et 1744 (opus 10), les douze concertos pour violon de Leclair suivent la forme classique des œuvres concertantes, alternant mouvements vifs-lents-vifs sur le modèle instauré par Antonio Vivaldi (1678-1741). C’est avec le soutien du Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), qui a établi le catalogue de l’œuvre de Jean-Marie Leclair que Stéphanie-Marie Degand a réalisé l’enregistrement de l’intégrale des concertos pour violon seul du compositeur. Saluons dès l’abord l’initiative de la plus éclectique des violonistes françaises, qui fréquente aussi assidûment tous les répertoires pour son instrument, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, changeant d’instrument, de cordes et d’archet selon ce qu’elle choisit de jouer. Avec elle, Leclair est restitué avec flamme dans sa grandeur et son authenticité, l’interprète se jouant sans effort et avec une facilité confondante de la virtuosité flamboyante de l’écriture de Leclair, doubles et triples cordes, surexploitation du registre aigu, et l’expressivité, de l’allégresse la plus fébrile à la mélancolie la plus sombre, caractéristiques du style et de la pensée du compositeur, comme une métaphore de sa vie, le tout servi par un nuancier infini, tandis qu’elle exerce en même temps ses deux spécialités, l’instrument et la direction d’orchestre, qu’elle a commencé à aborder voilà quelques années, au point que le Festival Berlioz de La Côte-Saint-André lui a confié son académie d’orchestre, succédant à François-Xavier Roth qui l’a fondée. La musicienne emporte l’auditeur par son énergie conquérante, sa conviction et les tensions qu’elle suscite avec sensibilité dans les mouvements les plus tendus et délicats à aborder, sans jamais se montrer en danger, débordante de vitalité, tant elle se défait des traits les plus téméraires avec une aisance stupéfiante qui rend le discours infiniment naturel et limpide, exposant des sonorités onctueuses, sensuelles et charnues, tout en soulignant la netteté des lignes grâce à un archet souple et aérien sur les cordes. Un feu d'artifice d'esprit et de virtuosité dans chacun des mouvements des douze concertos qu'il conviendrait d'analyser au-delà du présent compte-rendu, tant tout ce qui est donné d"écouter ici est à la fois unique et partie d’un tout, admirablement servis par la violoniste-chef d'orchestre particulièrement inspirée par cette musique Stéphanie-Marie Degand, qui dialogue en toute intimité et en parfaite connivence avec son ensemble La Diane Française aux effectifs réduits (2) (trois violons, celui de la soliste chef d’orchestre inclus, un alto, un violoncelle, une contrebasse, un clavecin) qui jouent de façon à la fois fluide, aérée, mais aussi colorée et contrastée comme un orchestre de formation Mannheim.

Stéphanie-Marie Degand
Photo : DR

A noter que malgré sa concision, le contenu des textes de Stéphanie-Marie Degand et de Benoît Dratwicki, directeur artistique du Centre de Musique Baroque de Versailles, réunis dans la pochette du coffret sont particulièrement informatifs.

Bruno Serrou

3 CD NoMadMusic (Musique augmentée) NMM 122. Enregistré en 2025 abbaye de Port-Royal des Champs. Durée : 3h 12mn 07s. DDD

1) Mon défunt ami Gérard Gefen (1934-2003) a consacré un ouvrage sur la mort du compositeur sous le titre L’Assassinat de Jean-Marie Leclair paru en 1990 aux Editions Belfond

2) Rozarta Luka et Yuki Koike (violons), Laurent Muller (alto), Gauthier Broutin (violoncelle), Ludovic Coutineau (contrebasse), Violaine Cochard (clavecin)

 

dimanche 28 septembre 2025

L’Orchestre de Paris et Daniel Harding ont donné un premier acte de « Die Walküre » de Wagner d’une intense humanité

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Jeudi 25 septembre 2025

Orchestre de Paris, Daniel Harding, Miina-Liisa Värelä, Jamez McCorkle, Stephen Milling
Photo : (c) Bruno Serrou

Huit mois après l’extraordinaire prestation de l’Orchestre National de France à la Philharmonie de Paris lors d’un concert-hommage à Pierre Boulez dans ce même acte (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/01/boulez-100-lorchestre-national-de.html), l’Orchestre de Paris  vient de proposer cette semaine sa propre vision de l’acte I de Die Walküre de Richard Wagner avec une toute autre distribution. Dirigée par Daniel Harding, l’un de ses ex-directeurs musicaux, la phalange symphonique de la Philharmonie a brillé de tous ses feux dans une approche plus intériorisée et intimiste que celle de l’ONF dirigé par le jeune Thomas Guggles. Les deux phalanges françaises ont donné l’intégrale du Ring au Théâtre du Châtelet dans les années 1990-2005, et rivalisent dans ce cycle en élan, délectables sonorités, riche nuancier, en épique intensité (sublime violoncelle de Stéphanie Huang). Le Siegmund de ce concert, Jamez McCorkle, n’a pas toute la puissance du rôle et son timbre voilé ne lui permet pas d’incarner un personnage solaire, mais tout chez lui est intensité intérieure, humanité. La totalité des notes est là, sans efforts, juste un peu couvertes dans quelques mesures sur la fin, mais l’on ne peut qu’être touché par la force de son incarnation. La Sieglinde de Miina Liisa Värelä est héroïque, chantant avec vaillance sans jamais forcer sa voix chaude et nuancée, attestant une ardeur conquérante. Le Hunding de Stephen Milling est tout simplement impressionnant. En première partie une ouverture d’une beauté pétrifiante de La Khovanstchina de Modest Moussorgski et le poème symphonique Tapiola de Jean Sibelius d’un onirisme et d’une clarté exemplaires 

Miina-Liisa Värelä (Sieglinde), Jamez McCorkle (Siegmund), Stephen Milling (Hunding)
Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Moins dramatique et bouillonnante que ce qu’en ont offert l’Orchestre National de France et Thomas Guggels en janvier dernier, la conception de Daniel Harding et l’Orchestre de Paris a donné du premier acte de Die Walküre s’est avérée plus intériorisée, lyrique et ardente. La connaissance de l’œuvre est d’une évidence telle que le drame tout entier découle de la musique sans nécessiter l’appoint de la moindre source visuelle, cela dès l’orage initial qui conduit les jumeaux Wälsung, Siegmund et Sieglinde, à se retrouver dans la demeure de leur ennemi juré, Hunding. Dès les premières notes de l’orchestre, l’auditeur est embarqué par la vague symphonique qui ne le lâchera pas, jusqu’à l’ultime accord d’un optimisme conquérant. L’Orchestre de Paris a sonné une heure et cinq minutes durant de tous ses feux, sans jamais couvrir les chanteurs ni même à forcer à se dépasser, tous les pupitres de la phalange parisienne s’exprimant une précision et une virtuosité confondantes dans une partition connue il est vrai de ses musiciens les plus âgés qui l’ont notamment jouée dans la fosse du Théâtre du Châtelet sous la direction de Christoph Eschenbach voilà vingt ans. Mais la vision du chef britannique est plus onirique et contrastée que celle de son aîné allemand (l’Hymne au Printemps saisit par sa poésie enchanteresse), et il bénéficie en outre d’une distribution d’une autre dimension que l’ONF en début d’année mais tout aussi enthousiasmante, avec un Siegmund solide au chant lyrique et au timbre élégant, le ténor états-unien pianiste de formation Jamez McCorkle, rôle qu’il a abordé pour la première fois voilà quelques semaines à l’Opéra de Santa Fe, aux Etats-Unis, après s’être illustré en mai dernier à l’Opéra de Bordeaux dans le rôle de Florestan du Fidelio de Beethoven (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/05/fidelio-de-beethoven-le-grand-theatre.html). Sa voix est claire, sûre et endurante, chantant, sans jamais forcer comme s’il s’agissait d’un cycle de lieder, pénétrant avec intériorité le rôle du jumeau Wälse (son Nothung tout en retenue mais aussi en certitude est saisissant), à l’instar de sa sœur-amante Sieglinde, la soprano finlandaise Miina-Liisa Värelä, à la voix rayonnante au nuancier aussi large et impressionnant que son ambitus vocal et la vérité de son jeu, tandis que le (trop) court rôle de Hunding, mari de Sieglinde, est tenu par l’impressionnante basse danoise Stephen Milling, qui a le timbre sombre et la voix ample d’un Fafner possédant les atouts vocaux d’un excellent Gurnemanz.

Miina-Liisa Värelä (Sieglinde), Jamez McCorkle (Siegmund), Stephen Milling 'Hunding)
Daniel Harding, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

La première partie du concert s’était ouverte sur l’ouverture du chef-d’œuvre lyrique de Modest Moussorgski, le lumineux et fluide prélude de La Khovanstchina (1872-1880), sous-titré « Lever du jour sur la Moskova », dans lequel le compositeur fusionne l’optimisme de la nature de la Russie éternelle et les élans lugubres et menaçants qui conduisent les protagonistes de l’ouvrage dans la terreur et la mort. Daniel Harding a mis en valeur les couleurs chaudes et feutrées des pupitres de bois et des cordes, tout comme il le fera dans Tapiola, poème symphonique opus 112 de Jean Sibelius qui dépeint le dieu de la forêt Tapio de la mythologue finlandaise qui gouverne l’épopée Kalevala transcrite par le médecin botaniste folkloriste Elias Lönnrot (1802-1884). Les cinq parties de Tapiola qui requièrent un effectif instrumental assez fourni (bois par trois, quatre cors, trompettes et trombones par trois) ont été composées en 1926 pour Walter Damrosch et son Orchestre Philharmonique de New York qui en donneront la création le 26 décembre 1926. Daniel Harding et l’Orchestre de Paris en ont donné avec sensibilité et un sens de la suggestion communicatif tout le mystère, la densité et la variété sylvestre, forêt, lacs et faune, les bois de l’Orchestre de Paris s’en donnant à cœur joie, rivalisant en envoûtement sonore et en panache.  

Bruno Serrou

samedi 27 septembre 2025

Aïda de Verdi sans énergie vitale à l’Opéra de Paris, dans une production venue du Festival de Salzbourg

Paris. Opéra national de Paris Bastille. Mercredi 24 septembre 2025 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Aïda. Eve-Maud Hubeaux (Amnéris), Piotr Beczała (Radamès), Saioa Hernández (Aïda)
Photo : (c) Bernd Uhlig/OnP

Vingt-quatre heures après Tannhäuser de Richard Wagner au Grand Théâtre de Genève (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/09/un-tannhauser-de-richard-wagner.html), place à Aïda de Giuseppe Verdi à l’Opéra national de Paris dans une production venue du Festival de Salzbourg. Sur un registre différent, avec néanmoins une partie orchestrale et chorale dirigée avec retenue par Michele Mariotti. Distribution dominée par l’ardente Amnéris d’Eve-Maud Hubeaux, l’énergique Amonasro de Roman Burdenko et le Ramfis d’Alexander Köpeczi. Plus problématiques sont l’Aïda de Saioa Hernández et le Radamès de Piotr Beczała, voix légèrement criardes, et surtout articulation de l’italien peu compréhensible. Mais le problème réel tient à l’exploitation de la scénographie et à la vision de la metteuse en scène Shirin Neshat, qui n’arrive pas à enchaîner les scènes au point de faire systématiquement appel aux précipités plus ou moins longs et exploités avec peu d’inventivité autre que des photos en noir et blanc de visages plus ou moins creusés, ce qui suscite des pertes de concentration du public qui en profite pour bavarder ou plonger le nez dans les smartphones alors que les éléments de décors sont raréfiés et peu encombrants, et que bruits de mitrailleuses et drapeaux noir sont de sortie 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Aïda 
Photo : (c) Piotr Uhlig/OnP

Douze ans après la production d’Olivier Py en cette même salle (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/10/une-aida-toute-en-or-suscite-un.html), qui l’a reprise en 2016, puis celle de Lotte de Beer en février 2021 qui n’a fait l’objet que d’une diffusion en direct sur Arte Concert pour cause de Covid-21, l’Opéra de Paris présente à Bastille une nouvelle Aïda venue du Festival de Salzbourg où elle a été créée le 12 août 2017 sous la direction de Riccardo Muti avec Anna Netrebko dans le rôle-titre et reprise en 2022. La mise en scène a été confiée non pas à quelque scénographe ou homme/femme de théâtre, mais à une plasticienne, photographe, vidéaste, cinéaste d’origine iranienne exilée à New York, Shirin Neshat. Aïda est son premier opéra, et le sujet lui donne l’occasion d’exprimer les souffrances des victimes des nombreux conflits qui embrasent la planète entière. Une Aïda beaucoup plus dépouillée que celle de Py en 2013, ce qui n’est pas critiquable en soi, au contraire, car le dépouillement est bienvenu ici, dans des décors de Christian Schmidt bien mis en valeur par les lumières de Felice Ross sobre tout en s’avérant imposante sur un plateau tournant révélant diverses facettes d’un cube creux coupés en deux formant gradins, chambre, temple, coursives et tombeau, tandis que les costumes colorés de Tatyana van Walsum intègrent l’action non pas en Egypte mais en Iran et ses gardiens de la révolution, tandis que sont projetées des vidéos de mer, de plages et de déserts parcourus d’ombres humaines qui forment le quotidien des peuples acculés à l’exil. Ces idées ne servent malheureusement pas le théâtre, l’action se déroulant sans continuité façon suite de tableaux sans rapports entre eux, ni direction d’acteurs. Le plus dérangeant est le recours systématique entre chaque scène au précipité, ce qui nuit considérablement à la progression dramatique, tandis que sont projetés sur un rideau de scène les visages burinés en noir et blanc de protagonistes de l’opéra qui se présentent comme des cheveux sur la soupe et qui nuisent à la progression des tensions dramatiques au point que le public a fini par siffler, les protagonistes passant en outre leur temps à s’éviter et à rester plantés chacun dans son coin. Même la scène du triomphe n’incite guère au mouvement, abordé du point de vue des vaincus, viols et tortures inclus, tandis que le ballet est remplacé par un long film en noir et blanc empli d’images de maltraitance physiques des vainqueurs sur les vaincus.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Aïda. Eve-Maud Hubeaux, Choeur d'hommes de l'Opéra national de Paris
Photo : (c) Bernd Uhlig/OnP

Côté distribution, point de stars a contrario de la création salzbourgeoise de cette production, mais un cast honnête mené par l’excellent Ramfis de la basse hungaro-roumaine Alexander Köpeczi et la puissante Amnéris de la mezzo-soprano suisse Eve-Maud Hubeaux, qui offre une superbe incarnation de femme jalouse et humiliée mais douée d’empathie au point de s’avérer touchante lorsqu’elle prend conscience de l’horreur de la situation finale dont elle est responsable. Moins convaincants, tant vocalement que scéniquement, l’Amonasro du baryton mongol Roman Burdenko et le roi de la basse polonaise Krzysztof Bąrcyk. Dans les deux rôles centraux, deux chanteurs à l’articulation italienne problématique, le ténor polonais Piotr Beczała, qui possède puissance héroïque en Radamès mais qui n’est guère nuancé et trop criard dans l’aigu, et l’Aïda de la soprano espagnole Saioa Hernández, plus fine et à la voix séduisante quoique tendue dont l’incarnation est trop effacée, comme si elle cherchait à s’excuser de sa voix à la puissance modeste pour ce rôle dans l’immensité du plateau de Bastille. Le Chœur de l’Opéra de Paris excelle dans cette partition qui lui convient en tous points. Reste la fosse, qui se montre au diapason avec ce qui se passe sur le plateau. Malgré son indubitable talent, Michele Mariotti ne parvient pas à donner vie et souffle à cette production sans relief, sans doute lui aussi coupé dans ses élans par les longs précipités infligés par la mise en scène au déploiement de l’œuvre et la concentration du public et, de toute évidence, aux protagonistes, particulièrement aux musiciens l’Orchestre de l’Opéra qui semblent comme assoupis - même les fameuses trompettes restent atones -, et il faut attendre l’acte final pour qu’il acquiert enfin un rôle moteur et révèle l’ampleur de sa palette sonore, de son nuancier et de sa souplesse.

Bruno Serrou

 


vendredi 26 septembre 2025

Un Tannhäuser de Richard Wagner d’excellence au Grand Théâtre de Genève

Suisse. Genève. Grand Théâtre. Mardi 24 septembre 2025 

Richard Wagner (1813-1883), Tannhäuser. Samuel Sakker (Tannhäuser), Jennifer Davis (Vénus)
Photo : (c) Carole Parodi

En dépit de petites réserves comme ces quatre jeunes filles qui balayent le sol avant le tournoi de chant ou un Venusberg sans chorégraphie mais forestier avec apparitions d’hommes-animaux renvoyant à l’univers du Freischütz de Carl Maria von Weber, la nouvelle production de Tannhäuser de Richard Wagner dans sa version viennoise de 1875 présentée au Grand Théâtre de Genève est une réussite. Sauvée au sens propre du terme par Michael Thalheimer qui n’a eu que trois mois pour la réaliser, la mise en scène est limpide et respectueuse de la narration, les lumières de Stefan Bolliger, quoique trop systématiquement sombres avec projecteurs agressifs dans le finale, sont d’un bel effet. Menée par Samuel Sakker entendu à l’Opéra de Nancy en 2023 en Tristan qui, dans le rôle-titre, s’est avéré constant bien que fragile, avant de s’imposer définitivement dans le récit de Rome. Brillante Venus de Victoria Karkacheva, radieuse Elisabeth de Jennifer Davis, fantastique Wolfram de Stéphane Degout, noble Landgraf de Franz-Josef Selig... Après une ouverture un peu lente, la vision de Sir Mark Elder s’affirme peu à peu pour tendre à la fulgurance vers un troisième acte somptueux, aidé par un Orchestre de la Suisse Romande tendu au cordeau avec des pupitres solistes rivalisant en couleurs et en virtuosité, à l’instar de l’excellent Chœur du GTG, dont le rôle est éminemment central 

Richard Wagner (1813-1883), Tannhäuser. Samuel Sakker (Tannhäuser)
Photo : (c) Carole Parodi

L’on sait combien Tannhäuser préoccupa son auteur une grande partie de sa vie, depuis sa création en 1845 à l’Opéra de Dresde jusqu’à 1875 pour l’Opéra de Vienne, en passant par 1861 pour l’Opéra de Paris - il aurait même songé à de nouveaux apports jusqu’à sa mort le 13 février 1883. La nouvelle production genevoise se fonde sur l’ultime révision publiée, dite « viennoise », qui se fonde sur celle dite « de Paris » (1861), fruit de nombreuses modifications résultant notamment de l’expérience de Tristan und Isolde, surtout perceptibles dans les interventions de Venus, et de l’ajout de la bacchanale dansée ainsi que d’un chœur de transition avant le début de l’action-même. Ainsi, en 1875, Wagner supprime la réexposition du thème des pèlerins pour enchaîner directement l’ouverture à la bacchanale, tandis que le solo de Walther de l’acte II supprimé à Paris est réintroduit à Vienne, l’opéra acquérant ainsi une continuité musicale qui fait entrer ce cinquième ouvrage de Wagner dans les œuvres de la maturité du compositeur en le rattachant au « drame wagnérien » tout en devenant l’un des opéras les plus populaires du « sorcier de Bayreuth », bien que peu avant sa mort, il ait déclaré devoir encore Tannhäuser au monde… 

Richard Wagner (1813-1883), Tannhäuser. Samuel Sakker (Tannhäuser), Jennifer Davis (Vénus)
Photo : (c) Carole Parodi

A Genève point de bacchanale orgiaque ni de ballet exotique mais une sombre forêt habitée par des humanoïdes aux têtes d’animaux sauvages. Pourtant, la conception du metteur en scène allemand séduit dès l’abord, d’autant que l’ouverture se déroule rideau ouvert. Et d’autant plus que Michael Thalheimer n’a disposé que de moins d’un trimestre pour réaliser sa propre conception de l’œuvre qu’il a dû glisser au sein d’une scénographie déjà conçue pour la metteuse en scène Tatjana Gürbaca qu’il a remplacée au pied levé. Il faut dire qu’il connaît aussi bien le répertoire wagnérien et le Grand Théâtre de Genève, où il a précédemment réalisé un Parsifal en 2023 et un Tristan und Isolde en 2024. En outre, cette production bénéficie d’une brillante distribution, d’un chœur et d’un  orchestre de grande classe. Dès les premières mesures de l’ouverture, Mark Elder investit la partition extirpant de l’Orchestre de la Suisse Romande des couleurs luxuriantes, un miroitement de timbres qui peu à peu conduira à l’ivresse sonore. A la tête d’un OSR onctueux et malléable à merci, le chef britannique dirige avec allant et élan, sachant se faire tour à tour et à la fois évocateur, poète, donnant à la fosse sa vie intérieure pour en faire un être polychrome, soutenant les chanteurs tout en donnant instrumentalement tout ce qui est sous-jacent dans le comportement des personnages et leurs pensées. L’OSR gronde, brille, chante, suggère, se fait idyllique, spirituel, méditatif, fervent, la phalange genevoise donnant son maximum, se montrant d’une parfaite cohésion. A l’instar du Chœur du Grand Théâtre de Genève, homogène, puissant, carné, triomphant des passages chambristes avec une ductilité raffinée, ce qui compense largement les petits décalages sans impacts décisifs sur toute la durée de la représentation.

Richard Wagner (1813-1883), Tannhäuser. Le tournoi des Minnesänger
Photo : (c) Carole Parodi

Portée par un tel tapis sonore, la distribution s’épanouit à merveille, même si Samuel Sakker, entendu en février 2023 à l’Opéra de Nancy en Tristan, tend à privilégier la vaillance à défaut de la flexibilité vocale. Mais le ténor australien convainc en brossant un Tannhäuser singulièrement engagé, ardent qui, de plus, s’affermit d’acte en acte pour offrir un troisième acte d’une intensité bouleversante, atteignant son acmé dans un hallucinant récit de Rome. Face à lui, deux cantatrices de grande qualité, autant vocale que du point de vue dramatique. D’abord la radieuse Elisabeth de la soprano irlandaise Jennifer Davis, voix souple et présence lumineuse, ainsi que la brillante Venus de la mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva, timbre charnel aux textures de velours, engageante incarnation de la tentation. Stéphane Degout est un Wolfram d’exception, sa Romance à l’étoile est un pur moment d’anthologie qui restera à jamais gravé dans la mémoire de ceux qui auront eu le bonheur de l’entendre. Le baryton français chante avec une justesse stupéfiante ce personnage déchiré entre l’amour, la droiture et l’amitié comme un lied immense, donnant à chaque mot son juste poids, comme si chaque phrase en dépendait. La basse allemande Franz-Josef Selig, voix sombre et veloutée, est un Hermann de très grande classe, tandis que les rôles secondaires sont bien tenus, à commencer par les minnesänger Julien Henric (Walther von der Vogelweide), Mark Kurmanbayev (Biterolf), Jason Bridges (Heinrich der Schreiber) et Raphaël Hardmeyer (Reinmar von Zweter).

Bruno Serrou

 

jeudi 25 septembre 2025

Le London Symphony Orchestra enflammé par la direction brûlante d’Antonio Pappano et le violon de poète de Janine Jansen ont galvanisé la Philharmonie de Paris

Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 22 septembre 2025 

Antonio Pappano, Janine Jansen, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Anne du Parc

Concert d’une énergie singulière fort communicative du London Symphony Orchestra dirigé par sir Antonio Pappano à la Philharmonie de Paris, avec en soliste la flamboyante Janine Jansen. Cinquantième anniversaire de la mort de Dimitri Chostakovitch oblige, ouverture vigoureuse par l’humble mais dynamique « petite neuvième » symphonie, évitant judicieusement les trivialités inhérentes à la partition, suivie du rare mais remarquable Concerto pour violon de Benjamin Britten magnifié par l’extrême musicalité de la soliste hollandaise, enrichie des sonorités de braise de son violon, suivie d’un extrait de Passacaille du Cantor. Enfin, feu d’artifice vertigineux avec une Symphonie n° 5 de Beethoven au cordeau, vive, chantante, virevoltante, scotchant l’auditeur au fond de son fauteuil jusqu’à la « libération » finale où tous, public et musiciens confondus, ont été emportés par un vertige enchanteur. Enfin bis, pour « apaiser l’atmosphère », une saisissante Valse Triste de Jean Sibelius 

Antonio Pappano, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Anne du Parc

Le London Symphony Orchestra est bel et bien l’une des phalanges les plus souples et malléables au monde. Il excelle dans tous les répertoires qu’il fait profiter de ses sonorités de braise, brillantes et veloutées à la fois, la précision du jeu de tous les pupitres, les relations charnelle et fusionnelles des sonorités. Que ce soit dans la musique qui lui est naturelle, la britannique, où la russe, dont il sait restituer les sécheresses fauves auxquelles il associe judicieusement son velours naturel, où le classicisme viennois dans l’une des œuvres les plus courues du répertoire.

Antonio Pappano, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Anne du Parc

Année du cinquantenaire de la mort de Dimitri Chostakovitch, décédé le 9 août 1975 à l’âge de 68 ans, signataire de quinze symphonies oblige, Antonio Pappano et le LSO ont ouvert le concert de lundi avec l’une de ces dernières, retenant la plus courte des pages du genre du compositeur russe, sa Neuvième Symphonie en mi bémol majeur op. 70. Composée en août 1945, deux mois après la fin du second conflit mondial, créée le 3 novembre de la même année sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette partition de moins d’une trentaine de minutes est l’une des plus insouciantes et joyeuses de Chostakovitch, qui a ainsi pris le régime communiste à contre-pied, au grand dam de Staline, qui en a conçu une profonde et irrévocable amertume. Le « petit père des peuples » attendait en effet une œuvre grandiose avec solistes, chœur et grand orchestre comparable à la seule Symphonie n° 9 en ré mineur de Beethoven levée à sa gloire et célébrant la victoire de l’armée rouge sur le nazisme. Or, il n’en fut rien, le compositeur saisissant l’opportunité pour se jouer des attentes du régime communiste, et l’œuvre reçut un accueil pour le moins mitigé. Chostakovitch avait en effet décidé d’éviter la grandiloquence et la pompe au profit de la bonne humeur et de l’exaltation, sans parvenir pour autant à masquer son inquiétude personnelle sous l’éclat circonstancié de sa musique. Néanmoins, seul le Largo est d’essence dramatique, avec de graves sonneries de trompettes et de séduisants récitatifs de basson qui sont les moments les plus significatifs de cette symphonie remarquablement servis par les musiciens du LSO, qui ont réussi à amoindrir les aspérités frisant le prosaïsme de la globalité de la pièce.

Janine Jansen, Antonio Pappano, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Anne du Parc

Plus rare encore en concert quoique bouleversant et de grande beauté, le Concerto pour violon et orchestre op. 15 de Benjamin Britten (1913-1976). Cette œuvre, qui connut plusieurs remaniement jusqu’en 1965, a été composée en 1938-1939 sous l’impulsion de l’écoute du Concerto « à la mémoire d’un Ange » d’Alban Berg (1885-1935) à la création posthume duquel le compositeur britannique venait d’assister durant un séjour à Barcelone le 19 avril 1936 en compagnie du violoniste catalan Antonio Brosa à qui il dédiera son propre concerto. Ce n’est qu’après avoir quitté l’Angleterre pour le Québec en raison de ses opinions pacifistes, qu’il commença la composition de son concerto dont il acheva l’orchestration aux Etats-Unis. Cette œuvre sombre écrite en réaction à la guerre civile espagnole et aux menaces de guerre en Europe, compte trois mouvements se présentant dans un ordre peu couru en matière concertante, lent (Moderato con moto) - vif (avec cadence soliste à la fin) - lent (Passacaille) enchaînés sans interruption. L’œuvre achevée, Britten la soumet Jasha Heifetz qui la juge injouable. Pourtant, Brosa en donne la création le 28 mars 1940 au Carnegie Hall de New York avec le New York Philharmonic dirigé par Sir John Barbirolli. A l’instar entre autres de la Burleske pour piano et orchestre de Richard Strauss qui expose d’entrée le matériau thématique de la partition aux timbales, avant qu’apparaisse cantabile l’instrument soliste dans l’aigu dans une atmosphère d’angoisse diffuse le concerto pour violon de Britten s’ouvre sur un premier motif exprimé par le timbalier cette fois ponctué par des cymbales, motif moteur de la partition que l’on retrouve tout au long du moderato ainsi que dans la cadence soliste à la fin du Vivace central, la partie la plus développée, virtuose et fébrile du concerto où s’intercale néanmoins un passage plus chantant. C’est d’ailleurs ce qui caractère le climat de l’œuvre, qui oscille constamment entre lyrisme et inquiétude, et que Janine Jansen a si parfaitement restitué, jusqu’à la fin de la passacaille, qui s’achève tel un murmure s’évanouissant dans l’aigu du violon. Jouant avec partition, l’artiste néerlandaise a donné de ce concerto une interprétation magistrale d’onirisme, de chaleur humaine, de profondeur, faisant chanter son Stradivarius Shumsky-Rode de 1715 telle une voix humaine, avec des sonorités rondes et d’une touchante plénitude. En bis, Janine Jansen a donné la Sarabande de la Partita n° 2 en ré mineur BWV 1004 de J. S. Bach.

Antonio Pappano, London Symphoiny Orchestra
Photo : (c) Anne du Parc

Mais après cette première partie de toute beauté, la seconde réservait un moment de folie pure, avec une Cinquième Symphonie en ut mineur op. 67 de feu. Esquissée en 1803, composée entre 1805 et 1808, cette œuvre, dont le rythme des quatre « coups du destin » initiaux (court-court-court-long) a caractérisé les messages radio de la Résistance française pendant l’Occupation allemande, est l’une des plus universellement connue de la totalité du répertoire d’orchestre et les plus souvent programmées, également parmi les plus ardentes et bouleversantes de l’histoire de la musique n’a bien évidemment plus à être présentée. L’exécution qu’en a proposée Antonio Pappano, qui connaît parfaitement les capacités et les qualités infinies de la formation symphonique londonienne dont il est le Chef principal depuis 2024, a tout simplement été vertigineuse, les quatre notes initiales sonnant avec une énergie inouïe, tel de virulents coups de points dans l’estomac d’un Destin venimeux qu’il est urgent de mettre ko. L’ensemble de l’interprétation a été menée ainsi à un train d’enfer, ce qui n’a pas empêché de goûter aux magnificences de tous les pupitres, à commencer par les bois, mais aussi les cuivres et les cordes ainsi que le timbalier… Le souffle coupé, l’élan continuellement renouvelé d’un bout à l’autre de l’œuvre, le public s’est levé comme un seul homme pour une ovation debout sitôt les notes ultimes de l’Allegro finale qui ont sonné comme une libération victorieuse de l’Humanité entière.

Antonio Pappano, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Anne du Parc

En bis, « pour apaiser l’atmosphère » comme l’a précisé Antonio Pappano en français, comme pour rappeler les dix ans (1992-2002) qu’il passa comme directeur musical du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles nommé par Bernard Foccroulle, le London Symphony Orchestra a donné une Valse triste op. 44 (1903-1904) de Jean Sibelius chaleureusement mélancolique mettant en valeur les vivifiants pupitres de cordes.

 

dimanche 21 septembre 2025

En ouverture de leur saison, l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse ont célébré Manhattan en toute gloire

Paris. Philharmonie, Cité de la Musique. Salle des Concerts. Vendredi 19 septembre 2025 

Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) EIC/Philharmonie de Paris

Ouverture de saison ce vendredi soir pour l’Ensemble Intercontemporain et son directeur musical Pierre Bleuse à la Philharmonie de Paris/Cité de la Musique, avec un programme-générique pour l’année 2025-2026. Deux œuvres saisissantes autant que séduisantes et originales en première partie signées Tristan Murail puis Unsuk Chin, et une pièce roborative et marteau-piqueur de Steve Reich en seconde partie, interminable. Le thème, la ville mégapole et sa diversité. Du Français un somptueux Légendes urbaines chantant New York et sa richesse infinie de couleurs et d’ambiances avec une mise en espace de deux groupes de cuivres de chaque côté de la salle et un cor anglais au-dessus du plateau, magnétique. De la Coréenne, Graffiti qui illustre avec une diversité sonore des plus riches la peinture street art, enfin City Life du minimaliste new-yorkais avec bande magnétique au matériau repris jusqu’à l’overdose et après dix premières minutes prometteuses fait pénétrer dans l’ennui. Succès public néanmoins tant la méthode est calquée sur les Beatles et les Stones associés au Pink Floyd… 

Pierre Bleuse
Photo : (c) EIC / Philharmonie de Paris

Le thème de ce premier concert de la saison 2025-2026 de l’ensemble créé par Pierre Boulez voilà un demi-siècle en décembre de l’année prochaine était des plus représentatifs de la création musicale contemporaine, fort ancrée dans la vie quotidienne et ses ambiances sonores et sociétales. Une semaine après l’Orchestre de Paris, qui, Salle Pierre Boulez, a donné avec son directeur musical Klaus Mäkelä Amériques du Français Edgard Varèse de Manhattan (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/09/lorchestre-de-paris-et-klaus-makela-ont.html) empli des effluves sonores de New York, l’Ensemble Intercontemporain célébrait à son tour la ville à la pomme par le biais un triptyque d’œuvres de trois compositeurs d’autant de nationalités différentes pour des formations de vingt à vingt-sept instrumentistes. Trois œuvres aux titres explicitement urbains, à commencer par la première œuvre inscrite au programme, signée du Français Tristan Murail (né en 1947), Légendes urbaines

Piere Bleuse, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Bruno Serrou

Composée en 2006 pour l’EIC, qui l’a créé Cité de la Musique le 21 novembre de cette même année sous la direction de Jonathan Nott, son directeur musical de l’époque, cette partition est le fruit du séjour de son auteur dans la ville et l’Etat de New York alors qu’il enseignait à l’Université de Columbia, de 1997 à 2011. Puisant souvent son inspiration dans son environnement immédiat, c’est tout naturellement que la ville dans ses tenants et aboutissant marque une partie de sa création. D’autant plus lorsque la commande qui lui est passée spécifie qu’il s’agit de célébrer la ville de New York. « J’ai une pièce qui a été inspirée par la ville, me disait-il en avril 2010, dont le titre est Légendes urbaines pour vingt-deux instruments, commande de l’Intercontemporain qui avait programmé un concert dont le thème - parce que maintenant il faut des thèmes - était New York. Il y avait effectivement une œuvre d’Eliot Carter, un Concerto pour clarinette assez étonnant, une page de Steve Reich, City Life, et une commande que l’Ensemble Intercontemporain m’a passée. J’ai donc essayé de relever le défi de la ville. Ma partition fonctionne plus ou moins comme les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Tel est en tout cas le paradigme de la pièce, avec une distanciation parfois ironique par rapport au sujet. » Murail reconnaît donc clairement avoir pris pour modèle Les Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski avec sa suite de vignettes sonores entrelacées de Promenades, avec des procédés de tuilages plutôt que de placages pour évoquer non pas des descriptions de places fréquentées par les touristes mais un ensemble de sensations suscitées par la fréquentation quotidienne d’une cité protéiforme, comme les ponts sur l’Hudson, ferries, joggers au crépuscule dans Central Park, frimas, ces différents formes et sens étant pour l’auteur l’occasion de tester toutes les combinaisons sonores imaginables. Ainsi, à l’instar du poème pour piano du membre du Groupe des Cinq, la pièce du co-fondateur du mouvement spectral compte douze parties dont quatre Promenades, une introductive, la dernière conclusive. Cette grande œuvre de trente minutes a particulièrement inspiré ses interprètes et dédicataires, qui ont démontré à satiété un plaisir du jeu instrumental particulièrement riche en timbres et en nuances, Pierre Bleuse dirigeant le tout tel un peintre disposant d’une palette d’une variété de couleurs infinies, emportant l’auditeur à travers paysages et ambiances tous plus raffinés et oniriques les uns que les autres, le tout enrichi par spatialisation judicieusement répartie, deux groupes de cuivres se faisant face au milieu du public dans les hauteurs à cours et à jardin, et un cor anglais aux sonorités onctueuses installé au-dessus de l’orchestre côté jardin.

Pierre Bleuse, Ensemble Intervontemporain
Photo : (c) EIC / Philharmonie de Paris

La seconde pièce de cette première partie était signée Unsuk Chin (née en 1961). C’est avec une œuvre placée sous influence extra-musicale, Graffiti, que les particularités de la ville étaient dessinées par l’Ensemble Intercontemporain à travers la création de la compositrice coréenne, qui se réfère ici aux arts de la rue. L’on y sent les couleurs collées à grands traits par des bombes et des aérosols sur les murs, vitrines et carrosseries de véhicules terrestres, aériens et souterrains. Créé le 26 février 2013 au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles par le Los Angeles Philharmonic New Music Group dirigé par Gustavo Dudamel, Graffiti est une œuvre « multicouches » qui célèbre le street art, du plus primitif au plus raffiné, du plus labyrinthique au plus dépouillé, du plus libertaire au plus contraint. Cordes denses et trépidantes dans le mouvement initial, cascades de cloches et frétillements dans le mouvement lent central, Notturno urbano, sombre et mystérieux, accords de cuivres virtuoses au caractère varié et raffinés dans la passacaille finale d’une grande agilité qui fourmille en idées sonores sans cesse renouvelées, font la puissante originalité de cette partition captivante. Surtout avec les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, dont la virtuosité individuelle et l’esprit collectif ont fait merveille se sont épanouies librement sous l’impulsion généreuse et le temps maîtrisé par la battue large et vive et chaleureuse de Pierre Bleuse.

Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain
Photi : (c) EIC / Philharmonie de Paris

Pour finir, c’est une œuvre emblématique du minimalisme états-unien que ce concret liminaire de la saison nouvelle de l’Ensemble Intercontemporain s’est conclu. Le New-Yorkais Steve Reich (né en 1936) a écrit City Life, son œuvre-phare, en 1994-1995 à la suite d’une triple commande de l’Ensemble Modern de Francfort, du London Sinfonietta et de l’Ensemble Intercontemporain, ce dernier en donnant la création à l’Arsenal de Metz le 7 mars 1995 sous la direction de David Robertson. Le jeune corniste états-unien, directeur musical de l’EIC depuis trois ans à l’époque (il restera en fonction jusqu’en 1999), a été celui par qui les minimalistes répétitifs sont entrés au répertoire de la formation instrumentale créée par Pierre Boulez, qui laissa celui qu’il avait lui-même choisi comme successeur de Péter Eötvös, qui avait néanmoins dirigé une pièce de Reich au Festival de Menton 1986, le vers entrer dans le fruit, malgré les réticences qu’il n’avait pas manqué de formuler à l’égard de cette école. Les fidèles auditeurs de l’EIC qui ont été témoins de cette période se souviennent combien les membres de la formation ont manifesté de désaccords, trainant des pieds et rouspétant auprès de ceux qui voulaient bien les entendre…  Dont j’étais, d’ailleurs, je l’avoue. Mais à la différence des membres de l’EIC, qui ont aux neuf-dixième changé, et qui jouent désormais cette musique sans maugréer et en se donnant à fond, je n’arrive toujours pas à entrer dans ces musique marteau-piqueurs, malgré mes efforts constants pour en pénétrer les arcanes, comme fut le cas en février 2024 dans le cadre du festival Présence de Radio France centré sur Steve Reich, aujourd’hui considéré comme le « pape des minimalistes », où j’ai craint de devenir fou au point de renoncer au troisième concert… La capacité relevée par Reich dès 1986 des musiciens de l’EIC à s’adapter à n’importe quelle exigence, leur aptitude à jouer un nombre incroyable de notes, ne cesse de se confirmer, et le niveau de jeu et d’interprétation suscite l’admiration. « Dans City Life, me déclarait Reich en mars 1995, j’ai synchronisé des échantillons avec l’exécution de l’œuvre. Mais l’électronique scientifique ne m’intéresse pas. Je n’aurais jamais pensé que la musique informatique irait jusqu’à devenir un jargon pour le monde musical. Le rock utilise les ordinateurs de façon intéressante » (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/07/steve-reich-entretien.html) – A ce propos il serait intéressant de recueillir son avis sur l’intelligence artificielle (IA) et son influence sir la musique… Elaborée autour des bruits urbains de la ville de New York, l’œuvre, qui compte cinq patries précisément chronométrées se fonde sur des bruits préenregistrés, échantillonnés et joués en direct par le biais d’un clavier électronique à partir de sons collectés par le compositeur dans les rues de Manhattan et du Bronx, klaxons, freins de voitures, alarmes, sirènes de pompiers et de police, slogans de manifestations, sons du port, échanges radio de secouristes lors de l’attentat du World Trade Center de 1993, les sons échantillonnés étant couplés à des instruments acoustiques comme les bois pour les klaxons ou les cymbales pour les freins, tandis que les voix sont doublées par plusieurs instruments. Pour planter le climat de New York, je porte pour ma part mon choix sur le génie créateur du compositeur parisien Edgar Varèse exilé l’écriture inventive et constamment renouvelée des vingt-quatre minutes d’Amériques composées quatre-vingts ans plus tôt (1917-1921), plus riches, infiniment plus denses, plus variées, plus inventives et renouvelées que les vingt-quatre minutes terre-à-terre et atones de City Life  du new-yorkais qui n’a de vivant que le titre, cela en dépit de l’éblouissant talent des musiciens de l’Intercontemporain et de l’énergie de la battue de Pierre Bleuse…

Bruno Serrou

jeudi 18 septembre 2025

L’Amérique du Nord de l’Orchestre de Paris dirigé par Elim Chan, cheffe talentueuse originaire de Hong-Kong

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 17 septembre 2025 

Elim Chan
Photo : (c) Denis Allard

Concert de l’Orchestre de Paris cette semaine au programme au carrefour de multiples influences réunies aux Etats-Unis au siècle dernier, retrouvant notamment trois des compositeurs du concert d’ouverture de saison (Copland, Gershwin, Tower), dirigé avec élégance, précision, rigueur et dynamisme n’empêchant pas l’expression poétique par la chef d’origine Chinoise Elim Chan, dont les évidentes qualités mériteraient des programmes plus élaborés et des œuvres d’envergure. Après un onirique Quiet City de Copland où cor anglais et trompette rivalisent, se répondent et se complètent soutenus ou interrompus par les cordes, ce fut un virevoltant Concerto en fa de Gershwin par un Lucas Debargue très en verve s’imposant plus brillamment encore dans ses bis en solo, toujours dans Gershwin (trois Préludes, Summertime), retour aux fanfares de Joan Tower, cette fois la Troisième, plus structurée que celle entendue la semaine dernière, et pour finir, les Danses symphoniques de Rachmaninov, avec une frétillante conversation des bois avec dans les rôles principaux le saxophone et le cor anglais, puis une valse vive et élancée et pour finir une montée vers l’obsession du compositeur, le Dies Irae, survenant avec ironie 

Lucas Debargue, Elim Chan, Orchestre de Paris
Photo : (c) Elim Chan

Les concerts de l’Orchestre de Paris attirent de plus en plus de monde. Au point que la salle Pierre Boulez s’avérant à la limite de la saturation… Ce mercredi 7 septembre, malgré un programme sans œuvre saillante, à l’exception peut-être du concerto de Gershwin qui n’est pourtant pas la partition la plus populaire du maître Broadway. Peut-être était-ce dû ce mercredi au fait que l’accès à la Philharmonie allait être très difficile d’accès le lendemain, soir de grèves générales donc sans transports en commun « en dehors des heures de pointe »… Centré sur les Etats-Unis du XXe siècle, le programme commençait par la suite Quiet City qu’Aaron Copland (1900-1990) a composée en 1939 pour cor anglais, trompette et orchestre à cordes, œuvre au climat idyllique et onirique instauré par les instruments à vent solistes, le cor anglais et la trompette jouant tour à tour de leur personnalité propre et des timbres qui leur sont communs sous la main experte du compositeur et de ses brillants interprètes, Gildas Prado (cor anglais) et Frédéric Mellardi (trompette), titulaires des pupitres solos de l’Orchestre de Paris, jouant de concert sur un onctueux tissu de cordes.

Elim Chan, Lucas Debargue, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Œuvre née à New York, infiniment plus représentative de l’atmosphère des mégapoles états-uniennes que la suite toute en demi-teinte de Copland, le Concerto en fa majeur pour piano et orchestre de George Gershwin (1898-1937). Créée le 3 décembre 1925 par le compositeur au piano et le New York Symphony Orchestra dirigé par Walter Damrosch, cette œuvre de près d’une demie heure, est moins courue que la Rhapsody in Blue de 1924 avec piano obligé. Malgré la référence au jazz, à sa motricité et son matériau thématique, facilement mémorisable et typiquement nord-américain inscrits dans l’ADN du compositeur, ce dernier se fond volontairement dans le moule traditionnel du concerto classique en trois mouvements de structure vif-lent-vif, la partie centrale étant un Andante élaboré selon le modèle thème avec variations. L’œuvre est mue par un puissant groove vaillamment mené par l’Orchestre de Paris pulsé par la rythmique instillée par la battue au cordeau d’Elim Chan, dialoguant vaillamment avec le pianiste compositeur français Lucas Debargue, au jeu simple et élégant, mais aux élans trop retenus et aux coloris atones dès l’abord pour se libérer dans le chant de la ^partie centrale du concerto pour dialoguer de façon plus fusionnelle avec un orchestre swinguant pour sa part un plaisir communicatif qui finit par emporter le soliste. Ce dernier, devant l’ovation fébrile de son auditoire, et peut-être libéré par l’accueil chaleureux du public, a plongé de l’œuvre pour piano seul de l’ami d’Arnold Schönberg, avec les jazzy Trois préludes publiés en 1926, Allegro ben ritmato e deciso aux contours de blues, Andante con moto e poco rubato au sombre climat, et un second Allegro ben ritmato e deciso en forme de question-réponse, ajoutant une page célébrissime pour flatter le public, le fameux Summertime pour piano seul adapté de la berceuse tirée de l’opéra Porgy and Bess.

Elim Chan
Photo : (c) Denis Allard

A l’instar de son concert d’ouverture de saison (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/09/lorchestre-de-paris-et-klaus-makela-ont.html), l’Orchestre de Paris a poursuivi à l’abord de la seconde partie de son deuxième concert son exploration du triptyque des Fanfares for the Uncommon Woman de Joan Tower (née en 1938) pour deux cors quatre trompettes, deux trombones et deux tubas dont Elim Chan a dirigé la dernière, bien plus intéressante et réussie que celle choisie par Klaus Mäkelä, qui avait opté pour la première. Mais l’œuvre la plus significative de la soirée, du moins celle la mieux adaptée à la mise en évidence des qualités intrinsèques de la cheffe d’orchestre Elim Chan, silhouette fine et nerveuse née à Hong-Kong voilà trente-huit ans et formée à l’Université de Michigan aux Etats-Unis, disciple de Bernard Haitink, et assistante de Valeri Gergiev puis de Gustavo Dudamel qui a dirigé l’Orchestre Symphonique d’Anvers jusqu’à la saison dernière et que d’aucuns voient comme la potentielle directeur musical du Philharmonique de Los Angeles, les Danses symphoniques op. 45a, a brillé dans ultime partition du Russe émigré aux Etats-Unis en 1918 Serge Rachmaninov (1873-1943). De la première des trois Danses, Non Allegro, l’Orchestre de Paris sous la conduite précise et à la gestique nette et raffinée d’Elim Chan a exalté l’énergie, les rythmes trépidants subtilement ponctués par hautbois et clarinette solo qui ont parfaitement restitué l’élan pastoral, tandis que le saxophone excellemment tenu par Cédric Carceles a établi la nostalgie qui imprègne la mélodie que le compositeur lui réserve. Dans l’Andante, la valse a permis au cor anglais Gildas Prado d’exposer la rutilante plastique de ses sonorités. Ponctué de citations macabres du Dies Irae, thème récurrent qui aura hanté Rachmaninov sa vie durant et qui revient ici sous diverses formes rythmiques et harmoniques, auquel fait ici écho un second thème religieux, tiré cette fois de la liturgie orthodoxe, le dernier mouvement, Lento assai. Allegro vivace, a été servi par l’ensemble des musiciens de l’Orchestre de Paris dans leur diversité sonore et expressive, se libérant totalement de l’ample final sans pour autant saturer l’espace, évitant sous la conduite retenue mais claire de se laisser porter à l’excès par la puissance d’une orchestration pourtant massive et amplifiée par une percussion au risque de s’avérer tonitruante. Une impressionnante leçon de direction donnée par Elim Chan à la tête d’un Orchestre de Paris et de son premier violon invitée Hande Küden clairement heureux de jouer une partition significative.

Bruno Serrou