mercredi 13 avril 2022

Ultime apparition publique de Philippe Boesmans pour la première d'une puissante production de "Julie" à l'Opéra de Nancy

Nancy (Moselle). Opéra national de Lorraine. Dimanche 27 mars 2022

Philippe Boesmans (1936-2022), Julie. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Deux semaines jour pour jour avant sa disparition le 10 avril, Philippe Boesmans a assisté le 27 mars à Nancy à la première d’une nouvelle production de son chef-d’œuvre lyrique, Julie. Il était extrêmement heureux de se trouver là, et la production l’enchantait. J’ai pu échanger quelques mots avec lui quelques minutes avant la représentation, assis au soleil à la terrasse de l’un des cafés de la place Stanislas Leszczynski, et il semblait en forme, malgré les aléas qu’il a connus durant les derniers mois de sa vie, souriant et toujours pétulant d’humour. Nous avons évoqué la perspective d’un future rencontre avant la création en décembre prochain de son huitième opéra, On purge bébé d’après Georges Feydeau Théâtre de La Monnaie de Bruxelles… Rien ne laissait percer cette maladie qui allait l’emporter en moins de dix jours…

Philippe Boesmans (1936-2022) en son domicile bruxellois. Photo : DR

Ainsi, une dernière fois en sa présence, la nouvelle production d’Emilio Pomarico et Silvia Costa aura conforté la dimension de chef-d’œuvre du théâtre lyrique du XXIe siècle de Julie de Philippe Boesmans.

A l’instar du Hongrois Péter Eötvös son cadet de huit ans, le Belge Philippe Boesmans (1936-2022) est l’un des compositeurs d’opéras les plus prolifiques de notre temps. Comme ceux de son cadet, ses ouvrages lyriques sont régulièrement repris par les théâtres d’Europe où ils remportent de grands succès sous diverses formes et adaptations. Son quatrième opéra, Julie, créé Théâtre de La Monnaie de Bruxelles en 2005, que d’aucuns considèrent comme son chef-d’œuvre, est librement adapté par Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger du drame d’August Strindberg Mademoiselle Julie.

Philippe Boesmans (1936-2022), Julie. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

L’action de cet opéra coup-de-poing se déroule la nuit de la Saint-Jean dans un château perdu de la campagne suédoise. Dans la cuisine se croisent deux trajectoires opposées, l’une rêvant de chute, Julie, la fille du châtelain qui perd la tête un soir de crise psychique, l’autre d’ascension, le valet Jean que la jeune fille ne cesse d’émoustiller avant de se donner à lui. Entre l’aristocrate en quête de perdition et le domestique sans scrupule, le face à face brûle comme un brasier pour se conclure sur le suicide de la jeune femme. Pendant les quelques heures de leur duel, concentrées en un acte de 70 minutes et 12 tableaux, ils se séduisent, se rejettent, se livrent, se trahissent, s’affrontent, se détruisent… L’effectif instrumental restreint souligne la fusion du mot dans un allemand qui reste constamment intelligible, et du son, qui exalte les non-dits.

Donnée en présence du compositeur, qui ne cachait pas son plaisir, le spectacle signé Emilio Pomarico à la direction et Silvia Costa à la mise en scène et aux décors affermit la force extrême de cet asphyxiant huis-clos pour trois chanteurs et orchestre de chambre. A l’instar du livret, la musique envoûtante et trouble par son orientalisme et la nervosité de ses accents dont l’unité est assurée par un petit répertoire de motifs obsessionnels, est d’une redoutable efficacité. Il y cohabite dans une même exaltation sonore les pulsions les plus ardentes et le désenchantement le plus violent.

Moins voluptueuse que la mise en scène princeps de Luc Bondy à Bruxelles que le DVD pérennise (1), celle de Silvia Costa, plus intériorisée et plus noire mais tout aussi dramatique et qui enserre dans un cadre étriqué allant s’élargissant jusqu’à l’issue fatale, souligne les rapports sadomasochistes entre les personnages, le tout servi par une direction d’acteurs réglée au cordeau. Le trio vocal est remarquable. Irène Roberts (dédoublée par la danseuse Marie Tassin) est une Julie éperdue, Dean Murphy campe un Jean glacial et odieusement calculateur, Lisa Mostin une Kristin craintive aux aigus rayonnants. La direction inspirée du chef argentin Emilio Pomarico enflamme les dix-neuf musiciens virtuoses de l’orchestre de l’Opéra de Lorraine qui ne cesse d’enthousiasmer à chacune de ses prestations.

Bruno Serrou

1)  DVD BelAir

 

 

lundi 11 avril 2022

Philippe Boesmans est mort dimanche 10 avril 2022. Cet immense compositeur belge avait 85 ans

Philippe Boesmans (1936-2022). Photo : DR

Figure majeure de la musique belge et de l’art lyrique, Philippe Boesmans est mort dimanche 10 avril des suites d’un cancer, un an après avoir miraculeusement échappé à l’incendie de son appartement de Bruxelles qui avait détruit la majeure partie de ses biens, dont son piano Bechstein...

La dernière fois que je l’ai vu, c’était sous le soleil d’un début du printemps à la terrasse d’un café de la place Stanislas Leszczynski à Nancy où nous avons pu blaguer un moment, entourés de l’équipe de la nouvelle production de son chef-d’œuvre lyrique, Julie, le 27 mars dernier. Il me rappelait avoir achevé son neuvième opéra, On purge bébé d’après Georges Feydeau qui, sauvé des flammes en mars 2021, sera créé en décembre prochain au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Il m’est apparu en forme, le regard malicieux et l’humour toujours à vif, heureux d’assister à cette mise en scène sombre et tragique de Silvia Costa.

A l’instar du Hongrois Péter Eötvös, son cadet de huit ans, le Belge Philippe Boesmans s’est imposé sur le tard (il avait 47 ans) comme l’un des compositeurs d’opéras les plus prolifiques de notre temps. Ses ouvrages lyriques sont régulièrement repris par les théâtres d’Europe où ils remportent de francs succès dans diverses productions et adaptations. Avec La Passion de Gilles (1983), Reigen (La Ronde, 1993) d’après Arthur Schnitzler (http://brunoserrou.blogspot.com/2013/02/reigen-opera-de-philippe-boesmans.html?m=1), Waldmärchen (1999) d’après William Shakespeare (https://www.la-croix.com/Archives/2000-11-02/J-aime-le-baroque-de-Shakespeare-interview-de-Philippe-Boesmans-Compositeur-auteur-du-Conte-d-hiver-_NP_-2000-11-02-120069), Julie (2005) d’après August Strindberg (http://www.anaclase.com/chroniques/julie, https://www.la-croix.com/Culture/Saisissante-Julie-Philippe-Boesmans-lOpera-Nancy-2022-03-29-1201207582), Yvonne, princesse de Bourgogne (2009) d’après Witold Gombrowicz (https://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Triomphe-merite-pour-le-cinquieme-opera-de-Philippe-Boesmans-au-Palais-Garnier-_NG_-2009-01-28-530623), Au monde d’après Joël Pommerat créé en mars 2014 Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (http://brunoserrou.blogspot.com/2014/03/pour-au-monde-son-6e-opera-philippe.html), commanditaire du premier d’entre eux, et Pinocchio sur un livret de Joël Pommerat au Festival d’Aix-en-Provence 2017 (http://brunoserrou.blogspot.com/2017/10/le-noir-pinocchio-de-philippe-boesmans.html), Philippe Boesmans est l’une des figures majeures de la scène lyrique internationale des quarante dernières années.

Depuis les années 2010, Philippe Boesmans connaissait des problèmes de santé, au moment de la genèse de son opéra Au Monde. Cinq ans après la création de son Pinocchio sur un livret de Joël Pommerat au Festival d’Aix-en-Provence 2017, il travaillait sur son huitième opéra au moment de sa mort survenue deux semaines après qu’il eût assisté à la première d’une nouvelle production fort réussie de son chef-d’œuvre scénique, Julie, à l’Opéra de Nancy, le 27 mars 2022. Il m’était apparu en forme, assis au soleil à une terrasse de café de la place Stanislas où nous avons blagué sur le temps qui passe inexorablement entourés de l’équipe de production nancéenne.

Né à Tongres, ville flamande de Belgique,  le 17 mai 1936, il avait étudié le piano au Conservatoire de Liège, où il obtient un premier prix, avant de se tourner vers la composition en autodidacte. Tout d’abord marqué par l’Ecole de Darmstadt, sous l’influence de ses rencontres avec Henri Pousseur, André Souris et Sébastien Deliège. En 1962, il intègre le Centre de Recherches musicales de Wallonie et participe à la création de l’Ensemble Musiques Nouvelles dont il est le pianiste. Mais il crée rapidement un langage qui lui est propre, plus directement accessible où l’expressivité tient une place centrale. Il se revendiquera de l’héritage de Wagner, R. Strauss, Puccini, Debussy, Poulenc, et jusqu’au jazz dont il se plaira d’émailler sa propre création de nombreuses citations où à la manière de. Producteur à la RTBF (Radio-Télévision Belge Francophone) en 1961, Gérard Mortier le nomme en 1981 conseiller musical et en 1985 Compositeur en résidence du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, poste qu’il occupe jusqu’en 2007. Il y crée La Passion de Gilles, puis les Trakl-Lieder en 1987 et une orchestration de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi en 1989 - il retravaillera cette dernière partition pour l’Opéra de Madrid sous le titre Poppea e Nerone mise en scène en juin 2012 par Warlikowski. Puis, Bernard Foccroulle, qui succède à Mortier en 1992, lui commande Reigen, Waldmärchen et Julie. Nommé à la direction de La Monnaie, Peter de Calluwe lui commande à son tour Au Monde, puis Pinocchio en partenariat avec le Festival d’Aix-en-Provence, enfin On purge bébé, qui sera créé à titre posthume en décembre prochain.

Son œuvre est jouée dans le monde entier, à l’instar de ses opéras, notamment dans le cadre de festivals de musique contemporaine, Darmstadt, Royan, Zagreb, Avignon, Almeida de Londres, Strasbourg, Montréal, Ars Musica de Bruxelles, Salzbourg, Ircam, etc. Son œuvre lyrique ne l’a pas empêché de composer plus d’une cinquantaine d’œuvres de tous les genres, de la musique de chambre au concerto et à l’orchestre. Tout assimilé qu’il était à l’avant-garde, et contrairement à la plupart des compositeurs de sa génération, Philippe Boesmans n’a pas refusé longtemps le concept opéra, genre dans lequel il a su rapidement trouver le juste équilibre entre expression théâtrale, émotion et langage musical contemporain, humus qui lui permet de développer son propre univers sonore. Combinant complexités rythmique et dynamique à de subtils jeux de couleurs et de timbres, l’orchestre de Philippe Boesmans flamboie, exaltant une palette sonore d’une infinie variété nimbée de sensuelle mélancolie. Sur le plan vocal, Boesmans se place dans la grande tradition lyrique, puisant à la fois dans le recitar cantando de Claudio Monteverdi, les élans de Richard Wagner, les grandes envolées concluant les opéras de Richard Strauss, et l’incandescente densité de l’Ecole de Vienne du Schönberg d’Erwartung au Berg de Wozzeck et de Lulu. « Nous vivons une époque charnière, observe Boesmans. La musique prend aujourd’hui des chemins divergents, et nous ne nous sommes jamais trouvés face à une telle profusion de voies nouvelles. Lorsque j’ai commencé à écrire, c’était la pleine époque sérielle. J’y ai un peu touché, et je me suis aperçu qu’il était impossible d’écrire un opéra avec cette technique. En fait, la beauté de cette dernière résidait dans sa neutralité, le fait que c’est un bel objet à regarder, une œuvre d’art à l’état pur inapte à l’expression d’un sentiment défini. Je me suis très vite rendu compte qu’il me faut aimer les êtres que je mets en musique. Je dois aussi vivre moi-même intensément ce que mes héros vivent, qu’ils soient positifs ou abjects. Je veux les comprendre, et ce n’est qu’à cette condition que je peux imaginer une musique qui les exprime. »

S’il ne se trouvait chez lui, au moment où il écrivait, une forme d’émotion liée à l’une ou l’autre scène sur laquelle il travaille, Boesmans tentait d’analyser et de contrôler ses sentiments, condition sine qua non constatait-il pour qu’il puisse les transmettre au public. « Ce sont des éléments un peu négligés dont nous avons trop peur de parler, convenait-il. Je me souviens que, au temps où je parcourais les festivals de musique contemporaine, les gens sortaient des concerts en disant “c’est formidable, cette musique est si complexe”, comme si la complexité était une vertu. Or, rien de plus facile à faire que la complexité, parce qu’elle empêche d’entendre, alors même qu’elle doit se faire oublier. C’est comme l’idée du progrès, je ne pense pas qu’il y en ait en musique, celle de Monteverdi n’est pas moins bonne que celle de Boulez, et, entre les deux, il n’y a pas eu progrès, tout juste quelques changements. Néanmoins, après la guerre, avec notre utopie progressiste, nous étions tous dans un trip sans doute nécessaire. »

Auteur de huit opéras, se déclarant à la fin de sa vie ans plus libre que jamais car « faisant abstraction de toute influence consciente pour laisser courir [s]on inspiration et [s]on écriture au fil de la plume », Philippe Boesmans est resté fidèle à lui-même dans le domaine lyrique : « Je ne sais pas s’il existe des recettes, me disait-il en 2005, mais pour écrire un bon opéra, il y a des obligations : un bon livret, un bon équilibre des tensions et des détentes dans l’architecture de l’œuvre, un orchestre qui ne couvre pas les voix, une prosodie intelligible. » Préceptes auxquels il s’est toujours tenu, même après quarante ans d’expérience. Après quatre opéras sur des livrets du Suisse Luc Bondy, le dernier, Yvonne, princesse de Bourgogne, ayant été créé à l’Opéra de Paris en 2009, le sixième est né en 2014 de la collaboration du compositeur belge avec le dramaturge français Joël Pommerat, qui a adapté sa propre pièce éponyme Au Monde créée dix ans plus tôt à Strasbourg. Comme toujours, Boesmans usait de l’emprunt aux auteurs dont il était proche, le Chevalier à la rose et Salomé de Strauss à l’orchestre, Debussy et Poulenc au chant, My Way de Claude François/Frank Sinatra pour la musique populaire. En 2017, il donnait son Pinocchio au Festival d’Aix-en-Provence.

En regard de cet hommage, je reprends ci-dessous une interview parue en partie dans La Croix et en totalité sur le sire ResMusica qu’il m’avait accordée le 10 janvier 2009 dans la perspective de la création Palais Garnier de son opéra Yvonne, princesse de Bourgogne, commande de Gérard Mortier pour l’Opéra de Paris. 

Voir également le portrait que j'ai brossé de lui à l'occasion de la parution aux Editions Actes Sud de l'ouvrage de Cécile Auzolle Vers l'étrangeté où l'opéra selon Philippe Boesmans : http://brunoserrou.blogspot.com/2014/07/livre-biographie-de-philippe-boesmans.html


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Philippe Boesmans (1936-2022) regardant depuis la fenêtre de son appartement son piano Bechstein qui seront détruits par un incendie en mars 2021. Photo : DR 

Philippe Boesmans, une musique adaptée au théâtre lyrique

Bruno Serrou : Qui est Yvonne, Princesse de Bourgogne ?

Philippe Bœsmans : Il s’agit de l’héroïne de la pièce éponyme de Witold Gombrowicz écrite dans les années 1930. Cet auteur polonais est le précurseur du théâtre absurde, celui de Ionesco, par exemple. Cette œuvre complètement folle est centrée sur une fille affreusement laide. Il y a une cour, avec un roi, une reine, un fils, le prince Philippe, un chambellan. Arrive d’on ne sait où Yvonne. Tout le monde la traite de mollusque, d’horreur, etc., et le prince, comme un caprice, se dit pourquoi ne l’épouserai-je pas ? Affolement de la cour… La pièce est structurée de telle façon que la laideur, du moins la soi-disant laideur de la fille écorne tout le monde, tout le monde y trouvant ses propres laideurs, ses propres défauts. Tous deviennent soudain sexuellement dérangés, la laideur fascinant tout à chacun. Quand une personne défigurée, par exemple, entre quelque part, personne n’ose la regarder, mais on a envie de le faire, on veut voir, on est attiré. C’est la même chose si, dans la foulée, une beauté survient. C’est de là que je suis parti pour ma musique. La laideur, le désir et le dégoût sont un même axe. En face il y a l’indifférence, qui est banale. Et je me suis dit que, pour écrire cette musique sur la laideur, je ne devais pas intégrer des bruits incongrus, mais au contraire le faire comme si la laideur était beauté qui fascine. Sinon, l’opéra est inutile ; autant jouer la pièce, qui est magnifique.

B. S. : Yvonne est un prénom aujourd’hui obsolète, à la limite du ringard

PB : Yvonne est bien le nom d’une laide, la laide petite couturière. Le prince Philippe finit par la tuer. Parce qu’elle dérange. Dans un premier temps, il veut se fiancer avec elle. Mais elle est ruée de coups durant le banquet de fiançailles. Comme elle est très bête, on lui sert des perches pour le repas de fiançailles, des perches étonnamment pleines d’arêtes et à la crèmes, afin qu’elle ne les voit pas, parce qu’il est évident qu’elle va s’étrangler. Cette femme est molle et ne parle pas. Quand on lui pose une question, elle ne répond pas. En fait, Yvonne princesse de Bourgogne est une comédie tragique, comme nous l’avons précisé en tête de la partition. Il y a du bouffe dedans, et cela sonne parfois comme du Offenbach. A la fin de la pièce, tout rentre dans l’ordre, parce que l’on s’est débarrassé de l’élément perturbateur. La situation est comparable à celle de Théorème de Pasolini. Le héros n’est pas laid, mais il entre dans une famille, couche avec tout le monde, tout le monde est chamboulé par ce personnage. La présence physique d’Yvonne au sein de cette cour fait que tout le monde est un peu déboussolé : le roi a de nouveau envie de sa femme, le chambellan commence à divaguer, etc. C’est une parodie shakespearienne. Il y a quatre actes, il y a des conspirations… Gombrowicz ne précise pas l’époque, mais l’action se déroule plus ou moins aujourd’hui. Je connaissais l’écrivain, et Bondy a bien connu Gombrowicz, qui est mort à la fin des années 1960. Son père, François Bondy, auteur notamment d’entretiens avec Cioran, etc., a fait venir Gombrowicz en France, où il est mort.

BS : C’est la première fois que vous êtes joué à l’Opéra de Paris ? Ce théâtre vous a-t-il posé des contraintes ? Avez-vous conçu cet ouvrage en fonction du lieu ?

P. B. : La première pensée que nous avons eue est d’écrire cet opéra en français, précisément en raison de l’origine de la commande. J’ai beaucoup travaillé sur la convention du genre français. Comme ce sont des personnages un peu archétypaux, mes références sont bien sûr Debussy, mais aussi Massenet, Offenbach, la tradition française du chant avec les e muets ou pas. Là-dessus, j’ai beaucoup travaillé pour trouver un style. Parfois, l’écriture vocale peut ressembler à Debussy, mais je ne reste pas dans ce type de récitatif. Il fallait aussi des grands éclats, avec des écarts de voix qui ne se trouvent pas chez Debussy. Ce n’est pas non plus boulézien. Boulez écrit pour la voix de façon instrumentale, avec de grands intervalles, tandis que, pour lui, le mot n’a pas grande importance. Avec ses références à Mallarmé, son écriture est forcément éclatée. C’est peut-être pourquoi il n’a jamais pu composer d’opéra. Le texte peut le gêner, ce n’est pas dans son travail, dans son esthétique. Même s’il écrit bien pour la voix, les personnages n’existent pas. Le grand modèle est Pli selon Pli, mais aussi Visage Nuptial, œuvres magnifiques.

B. S. : Par rapport aux opéras précédents, dont trois ont fait grand bruit, et connu une résonance discographique l’un, Un conte d’hiver, ayant été publié chez Deutsche Grammophon, un autre, Julie, étant reporté sur support DVD couronné de plusieurs prix internationaux. Le tout est le fruit d’un long travail avec Luc Bondy et d’une fidélité avec Gérard Mortier et l’Opéra de Bruxelles, par le biais de Bernard Foccroulle. Comment a commencé la genèse de Yvonne ?

P. B. : A un moment de ma vie, j’ai lu tout Gombrowicz, sans pensée d’opéra. Et quand Julie a été joué à Aix-en-Provence, le jour de la générale, en juillet 2005, nous sommes allés déjeuner aux Deux Garçons avec toute l’équipe de la production, dont Bernard Foccroulle, qui nous a regardé et demandé : «Mais, enfin, pourquoi ne faites-vous pas Yvonne ?» Nous nous sommes regardés, Luc et moi, et avons déclaré : «Nous n’y avons jamais pensé, c’est vrai, pourquoi ?» Bernard a déclaré qu’il nous fallait nous y mettre. Gérard a eu vent de cette conversation, et il a immédiatement téléphoné pour que personne ne lui prenne l’idée, et il a très rapidement mis le tout en route pour que l’œuvre soit créée à l’Opéra de Paris. C’est le troisième opéra qu’il me commande, après le Couronnement de PoppéeGilles de Rey et La Ronde. Les deux autres m’ont été commandés par Bernard Foccroulle.

B. S. : Julie était un opéra de soixante-dix minutes avec un petit effectif instrumental. Quelles sont les dimensions de Yvonne ?

PB : La partition de Julie est pour dix-huit musiciens, celle de Yvonne pour trente-quatre, mais ce n’est toujours pas un orchestre symphonique. Si je reste sur une formation réduite, c’est parce que je pense que Yvonne se devait d’être un opéra très proche de la parole. Les gens se parlent sans cesse. Le texte reste constamment compréhensible, sauf quand on monte dans les hautes sphères. Mais, là, généralement, je répète ce qui est dit. Le chanteur expose une phrase, il la répète, et peut ainsi broder dessus et rester sur un mot. Une différence avec Julie, repose sur le fait que, quand on écrit un opéra en français, sans le vouloir, la musique se fait automatiquement autre. Y compris l’orchestration. La musique est plus française, parce que les phrases, en français, sont autrement construites. Les accents viennent vers la fin des phrases. Nous sommes loin de l’allemand. Je ne me suis pas dit «je vais faire de la musique française», mais je me rends compte, avec le recul, que ma musique sonne plus français : il y a plus de bois, de cuivres. Il y a aussi un piano, des claviers, une harpe, des cordes. J’ai toujours utilisé le piano, peut-être parce que ce n’est pas conventionnel ; peut-être par habitude. Dans Julie, il n’y a pas de citations, tandis que dans Yvonne j’ai écrit une musique de cours dans le style du XVIIIe français un peu délié. Il s’y trouve beaucoup de fonctions tonales. Ce qui ne me dérange pas, parce qu’après tout pourquoi ne pourrait-on pas faire de la musique tonale aujourd’hui ? Tout dépend de la façon dont elle est faite, dans quel contexte elle est introduite, etc.

B. S. : Avez-vous fixé l’instrumentarium en fonction de la langue française, idiome utilisé dans votre livret ? 

P. B. : Non. J’avais choisi les instruments préalablement à la composition, et une fois que j’ai commencé, je me suis rendu compte que la partition sonne de façon plus brillante que Julie. Cette cour-là est constituée de gens épouvantables, qui n’ont aucun scrupules mais qui veulent garder les formes : des fiançailles, un mariage.

B. S. : Votre langue maternelle est le flamand, qui a des racines germaniques.

P. B. : Je pense en français, mais je me réprimande et jure en flamand. Je crois que je vais mourir dans ma langue maternelle (rires).

B. S. : Travaillez-vous au piano, lorsque vous composez ?

P. B. : Je ne supporte pas de travailler au piano. Je me limite à y faire des essais ou des contrôles d’un certain nombre d’idées. Je ne travaille au piano que lorsque je suis très fatigué. Mais je perds alors beaucoup de temps, parce que cela me conduit à me faire plaisir en jouant des œuvres que j’aime… De toute façon, il vaut mieux travailler à la table. Mais Ravel faisait tout au piano… Ce que je fais n’est donc pas une référence. Les jours où je ne suis pas inspiré, je joue les Préludes et fugues de Bach, mais avec des rubato, des nuances, des pédales que je n’oserais faire devant témoin. Le contact physique avec la musique me détend. Aussi, pour composer, je préfère écrire au crayon. Avec cet outil, j’ai ce rapport physique. Parfois, la main précède le cerveau ou fait une erreur qui se révèle meilleure que ce que j’avais envisagé de faire. Le crayon permet l’acte manqué, ce qu’annihile l’ordinateur. Il faut se laisser cette liberté quand on compose. C’est comme une lettre d’amour : écrite à la main, elle est plus belle qu’un sms ou un email.

B. S. : Pourquoi optez-vous le plus souvent pour l’adaptation d’une pièce de théâtre ? Est-ce un gage de réussite ?

P. B. : Ce n’est pas capital. En fait, je ne sais pas pourquoi je ne travaille pas sur des livrets originaux. Je ne suis pas contre. Mais les pièces sont plus intéressantes qu’un roman, précisément parce qu’elles sont déjà théâtrales. Luc Bondy et moi fonctionnons comme un vieux couple, désormais. Nous travaillons toujours ensemble, lisons les mêmes livres. Il travaille comme moi. Il est très libre, détaché. Il n’est pas coincé dans l’avant-garde. Il n’est pas dans un système, dans une école, il n’a pas envie d’utiliser la vidéo, il aime les bons vieux décors. Quand j’étais enfant, au théâtre, j’entendais avec plaisirs les marteaux frapper les clous durant l’entracte pour les changements de décors. J’y suis resté fidèle.

Scène de Yvonne, Princesse de Bourgogne de Philippe Boesmans à l'Opéra de Paris. Photo : (c) Opéra national de Paris

B. S. : Quels sont les personnages d’Yvonne ?

P. B. : Ils sont archétypaux. Le roi Ignace est un baryton de caractère, car il s’agit d’un prédateur, un être vulgaire et sans scrupules, comme le sont les gens riches. Néanmoins, il a des manières de roi. Il ne désire plus sa femme, la reine Marguerite, pourtant jeune et jolie quadragénaire. Après dix ans de mariage, il ne la trouve plus attirante, mais la présence d’Yvonne le conduit à trouver chez sa femme quelque attrait au point de l’observer dans la salle de bain quand elle se déshabille, ce qui l’émoustille de nouveau. Le dessein de la pièce est de montrer que la laideur d’Yvonne relance tout le monde sur des chemins qu’ils ne voyaient plus, sollicitant la libido du roi, par exemple. Le couple royal a un fils, le prince Philippe (ténor lyrique), un jeune homme caractériel, qui se dit brusquement «après tout pourquoi ne pas épouser une laide ?» Autre personnage central, le majordome, homme obséquieux que j’ai naturellement confié à une basse profonde. Côté femme, Yvonne ne chante pas. Le rôle est tenu par une comédienne. En fait, quand une question lui est posée, elle ne répond pas. Elle ne dit que quelques mots décalés, au deuxième acte. Face à elle, la courtisane Isabelle, qui est très jolie. Mais le prince n’en veut pas, il préfère la laide. Les Jeunes solistes tiennent des petits rôles, les trois tantes, les trois femmes qui se disputent, etc.

B. S. : Etes-vous satisfait du choix du palais Garnier pour la création d’Yvonne ?

P. B. Gérard Mortier a tout d’abord envisagé l’Opéra Bastille, mais je lui ai dit que ce n’était pas possible avec une telle pièce… Garnier est déjà grand et la salle est mieux adaptée. En général, j’aime les grandes salles, j’ai été joué au Liceo de Barcelone, ça sonne bien.

B. S. : Par rapport à des compositeurs comme Luciano Berio, Helmuth Lachenmann ou Peter Eötvös, quelle est votre approche de l’opéra ?

P. B. : Berio, c’est une autre époque. Il organisait lui-même une merveilleuse confusion. Il voulait des superpositions, qui suscitaient trop de confusion ; une confusion positive, qu’il décidait et conduisait sciemment, loin de tout amateurisme. Quand j’ai commencé à songer à la Ronde, je me suis demandé pourquoi ne pas écrire un opéra à l’action compréhensible, qui raconte une histoire claire et simple, que l’on peut suivre, comme Mozart, Rossini et autres. Ce n’était pas la mode dans les années quatre-vingt. Il fallait alors spatialiser, mettre le chœur derrière le plateau, faire de la stéréophonie. J’ai voulu quant à moi travailler avec l’outil qui est à disposition dans un théâtre lyrique, l’orchestre dans la fosse. Lachenmann n’a écrit qu’un opéra, La petite fille aux allumettes, qu’il faut éviter de donner dans une grande salle. Eötvös est plus traditionnel. Je ne connais pas tous ses opéras, mais j’ai aimé Trois Sœurs.

B. S. : Quelle a été votre cheminement dans votre ancrage dans la tradition du théâtre lyrique ?

P. B. : C’est venu sans que je le décide. C’est toujours a posteriori que l’on peut analyser ce qui a pu se passer. A partir du moment où j’ai commencé à composer des opéras, je me suis rendu compte que la musique que l’on écrivait à l’époque et que j’écrivais plus ou moins avec ce langage qui a engendré des œuvres très belles, ne pouvait répondre aux exigences de l’opéra. Ce genre nécessite en effet l’expression d’états d’âme que certaines écoles ne peuvent rendre, la joie, la tristesse, la douleur, la tendresse, etc. Je pense que la musique post-sérielle voire spectrale est inadaptée. Faire du comique, exprimer la solitude, le désarroi, avec la série ou le spectre me paraît difficile. J’en ai déduit qu’il me fallait faire des emprunts à des styles plus anciens, sans user de citations, mais en puisant dans certains gestes du passé. Cela m’a été reproché par certain milieu de la musique contemporaine, j’ai été plus ou moins mis à l’écart, après avoir été beaucoup joué par ces musiciens. Mais la vie est ainsi. Pour ce qui concerne mon langage, l’opéra a changé mon idiome par nécessité, pour que l’opéra parle, c’est-à-dire pour que les personnages soient crédibles. Il me fallait donc écrire la musique que j’ai faite. Maintenant, elle est là. Et ce qui me fait plaisir, c’est qu’elle peut être appréciée autant par des gens qui font partie de l’intelligentsia musicale que par le grand public. Ce qui compte beaucoup pour moi. Ce n’est pas que je veuille avoir du succès, mais je tiens à ce que mes opéras parlent, à ce qui se joue soit crédible et que les personnages soient incarnés. Je tiens aussi à aimer ces derniers et à montrer que je les ai aimés. Quand j’écris, je cherche à être juste avec mes personnages. Je ne me dis pas «je ne peux pas faire ainsi, ce n’est pas assez moderne». Je mets ce type de problématique de côté. L’histoire dira peut-être que ce n’est pas bon, mais ce n’est pas mon problème aujourd’hui. Mon problème est d’être vrai. Je n’ai pas de complexe par rapport à cela. Je ne pense pas à la postérité.

B. S. : Avez-vous composé d’autres œuvres parallèlement à Yvonne ?

P. B. : Je suis incapable de concevoir plusieurs œuvres en même temps. Je ne peux travailler que sur une œuvre nouvelle à la fois. Peut-être ferais-je encore un opéra, mais je n’ai pas envie d’y penser. Entre deux opéras, j’aime à me ressourcer dans des formes plus modestes. Je pense à un troisième quatuor, par exemple, pour les Arditti, qui ont créé les deux premiers.

B. S. : Avez-vous des projets d’opéras ?

P. B. : Plus tard, peut-être, je pourrais envisager un nouvel opéra, pourquoi pas d’après une pièce de Lorca ou de Cervantès, voire d’un jeune Espagnol. Des œuvres comme celles de Tchekhov me conviendraient aussi, et ce serait bien avec Bondy, qui a réalisé de beaux spectacles sur ses pièces. Shakespeare également, comme la Nuit des Rois. Un livret original, fait sur mesure, pourrait tout aussi bien me convenir. Mais je suis trop fatigué pour avoir des envies d’opéra. Je sais néanmoins que des commanditaires souhaitent m’en demander. J’ai terminé Yvonne dans les premiers jours de novembre. Mais, comme d’habitude, j’ai tout donné au fur et à mesure. L’Opéra de Paris a eu la dernière scène début novembre. J’ai mis près de trois ans pour achever cet opéra. L’idée du livret est née un an plus tôt. Je suis lent.

B. S. : N’envisagez-vous pas de collaborer avec d’autres librettistes que Bondy ?

P. B. : Mon premier opéra reposait sur un livret de l’écrivain belge Pierre Mertens. Il s’agissait de la Passion de Gilles, centré sur le personnage de Gilles de Rey, second de Jeanne d’Arc qui finit mal. Mais je suis trop fatigué désormais pour envisager un long travail d’opéra. Mais je sais que je vais me ressourcer et que l’envie va revenir. Pour écrire, il faut du désir. Il faut dire qu’ici, à l’Opéra de Paris, je suis mangé par le travail, les répétitions d’Yvonne seront suivies de celles de Reigen. Dire que je vais retourner à un ouvrage scénique est difficile tant que je suis là. Je ne suis pas Verdi, qui se reposait la main pendant les répétitions en composant un quatuor à cordes. J’adore Verdi. Comme lui, je me suis inspiré de Shakespeare, avec Un Conte d’hiverYvonne est plus proche de cette forme que de Judith, mais ce n’est pas discernable. Je crois qu’Yvonne a beaucoup de mes précédents opéras, parce qu’elle se présente comme une pièce de synthèse. Elle est à la fois tragique, comique, absurde, avec des moments de grand lyrisme. Il s’y trouve aussi des réminiscences de musique «contemporaine». Par exemple, lorsque les deux tantes, deux vieilles filles acariâtres dont un rôle travesti, introduisent leur nièce Yvonne à la cour et qu’elles la couvrent de reproches : «pourquoi n’as-tu pas plus de sex-appeal, pourquoi ne fais-tu pas du sport comme tout le monde, pourquoi n’es-tu pas plus moderne ?» Là, pendant dix secondes, on entend de la musique contemporaine…

B. S. : Lorsque vous dites user de réminiscences de musique contemporaine, je présume qu’il s’agit d’avant-garde…

P. B. : Pour moi, cette dernière appartient déjà à l’histoire. Cette musique-là est devenue patrimoniale. Il s’agit donc pour moi d’emprunter à l’histoire.

B. S. : Vous avez pourtant plus ou moins appartenu à ce mouvement.

P. B. : Oui, dans ma jeunesse. Je ne l’ai jamais condamnée, et j’aime beaucoup de choses qui se font aujourd’hui, même les spectraux comme Tristan Murail. Salvatore Sciarrino est formidable. Chaque note qu’il écrit est érotique, elle entre directement dans la peau.

                                                                                   Propos recueillis par Bruno Serrou à Paris le 10 janvier 2009



samedi 2 avril 2022

Cendrillon de Massenet fait une pâle entrée à l’Opéra de Paris-Bastille plus d’un siècle après sa création

Paris. Opéra de Paris Bastille. Samedi 26 mars 2022

Jules Massenet (1842-1912), Cendrillon. Tara Erraught (Cendrillon-Lucette), Charlotte Bonnet (Noémie), Marion Lebègue (Dorothée), Daniela Barcellona (Madame de la Haltière), Lionel Lhote (Pandolfe). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Voilà plus de quarante ans que Paris n’avait pas vu et entendu la Cendrillon de Jules Massenet. La dernière fois, c’était Salle Favart en mars 2011 mis en scène par Benjamin Lazare, mais je me souviens surtout des représentations au Théâtre du Châtelet en 1981 dans une production canadienne de Brian Macdonald et Julius Rudel venue d’Ottawa avec rien moins que Frederica von  Stade, Maureen Forrester, Louis Quilico…

Jules Massenet (1842-1912), Cendrillon. Tara Erraught (Cendrillon-Lucette). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Opéra féerique créé à l’Opéra Comique en 1899 sur un livret d’Henri Cain qui suit au plus près le conte éponyme de Charles Perrault, contrairement à La Cenerentola de Rossini (1817), la Cendrillon de Massenet est censée allier le surnaturel et l’humour. Pourtant, ce que donne à voir et à entendre l’Opéra de Paris pour son entrée au répertoire-maison, porte plutôt vers la grisaille et la solitude des êtres, y compris dans l’acte du bal qui ne manque pourtant pas de couleurs. Après une ouverture à rideau fermé, ce qui est de plus en plus rare, la metteuse en scène Mariame Clément et sa scénographe Julia Hansen font entrer le spectateur dans un univers de blanchisserie industrielle aussi terne que monumentale contemporaine de la genèse de l’œuvre, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle, dans l’esprit de Gustave Eiffel.

Jules Massenet (1842-1912), Cendrillon. Tara Erraught (Cendrillon-Lucette), Anna Stephany (le Prince charmant), Kathleen Kim (la Fée). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Aucune magie ne viendra perturber cette triste uniformité, pas même lors de la féerique scène du chêne qui se déroule ici dans les sous-sols délabrés de la manufacture. L’on apprécie néanmoins l’humanité des personnages, particulièrement les deux sœurs, Noémie (Charlotte Bonnet) et Dorothée (Marion Lebègue), dont les caractères échappent judicieusement à la caricature, moins pestes que la norme, l’une plus garçon manqué que l’autre, allant jusqu’à défier sa sœur au basket tandis que Lucette-Cendrillon, leur demi-sœur, délire allongée sur un canapé.

Jules Massenet (1842-1912), Cendrillon. Charlotte Bonnet (Noémie), Marion Lebègue (Dorothée), Daniela Barcellona (Madame de la Haltière), Lionel Lhote (Pandolfe). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Le désœuvrement général que dégage ce spectacle est amplifié par la direction atone de Carlo Rizzi. Le chef italien, qui n’a pas su trouver l’élan propre à Massenet, s’ennuie ferme dans cet univers. Ni rythme, ni saillies, ni flamme, ni poésie deux heures trente de rang, l’encéphalogramme reste désespérément plat. L’on sent bien dans la fosse que les musiciens de l’orchestre cherchent à dynamiser le propos, comme cherchant à pousser leur chef de passage dans ses retranchements, à le sortir de sa torpeur en éveillant son attention avec des traits et des couleurs les plus chatoyants possibles, mais rien n’y fait, pas même les italianismes qui ponctuent pourtant la partition de Massenet.

Jules Massenet (1842-1912), Cendrillon. Anna Stephany (le Prince charmant), Tara Erraught (Cendrillon-Lucette). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

La distribution est dans la tonalité de l’ensemble, uniforme. Seule la Fée de Kathleen Kim émoustille les tympans, grâce à ses aigus d’airain au service de vocalises aériennes et sûres. La Cendrillon-Lucette de Tara Erraught offre à entendre elle aussi des aigus fuselés jusque dans les pianissimi les plus éthérés, mais elle suffoque dans les vocalises aux tempi fébriles au moment où le carillon sonne minuit. La charmante Anna Stephany est un Prince au timbre séduisant mais aux aigus manquant d’assurance. Sans faire oublier la contralto Maureen Forrester ou, plus près de nous, Ewa Podlès, Daniela Barcellona est une Madame de la Haltière sans excès mais vocalement dans la tradition des cantatrices en fin de carrière à la voix altérée. Lionel Lhote est un Pandolfe débonnaire et effacé, tandis que les rôles secondaires sont bien en place, Philippe Rouillon en roi, Cyrille Lovighi en doyen de la faculté, Olivier Ayault en surintendant des plaisirs, Vadim Artamonov en premier ministre, et jusqu’aux six esprits (Corinne Talibart, So-Hee Lee, Stéphanie Loris, Anne-Sophie Ducret, Sophie van de Woestyne et Blandine Follo Peres). Etonnamment, le soir de la première, les Chœurs de l’Opéra de Paris étaient moins homogènes que d’habitude et souffraient de décalages.

Bruno Serrou

Opéra Bastille jusqu’au 28 avril 2022