vendredi 30 novembre 2018

Verdi, roi de Paris avec « La Traviata » et « Simon Boccanegra »

Paris. Opéra Bastille. Mercredi 21 novembre 2018 (Simon Boccanegra). Théâtre des Champs-Elysées. Mercredi 28 novembre 2018 (La Traviata)

Giuseppe Verdi (1813-1901). Portrait de Giovanni Boldoni (1842-1931) peint en 1886. 

Cent dix sept ans après sa disparition, Giuseppe Verdi reste l’incontestable roi de la scène lyrique mondiale. Y compris en France, à commencer par la capitale. Ainsi, en cette fin d’années, deux de ses chefs-d’œuvre sont à l’affiche, Simon Boccanegra à l’Opéra de Paris, La Traviata au Théâtre des Champs-Elysées. 

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Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

Simon Boccanegra à l’Opéra de Paris

Douze ans après la très contestée mais fort intelligente conception au sein d’une campagne électorale italienne de Johan Simons de l’ère Gérard Mortier, l’Opéra Bastille présente la quatrième production  de Simon Boccanegra de Giuseppe Verdi à l’Opéra de Paris. Cette nouvelle approche de l’un des chefs-d’œuvre les plus accomplis de Verdi, du moins dans sa révision tardive impulsée en 1881 par le poète Arrigo Boïto, Simon Boccanegra, l’un des moins populaires du compositeur mais aussi l’un des plus apprécié, célèbre cette année le quarantième anniversaire de son entrée au répertoire à l’Opéra de Paris, dans l’inoubliable approche de Giorgio Strehler et Claudio Abbado venue de La Scala de Milan.

Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

Cette œuvre politique ou les motivations du compositeur concordent avec la politique de son pays que la nouvelle production de Bastille ignore, font du héros génois, proche de Garibaldi, le porte-parole de Verdi, qui entend transmettre ici un message de paix, de tolérance et de lutte contre la réaction, tous thèmes aujourd’hui mobilisateurs. Cette histoire de filiation, de luttes fratricides, d’écoulement du temps et de conflits de classes sociales dans la Gênes du XIVe siècle, a pour personnage central le corsaire Simon Boccanegra, qui devient doge de la puissante cité génoise et doit se confronter aux intrigues, complots et bassesses que suscite le pouvoir. Ce qui permet la mise en avant de la pérennité de ces conflits, tout en mettant en relief la douce mélancolique du personnage central, père et puissant dont l’utopie des aspirations est magnifiée par ses origines de corsaire.

Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Nicola Alaimo (Paolo Albani), Maria Agresta (Amelia), Ludovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

Or, malgré la présence envahissante d’une proue de navire de commerce tournant obsessionnellement sur lui-même et se dépouillant au fur et à mesure de l’action conçu par Susanne Gschwender, la mer est totalement absente de l’atmosphère du spectacle. Avec ce décor noir et anxiogène violemment éclairé de néons aveuglants et froids, Calixto Bieito est fort loin ici de la lumière génoise qu’avait si subtilement suggérée Giorgio Strehler dans la célèbre production de la Scala de Milan dans les années 1970. Il faut dire que l’opéra le plus politique de Verdi se déroule au plus sombre des querelles des Guelfes et des Gibelins, dont la prédominance de voix graves ajoute en noirceur. L’alternance de scènes d’intimité et de mouvements de foule qui caractérisent cet ouvrage est quasi gommée, tout se passant dans le même espace gris parfois limité par quelques accessoires indéfinis. Même la direction d’acteur de Bieito, peu inspirée, ne permet pas vraiment au spectateur de pénétrer les conflits des personnages, qui se meuvent dans un cadre et dans des costumes intemporels, au point que l’on croit assister à un opéra semi-scénique. 

Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra), Maria Agresta (Amelia). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

Véritable révélation dans sa prise de rôle à la scène - il l’avait abordé avec succès en concert au Théâtre des Champs-Elysées en 2017 -, Ludovic Tézier fait sienne la personne du Doge de Gênes, campant un éblouissant Boccanegra, noble, ardent, déchirant. Si, vocalement, il se situe indubitablement comme un immense baryton Verdi, capable d’atteindre le niveau d’un Piero Cappuccilli et d’un Renato Bruson dans ce même rôle, il est ici livré à lui-même, la plupart du temps à l’avant-scène, mais s’impose définitivement dans sa poignante agonie finale. Cette chape de plomb pèse sur la distribution entière. Voix aux graves colorés et puissants, Mika Kares est un brillant Fiesco, tandis que Maria Agresta est une Amelia un rien trop mure, avec des aigus parfois hasardeux et un vibrato un peu large, que comblent un engagement des plus communicatifs. Francesco Demuro s’illustre dans la première partie en offrant un Adorno fougueux et vocalement brillant, mais sa seconde partie est étonnamment moins convaincante, comme fatigué par sa performance du début. Quoique d’évidence négligé par la mise en scène, Mikhail Timoshenko est un Pietro sobre, antithèse du Paolo Albani outré et criard de Nikolai Alaimo. 

Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

En fait, il conviendrait ici de fermer les yeux. D’autant plus que sur le plateau le Chœur de l’Opéra de Paris brille par sa vaillance, son homogénéité tout en mettant en évidence une diversité de personnages. Dans la fosse, l’Orchestre, dont la mission est d’être le deus ex machina de cette œuvre noire où les non-dits et les conflits non exprimés sont multiples, s’impose par le soyeux de ses cordes et par ses cuivres onctueux, portés par la direction retenue mais contrastée d’un grand habitué de Verdi, le chef italien Fabio Luisi, qui exalte chaque pupitre tout en ne couvrant à aucun moment le voix.


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Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni et Aurélia Thierrée (Violetta Valéry). Photo : (c) Vincent Pontet

La Traviata au Théâtre des Champs-Elysées

A l’opposé de Simon Boccanegra, La Traviata est non seulement l’un des opéras les plus populaires de Verdi mais aussi de tout le répertoire lyrique. Pas un jour sans représentation de l’ouvrage dans le monde. La nouvelle production présentée par le Théâtre des Champs-Elysées a pour particularité majeure le choix de l’édition retenue. Fidèle du théâtre de l’avenue Montaigne, chef venu du baroque qui ouvre de plus son terrain d’investigation, Jérémy Rohrer a naturellement choisi de revenir aux sources, c’est-à-dire à l’époque de la création en 1853 en se fondant sur le Traité d’orchestration qu’Hector Berlioz publia en 1843. Ainsi, a-t-il choisi d’utiliser un instrumentarium de l’époque réglé à 432Hz, mais aussi de donner da capo toutes les arie tout en gommant les suraigus ajoutés par la tradition. Avec son propre orchestre, Le Cercle de l’Harmonie parfaitement réglé et sans défaut, Rohrer a dirigé de main de maître cette œuvre que l’on croit connaître par cœur mais qui, sous son impulsion, a révélé un panel de couleurs chaudes et d’une largeur de spectre inusités. En outre, il veille à ne jamais couvrir les chanteurs tout en tirant profit de large nuancier compris dans la partition, n’hésitant pas à surligner les extrêmes, du pianississimo au fortississimo.

Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni (violetta) et Saimir Pirgu (Alfredo Germont). Photo : (c) Vincent Pontet

Avec un tel soutien de l’orchestre reflétant l’âme de tous les personnages, la distribution est stimulée au point de faire de chacun des protagonistes de véritables êtres doués d’une vie intense et foisonnante. Saluons tout d’abord la fabuleuse Violetta Valéry de la soprano française Vannina Santoni, que j’ai personnellement découverte en 2013 au Capitole de Toulouse dans Hänsel und Gretel avant de l’y entendre de nouveau l’année suivante lors de la création du Pigeon d’Argile de Philippe Hurel (1), et qui, pour sa prise de rôle, incarne une courtisane « dévoyée » émouvante et d’une intensité époustouflante, jouant sur tous les registres psychologiques du personnage criant de vérité, tout d’abord juvénile et sensuelle, puis amoureuse généreuse et spontanée, enfin un être défait, perdu, halluciné, proprement déchirante. La voix et fruitée, aérienne, la projection est naturelle, les aigus étincelants, le nuancier large et pur. A ses côtés, l’Alfredo Germont du ténor albanais Saimir Pirgu dont le timbre riche et épicé se fond de façon étonnante à la voix de sa partenaire, est d’une densité telle que la passion de ce couple est singulièrement poignante. Germont père est magistralement incarné par la voix puissante et au timbre sombre de Laurent Naoury de noble stature et d’une sensibilité exacerbée. Les rôles secondaires sont bien tenus sans être exceptionnels, et le Chœur de Radio France s’illustre dans les scènes festives qui ponctuent l’opéra.

Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni et Aurélia Thierrée (Violetta Valéry). Photo : (c) Vincent Pontet

Mue par une direction d’acteur au cordeau, la mise en scène de la Britannique Deborah Warner tient de l’obsessionnel. Dominé par les noirs et blancs d’un sol brillant et de lits d’hôpital où Violetta Valéry est sensée revivre dans ses pensées sa propre histoire par le biais d’un flash-back au seuil de la mort, qui finit par l’emporter à la suite d’une phtisie, accompagnée de son double danseuse fantomatique incarnée avec grâce par Aurélia Thierrée, la scénographie de Chloé Obolensky et Jean Kalman est envahissante et continuellement triste, virant dans le non-sens dans les scènes de festivité. Au troisième acte, le double de Violetta disparaît, l’héroïne restant seule sur son lit de mort à espérer le retour d’Alfredo et de Giorgio Germont, tandis que deux infirmiers et un médecin s’affairent autour d’elle. Un tel environnement tient évidemment du contresens, la déchirante courtisane étant censée s’éteindre dans la misère absolue, quasi seule un après-midi de carnaval…

Bruno Serrou

1) Engagée dans la musique contemporaine, Vannina Santoni participera la saison prochaine à la création à l’Opéra de Paris du Soulier de Satin que Marc-André Dalbavie a adapté de Paul Claudel

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