Figure majeure de la musique belge et de l’art lyrique, Philippe Boesmans est mort dimanche 10 avril des suites d’un cancer, un an après avoir miraculeusement échappé à l’incendie de son appartement de Bruxelles qui avait détruit la majeure partie de ses biens, dont son piano Bechstein...
La dernière fois que je l’ai vu, c’était sous le
soleil d’un début du printemps à la terrasse d’un café de la place Stanislas
Leszczynski à Nancy où nous avons pu blaguer un moment, entourés de l’équipe de
la nouvelle production de son chef-d’œuvre lyrique, Julie, le 27 mars dernier. Il me rappelait avoir achevé son
neuvième opéra, On purge bébé d’après Georges Feydeau qui, sauvé des flammes en mars 2021, sera
créé en décembre prochain au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Il m’est
apparu en forme, le regard malicieux et l’humour toujours à vif, heureux d’assister
à cette mise en scène sombre et tragique de Silvia Costa.
A l’instar du Hongrois Péter Eötvös, son cadet de huit ans, le Belge Philippe Boesmans s’est imposé sur le tard (il avait 47 ans) comme l’un des compositeurs d’opéras les plus prolifiques de notre temps. Ses ouvrages lyriques sont régulièrement repris par les théâtres d’Europe où ils remportent de francs succès dans diverses productions et adaptations. Avec La Passion de Gilles (1983), Reigen (La Ronde, 1993) d’après Arthur Schnitzler (http://brunoserrou.blogspot.com/2013/02/reigen-opera-de-philippe-boesmans.html?m=1), Waldmärchen (1999) d’après William Shakespeare (https://www.la-croix.com/Archives/2000-11-02/J-aime-le-baroque-de-Shakespeare-interview-de-Philippe-Boesmans-Compositeur-auteur-du-Conte-d-hiver-_NP_-2000-11-02-120069), Julie (2005) d’après August Strindberg (http://www.anaclase.com/chroniques/julie, https://www.la-croix.com/Culture/Saisissante-Julie-Philippe-Boesmans-lOpera-Nancy-2022-03-29-1201207582), Yvonne, princesse de Bourgogne (2009) d’après Witold Gombrowicz (https://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Triomphe-merite-pour-le-cinquieme-opera-de-Philippe-Boesmans-au-Palais-Garnier-_NG_-2009-01-28-530623), Au monde d’après Joël Pommerat créé en mars 2014 Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (http://brunoserrou.blogspot.com/2014/03/pour-au-monde-son-6e-opera-philippe.html), commanditaire du premier d’entre eux, et Pinocchio sur un livret de Joël Pommerat au Festival d’Aix-en-Provence 2017 (http://brunoserrou.blogspot.com/2017/10/le-noir-pinocchio-de-philippe-boesmans.html), Philippe Boesmans est l’une des figures majeures de la scène lyrique internationale des quarante dernières années.
Depuis les années 2010, Philippe Boesmans connaissait des problèmes de santé, au moment de la genèse de son opéra Au Monde. Cinq ans après la création de son Pinocchio sur un livret de Joël Pommerat au Festival d’Aix-en-Provence 2017, il travaillait sur son huitième opéra au moment de sa mort survenue deux semaines après qu’il eût assisté à la première d’une nouvelle production fort réussie de son chef-d’œuvre scénique, Julie, à l’Opéra de Nancy, le 27 mars 2022. Il m’était apparu en forme, assis au soleil à une terrasse de café de la place Stanislas où nous avons blagué sur le temps qui passe inexorablement entourés de l’équipe de production nancéenne.
Né à Tongres, ville flamande de Belgique, le 17 mai 1936, il avait étudié le piano au Conservatoire de Liège, où il obtient un premier prix, avant de se tourner vers la composition en autodidacte. Tout d’abord marqué par l’Ecole de Darmstadt, sous l’influence de ses rencontres avec Henri Pousseur, André Souris et Sébastien Deliège. En 1962, il intègre le Centre de Recherches musicales de Wallonie et participe à la création de l’Ensemble Musiques Nouvelles dont il est le pianiste. Mais il crée rapidement un langage qui lui est propre, plus directement accessible où l’expressivité tient une place centrale. Il se revendiquera de l’héritage de Wagner, R. Strauss, Puccini, Debussy, Poulenc, et jusqu’au jazz dont il se plaira d’émailler sa propre création de nombreuses citations où à la manière de. Producteur à la RTBF (Radio-Télévision Belge Francophone) en 1961, Gérard Mortier le nomme en 1981 conseiller musical et en 1985 Compositeur en résidence du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, poste qu’il occupe jusqu’en 2007. Il y crée La Passion de Gilles, puis les Trakl-Lieder en 1987 et une orchestration de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi en 1989 - il retravaillera cette dernière partition pour l’Opéra de Madrid sous le titre Poppea e Nerone mise en scène en juin 2012 par Warlikowski. Puis, Bernard Foccroulle, qui succède à Mortier en 1992, lui commande Reigen, Waldmärchen et Julie. Nommé à la direction de La Monnaie, Peter de Calluwe lui commande à son tour Au Monde, puis Pinocchio en partenariat avec le Festival d’Aix-en-Provence, enfin On purge bébé, qui sera créé à titre posthume en décembre prochain.
Son œuvre est jouée dans le monde entier, à l’instar de ses opéras, notamment dans le cadre de festivals de musique contemporaine, Darmstadt, Royan, Zagreb, Avignon, Almeida de Londres, Strasbourg, Montréal, Ars Musica de Bruxelles, Salzbourg, Ircam, etc. Son œuvre lyrique ne l’a pas empêché de composer plus d’une cinquantaine d’œuvres de tous les genres, de la musique de chambre au concerto et à l’orchestre. Tout assimilé qu’il était à l’avant-garde, et contrairement à la plupart des compositeurs de sa génération, Philippe Boesmans n’a pas refusé longtemps le concept opéra, genre dans lequel il a su rapidement trouver le juste équilibre entre expression théâtrale, émotion et langage musical contemporain, humus qui lui permet de développer son propre univers sonore. Combinant complexités rythmique et dynamique à de subtils jeux de couleurs et de timbres, l’orchestre de Philippe Boesmans flamboie, exaltant une palette sonore d’une infinie variété nimbée de sensuelle mélancolie. Sur le plan vocal, Boesmans se place dans la grande tradition lyrique, puisant à la fois dans le recitar cantando de Claudio Monteverdi, les élans de Richard Wagner, les grandes envolées concluant les opéras de Richard Strauss, et l’incandescente densité de l’Ecole de Vienne du Schönberg d’Erwartung au Berg de Wozzeck et de Lulu. « Nous vivons une époque charnière, observe Boesmans. La musique prend aujourd’hui des chemins divergents, et nous ne nous sommes jamais trouvés face à une telle profusion de voies nouvelles. Lorsque j’ai commencé à écrire, c’était la pleine époque sérielle. J’y ai un peu touché, et je me suis aperçu qu’il était impossible d’écrire un opéra avec cette technique. En fait, la beauté de cette dernière résidait dans sa neutralité, le fait que c’est un bel objet à regarder, une œuvre d’art à l’état pur inapte à l’expression d’un sentiment défini. Je me suis très vite rendu compte qu’il me faut aimer les êtres que je mets en musique. Je dois aussi vivre moi-même intensément ce que mes héros vivent, qu’ils soient positifs ou abjects. Je veux les comprendre, et ce n’est qu’à cette condition que je peux imaginer une musique qui les exprime. »
S’il ne se trouvait chez lui, au moment où il écrivait, une forme d’émotion liée à l’une ou l’autre scène sur laquelle il travaille, Boesmans tentait d’analyser et de contrôler ses sentiments, condition sine qua non constatait-il pour qu’il puisse les transmettre au public. « Ce sont des éléments un peu négligés dont nous avons trop peur de parler, convenait-il. Je me souviens que, au temps où je parcourais les festivals de musique contemporaine, les gens sortaient des concerts en disant “c’est formidable, cette musique est si complexe”, comme si la complexité était une vertu. Or, rien de plus facile à faire que la complexité, parce qu’elle empêche d’entendre, alors même qu’elle doit se faire oublier. C’est comme l’idée du progrès, je ne pense pas qu’il y en ait en musique, celle de Monteverdi n’est pas moins bonne que celle de Boulez, et, entre les deux, il n’y a pas eu progrès, tout juste quelques changements. Néanmoins, après la guerre, avec notre utopie progressiste, nous étions tous dans un trip sans doute nécessaire. »
Auteur de huit opéras, se déclarant à la fin de sa vie ans plus libre que jamais car « faisant abstraction de toute influence consciente pour laisser courir [s]on inspiration et [s]on écriture au fil de la plume », Philippe Boesmans est resté fidèle à lui-même dans le domaine lyrique : « Je ne sais pas s’il existe des recettes, me disait-il en 2005, mais pour écrire un bon opéra, il y a des obligations : un bon livret, un bon équilibre des tensions et des détentes dans l’architecture de l’œuvre, un orchestre qui ne couvre pas les voix, une prosodie intelligible. » Préceptes auxquels il s’est toujours tenu, même après quarante ans d’expérience. Après quatre opéras sur des livrets du Suisse Luc Bondy, le dernier, Yvonne, princesse de Bourgogne, ayant été créé à l’Opéra de Paris en 2009, le sixième est né en 2014 de la collaboration du compositeur belge avec le dramaturge français Joël Pommerat, qui a adapté sa propre pièce éponyme Au Monde créée dix ans plus tôt à Strasbourg. Comme toujours, Boesmans usait de l’emprunt aux auteurs dont il était proche, le Chevalier à la rose et Salomé de Strauss à l’orchestre, Debussy et Poulenc au chant, My Way de Claude François/Frank Sinatra pour la musique populaire. En 2017, il donnait son Pinocchio au Festival d’Aix-en-Provence.
En regard de cet hommage, je reprends ci-dessous une interview parue en partie dans La Croix et en totalité sur le sire ResMusica qu’il m’avait accordée le 10 janvier 2009 dans la perspective de la création Palais Garnier de son opéra Yvonne, princesse de Bourgogne, commande de Gérard Mortier pour l’Opéra de Paris.
Voir également le portrait que j'ai brossé de lui à l'occasion de la parution aux Editions Actes Sud de l'ouvrage de Cécile Auzolle Vers l'étrangeté où l'opéra selon Philippe Boesmans : http://brunoserrou.blogspot.com/2014/07/livre-biographie-de-philippe-boesmans.html
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Philippe Boesmans (1936-2022) regardant depuis la fenêtre de son appartement son piano Bechstein qui seront détruits par un incendie en mars 2021. Photo : DRPhilippe
Boesmans, une musique adaptée au théâtre lyrique
Bruno Serrou : Qui est Yvonne, Princesse de
Bourgogne ?
Philippe Bœsmans : Il s’agit de l’héroïne de la
pièce éponyme de Witold Gombrowicz écrite dans les années 1930. Cet auteur
polonais est le précurseur du théâtre absurde, celui de Ionesco, par exemple.
Cette œuvre complètement folle est centrée sur une fille affreusement laide. Il
y a une cour, avec un roi, une reine, un fils, le prince Philippe, un
chambellan. Arrive d’on ne sait où Yvonne. Tout le monde la traite de
mollusque, d’horreur, etc., et le prince, comme un caprice, se dit pourquoi ne
l’épouserai-je pas ? Affolement de la cour… La pièce est structurée
de telle façon que la laideur, du moins la soi-disant laideur de la fille
écorne tout le monde, tout le monde y trouvant ses propres laideurs, ses
propres défauts. Tous deviennent soudain sexuellement dérangés, la laideur
fascinant tout à chacun. Quand une personne défigurée, par exemple, entre
quelque part, personne n’ose la regarder, mais on a envie de le faire, on veut
voir, on est attiré. C’est la même chose si, dans la foulée, une beauté
survient. C’est de là que je suis parti pour ma musique. La laideur, le désir
et le dégoût sont un même axe. En face il y a l’indifférence, qui est banale.
Et je me suis dit que, pour écrire cette musique sur la laideur, je ne devais
pas intégrer des bruits incongrus, mais au contraire le faire comme si la
laideur était beauté qui fascine. Sinon, l’opéra est inutile ; autant
jouer la pièce, qui est magnifique.
B. S. : Yvonne
est un prénom aujourd’hui obsolète, à la limite du ringard
PB : Yvonne est bien le nom
d’une laide, la laide petite couturière. Le prince Philippe finit par la tuer.
Parce qu’elle dérange. Dans un premier temps, il veut se fiancer avec elle.
Mais elle est ruée de coups durant le banquet de fiançailles. Comme elle est très
bête, on lui sert des perches pour le repas de fiançailles, des perches
étonnamment pleines d’arêtes et à la crèmes, afin qu’elle ne les voit pas,
parce qu’il est évident qu’elle va s’étrangler. Cette femme est molle et ne
parle pas. Quand on lui pose une question, elle ne répond pas. En fait, Yvonne
princesse de Bourgogne est une comédie tragique, comme nous l’avons précisé en
tête de la partition. Il y a du bouffe dedans, et cela sonne parfois comme du
Offenbach. A la fin de la pièce, tout rentre dans l’ordre, parce que l’on s’est
débarrassé de l’élément perturbateur. La situation est comparable à celle
de Théorème de
Pasolini. Le héros n’est pas laid, mais il entre dans une famille, couche avec
tout le monde, tout le monde est chamboulé par ce personnage. La présence
physique d’Yvonne au sein de cette cour fait que tout le monde est un peu
déboussolé : le roi a de nouveau envie de sa femme, le chambellan commence
à divaguer, etc. C’est une parodie shakespearienne. Il y a quatre actes, il y a
des conspirations… Gombrowicz ne précise pas l’époque, mais l’action se déroule
plus ou moins aujourd’hui. Je connaissais l’écrivain, et Bondy a bien connu
Gombrowicz, qui est mort à la fin des années 1960. Son père, François Bondy,
auteur notamment d’entretiens avec Cioran, etc., a fait venir Gombrowicz en
France, où il est mort.
BS : C’est la première fois que vous
êtes joué à l’Opéra de Paris ? Ce théâtre vous a-t-il posé des
contraintes ? Avez-vous conçu cet ouvrage en fonction du lieu ?
P. B. : La première pensée que nous
avons eue est d’écrire cet opéra en français, précisément en raison de
l’origine de la commande. J’ai beaucoup travaillé sur la convention du genre
français. Comme ce sont des personnages un peu archétypaux, mes références sont bien sûr Debussy, mais aussi Massenet, Offenbach, la tradition française
du chant avec les e muets ou pas. Là-dessus, j’ai beaucoup
travaillé pour trouver un style. Parfois, l’écriture vocale peut ressembler à
Debussy, mais je ne reste pas dans ce type de récitatif. Il fallait aussi des
grands éclats, avec des écarts de voix qui ne se trouvent pas chez Debussy. Ce
n’est pas non plus boulézien. Boulez écrit pour la voix de façon instrumentale,
avec de grands intervalles, tandis que, pour lui, le mot n’a pas grande importance.
Avec ses références à Mallarmé, son écriture est forcément éclatée. C’est
peut-être pourquoi il n’a jamais pu composer d’opéra. Le texte peut le gêner,
ce n’est pas dans son travail, dans son esthétique. Même s’il écrit bien pour
la voix, les personnages n’existent pas. Le grand modèle est Pli selon Pli, mais
aussi Visage
Nuptial, œuvres magnifiques.
B. S. : Par
rapport aux opéras précédents, dont trois ont fait grand bruit, et connu une
résonance discographique l’un, Un conte d’hiver,
ayant été publié chez Deutsche Grammophon, un autre, Julie, étant reporté sur support DVD couronné de plusieurs prix
internationaux. Le tout est le fruit d’un long travail avec Luc Bondy et d’une
fidélité avec Gérard Mortier et l’Opéra de Bruxelles, par le biais de Bernard
Foccroulle. Comment a commencé la genèse de Yvonne ?
P. B. : A un moment de ma vie, j’ai
lu tout Gombrowicz, sans pensée d’opéra. Et quand Julie a été
joué à Aix-en-Provence, le jour de la générale, en juillet 2005, nous sommes
allés déjeuner aux Deux Garçons avec toute l’équipe de la production, dont
Bernard Foccroulle, qui nous a regardé et demandé : «Mais, enfin, pourquoi
ne faites-vous pas Yvonne ?» Nous nous sommes regardés, Luc et moi,
et avons déclaré : «Nous n’y avons jamais pensé, c’est vrai,
pourquoi ?» Bernard a déclaré qu’il nous fallait nous y mettre. Gérard a
eu vent de cette conversation, et il a immédiatement téléphoné pour que
personne ne lui prenne l’idée, et il a très rapidement mis le tout en route
pour que l’œuvre soit créée à l’Opéra de Paris. C’est le troisième opéra qu’il
me commande, après le Couronnement de Poppée, Gilles de Rey et La Ronde.
Les deux autres m’ont été commandés par Bernard Foccroulle.
B. S. : Julie était un opéra de soixante-dix minutes avec un petit effectif
instrumental. Quelles sont les dimensions de Yvonne ?
PB : La partition de Julie est pour
dix-huit musiciens, celle de Yvonne pour trente-quatre, mais ce n’est toujours
pas un orchestre symphonique. Si je reste sur une formation réduite, c’est
parce que je pense que Yvonne se devait d’être un opéra très proche de
la parole. Les gens se parlent sans cesse. Le texte reste constamment
compréhensible, sauf quand on monte dans les hautes sphères. Mais, là,
généralement, je répète ce qui est dit. Le chanteur expose une phrase, il la
répète, et peut ainsi broder dessus et rester sur un mot. Une différence
avec Julie,
repose sur le fait que, quand on écrit un opéra en français, sans le vouloir,
la musique se fait automatiquement autre. Y compris l’orchestration. La musique
est plus française, parce que les phrases, en français, sont autrement
construites. Les accents viennent vers la fin des phrases. Nous sommes loin de
l’allemand. Je ne me suis pas dit «je vais faire de la musique française», mais
je me rends compte, avec le recul, que ma musique sonne plus français : il
y a plus de bois, de cuivres. Il y a aussi un piano, des claviers, une harpe,
des cordes. J’ai toujours utilisé le piano, peut-être parce que ce n’est pas
conventionnel ; peut-être par habitude. Dans Julie, il n’y a pas
de citations, tandis que dans Yvonne j’ai écrit une musique de cours dans le
style du XVIIIe français un peu délié. Il s’y trouve beaucoup de fonctions
tonales. Ce qui ne me dérange pas, parce qu’après tout pourquoi ne pourrait-on
pas faire de la musique tonale aujourd’hui ? Tout dépend de la façon
dont elle est faite, dans quel contexte elle est introduite, etc.
B. S. : Avez-vous
fixé l’instrumentarium en fonction de la langue française, idiome utilisé dans
votre livret ?
P. B. : Non. J’avais choisi les
instruments préalablement à la composition, et une fois que j’ai commencé, je
me suis rendu compte que la partition sonne de façon plus brillante que Julie. Cette
cour-là est constituée de gens épouvantables, qui n’ont aucun scrupules mais
qui veulent garder les formes : des fiançailles, un mariage.
B. S. : Votre
langue maternelle est le flamand, qui a des racines germaniques.
P. B. : Je pense en français, mais
je me réprimande et jure en flamand. Je crois que je vais mourir dans ma langue
maternelle (rires).
B. S. : Travaillez-vous
au piano, lorsque vous composez ?
P. B. : Je ne supporte pas de
travailler au piano. Je me limite à y faire des essais ou des contrôles d’un
certain nombre d’idées. Je ne travaille au piano que lorsque je suis très
fatigué. Mais je perds alors beaucoup de temps, parce que cela me conduit à me
faire plaisir en jouant des œuvres que j’aime… De toute façon, il
vaut mieux travailler à la table. Mais Ravel faisait tout au piano… Ce que je
fais n’est donc pas une référence. Les jours où je ne suis pas inspiré, je joue
les Préludes
et fugues de Bach, mais avec des rubato, des nuances, des pédales
que je n’oserais faire devant témoin. Le contact physique avec la musique me
détend. Aussi, pour composer, je préfère écrire au crayon. Avec cet outil, j’ai
ce rapport physique. Parfois, la main précède le cerveau ou fait une erreur qui
se révèle meilleure que ce que j’avais envisagé de faire. Le crayon permet
l’acte manqué, ce qu’annihile l’ordinateur. Il faut se laisser cette liberté
quand on compose. C’est comme une lettre d’amour : écrite à la main, elle
est plus belle qu’un sms ou un email.
B. S. : Pourquoi
optez-vous le plus souvent pour l’adaptation d’une pièce de
théâtre ? Est-ce un gage de réussite ?
P. B. : Ce n’est pas capital. En
fait, je ne sais pas pourquoi je ne travaille pas sur des livrets originaux. Je
ne suis pas contre. Mais les pièces sont plus intéressantes qu’un roman,
précisément parce qu’elles sont déjà théâtrales. Luc Bondy et moi fonctionnons
comme un vieux couple, désormais. Nous travaillons toujours ensemble, lisons
les mêmes livres. Il travaille comme moi. Il est très libre, détaché. Il n’est
pas coincé dans l’avant-garde. Il n’est pas dans un système, dans une école, il
n’a pas envie d’utiliser la vidéo, il aime les bons vieux décors. Quand j’étais
enfant, au théâtre, j’entendais avec plaisirs les marteaux frapper les clous durant
l’entracte pour les changements de décors. J’y suis resté fidèle.
P. B. : Ils sont archétypaux. Le
roi Ignace est un baryton de caractère, car il s’agit d’un prédateur, un être
vulgaire et sans scrupules, comme le sont les gens riches. Néanmoins, il a des
manières de roi. Il ne désire plus sa femme, la reine Marguerite, pourtant
jeune et jolie quadragénaire. Après dix ans de mariage, il ne la trouve plus
attirante, mais la présence d’Yvonne le conduit à trouver chez sa femme quelque
attrait au point de l’observer dans la salle de bain quand elle se déshabille,
ce qui l’émoustille de nouveau. Le dessein de la pièce est de montrer que la
laideur d’Yvonne relance tout le monde sur des chemins qu’ils ne voyaient plus,
sollicitant la libido du roi, par exemple. Le couple royal a un fils, le prince
Philippe (ténor lyrique), un jeune homme caractériel, qui se dit brusquement
«après tout pourquoi ne pas épouser une laide ?» Autre personnage central,
le majordome, homme obséquieux que j’ai naturellement confié à une basse
profonde. Côté femme, Yvonne ne chante pas. Le rôle est tenu par une comédienne.
En fait, quand une question lui est posée, elle ne répond pas. Elle ne dit que
quelques mots décalés, au deuxième acte. Face à elle, la courtisane Isabelle,
qui est très jolie. Mais le prince n’en veut pas, il préfère la laide. Les
Jeunes solistes tiennent des petits rôles, les trois tantes, les trois femmes
qui se disputent, etc.
B. S. : Etes-vous satisfait du choix du palais
Garnier pour la création d’Yvonne ?
P. B. : Gérard Mortier a tout d’abord envisagé l’Opéra Bastille, mais je
lui ai dit que ce n’était pas possible avec une telle pièce… Garnier est déjà
grand et la salle est mieux adaptée. En général, j’aime les grandes salles,
j’ai été joué au Liceo de Barcelone, ça sonne bien.
B. S. : Par rapport à des compositeurs comme Luciano Berio, Helmuth
Lachenmann ou Peter Eötvös, quelle est votre approche de l’opéra ?
P. B. : Berio, c’est une autre
époque. Il organisait lui-même une merveilleuse confusion. Il voulait des superpositions,
qui suscitaient trop de confusion ; une confusion positive, qu’il décidait
et conduisait sciemment, loin de tout amateurisme. Quand j’ai commencé à songer
à la
Ronde, je me suis demandé pourquoi ne pas écrire un opéra à
l’action compréhensible, qui raconte une histoire claire et simple, que l’on
peut suivre, comme Mozart, Rossini et autres. Ce n’était pas la mode dans les
années quatre-vingt. Il fallait alors spatialiser, mettre le chœur derrière le
plateau, faire de la stéréophonie. J’ai voulu quant à moi travailler avec
l’outil qui est à disposition dans un théâtre lyrique, l’orchestre dans la
fosse. Lachenmann n’a écrit qu’un opéra, La petite fille aux allumettes,
qu’il faut éviter de donner dans une grande salle. Eötvös est plus traditionnel.
Je ne connais pas tous ses opéras, mais j’ai aimé Trois Sœurs.
B. S. : Quelle a été votre cheminement dans votre ancrage dans la tradition du
théâtre lyrique ?
P. B. : C’est venu sans que je le
décide. C’est toujours a posteriori que l’on peut analyser ce qui a pu se
passer. A partir du moment où j’ai commencé à composer des opéras, je me suis
rendu compte que la musique que l’on écrivait à l’époque et que j’écrivais plus
ou moins avec ce langage qui a engendré des œuvres très belles, ne pouvait
répondre aux exigences de l’opéra. Ce genre nécessite en effet l’expression
d’états d’âme que certaines écoles ne peuvent rendre, la joie, la tristesse, la
douleur, la tendresse, etc. Je pense que la musique post-sérielle voire
spectrale est inadaptée. Faire du comique, exprimer la solitude, le désarroi,
avec la série ou le spectre me paraît difficile. J’en ai déduit qu’il me
fallait faire des emprunts à des styles plus anciens, sans user de citations,
mais en puisant dans certains gestes du passé. Cela m’a été reproché par
certain milieu de la musique contemporaine, j’ai été plus ou moins mis à
l’écart, après avoir été beaucoup joué par ces musiciens. Mais la vie est
ainsi. Pour ce qui concerne mon langage, l’opéra a changé mon idiome par
nécessité, pour que l’opéra parle, c’est-à-dire pour que les personnages soient
crédibles. Il me fallait donc écrire la musique que j’ai faite. Maintenant,
elle est là. Et ce qui me fait plaisir, c’est qu’elle peut être appréciée
autant par des gens qui font partie de l’intelligentsia musicale que par le
grand public. Ce qui compte beaucoup pour moi. Ce n’est pas que je veuille
avoir du succès, mais je tiens à ce que mes opéras parlent, à ce qui se joue
soit crédible et que les personnages soient incarnés. Je tiens aussi à aimer ces
derniers et à montrer que je les ai aimés. Quand j’écris, je cherche à être
juste avec mes personnages. Je ne me dis pas «je ne peux pas faire ainsi, ce
n’est pas assez moderne». Je mets ce type de problématique de côté. L’histoire
dira peut-être que ce n’est pas bon, mais ce n’est pas mon problème
aujourd’hui. Mon problème est d’être vrai. Je n’ai pas de complexe par rapport
à cela. Je ne pense pas à la postérité.
B. S. : Avez-vous composé d’autres
œuvres parallèlement à Yvonne ?
P. B. : Je suis incapable de
concevoir plusieurs œuvres en même temps. Je ne peux travailler que sur une
œuvre nouvelle à la fois. Peut-être ferais-je encore un opéra, mais je n’ai pas
envie d’y penser. Entre deux opéras, j’aime à me ressourcer dans des formes
plus modestes. Je pense à un troisième quatuor, par exemple, pour les Arditti,
qui ont créé les deux premiers.
B. S. : Avez-vous
des projets d’opéras ?
P. B. : Plus tard, peut-être, je
pourrais envisager un nouvel opéra, pourquoi pas d’après une pièce de Lorca ou
de Cervantès, voire d’un jeune Espagnol. Des œuvres comme celles de Tchekhov me
conviendraient aussi, et ce serait bien avec Bondy, qui a réalisé de beaux
spectacles sur ses pièces. Shakespeare également, comme la Nuit des Rois.
Un livret original, fait sur mesure, pourrait tout aussi bien me convenir. Mais
je suis trop fatigué pour avoir des envies d’opéra. Je sais néanmoins que des
commanditaires souhaitent m’en demander. J’ai terminé Yvonne dans
les premiers jours de novembre. Mais, comme d’habitude, j’ai tout donné au fur
et à mesure. L’Opéra de Paris a eu la dernière scène début novembre. J’ai mis
près de trois ans pour achever cet opéra. L’idée du livret est née un an plus
tôt. Je suis lent.
B. S. : N’envisagez-vous pas de collaborer avec d’autres librettistes que
Bondy ?
P. B. : Mon premier opéra reposait
sur un livret de l’écrivain belge Pierre Mertens. Il s’agissait de la Passion de Gilles,
centré sur le personnage de Gilles de Rey, second de Jeanne d’Arc qui finit
mal. Mais je suis trop fatigué désormais pour envisager un long travail
d’opéra. Mais je sais que je vais me ressourcer et que l’envie va revenir. Pour
écrire, il faut du désir. Il faut dire qu’ici, à l’Opéra de Paris, je suis
mangé par le travail, les répétitions d’Yvonne seront suivies de celles de Reigen. Dire que je
vais retourner à un ouvrage scénique est difficile tant que je suis là. Je ne
suis pas Verdi, qui se reposait la main pendant les répétitions en composant un
quatuor à cordes. J’adore Verdi. Comme lui, je me suis inspiré de Shakespeare,
avec Un
Conte d’hiver. Yvonne est plus proche de cette forme que
de Judith,
mais ce n’est pas discernable. Je crois qu’Yvonne a beaucoup de mes précédents opéras, parce
qu’elle se présente comme une pièce de synthèse. Elle est à la fois tragique,
comique, absurde, avec des moments de grand lyrisme. Il s’y trouve aussi des
réminiscences de musique «contemporaine». Par exemple, lorsque les deux tantes,
deux vieilles filles acariâtres dont un rôle travesti, introduisent leur nièce
Yvonne à la cour et qu’elles la couvrent de reproches : «pourquoi n’as-tu
pas plus de sex-appeal, pourquoi ne fais-tu pas du sport comme tout le monde,
pourquoi n’es-tu pas plus moderne ?» Là, pendant dix secondes, on entend
de la musique contemporaine…
B. S. : Lorsque vous dites user de réminiscences de musique contemporaine,
je présume qu’il s’agit d’avant-garde…
P. B. : Pour moi, cette dernière
appartient déjà à l’histoire. Cette musique-là est devenue patrimoniale. Il
s’agit donc pour moi d’emprunter à l’histoire.
B. S. : Vous avez pourtant plus ou
moins appartenu à ce mouvement.
P. B. : Oui, dans ma jeunesse. Je
ne l’ai jamais condamnée, et j’aime beaucoup de choses qui se font aujourd’hui,
même les spectraux comme Tristan Murail. Salvatore Sciarrino est formidable.
Chaque note qu’il écrit est érotique, elle entre directement dans la peau.
Propos recueillis par
Bruno Serrou à Paris le 10 janvier 2009
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