Paris. Opéra Bastille. Mercredi 21 novembre 2018 (Simon Boccanegra). Théâtre des
Champs-Elysées. Mercredi 28 novembre 2018 (La
Traviata)
Giuseppe Verdi (1813-1901). Portrait de Giovanni Boldoni (1842-1931) peint en 1886.
Cent dix sept ans après sa disparition,
Giuseppe Verdi reste l’incontestable roi de la scène lyrique mondiale. Y
compris en France, à commencer par la capitale. Ainsi, en cette fin d’années,
deux de ses chefs-d’œuvre sont à l’affiche, Simon
Boccanegra à l’Opéra de Paris, La
Traviata au Théâtre des Champs-Elysées.
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Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris
Simon Boccanegra à l’Opéra
de Paris
Douze ans après la très contestée
mais fort intelligente conception au sein d’une campagne électorale italienne de
Johan Simons de l’ère Gérard Mortier, l’Opéra Bastille présente la quatrième
production de Simon Boccanegra de Giuseppe Verdi à l’Opéra de Paris. Cette
nouvelle approche de l’un des chefs-d’œuvre les plus accomplis de Verdi, du
moins dans sa révision tardive impulsée en 1881 par le poète Arrigo Boïto, Simon Boccanegra, l’un des moins populaires
du compositeur mais aussi l’un des plus apprécié, célèbre cette année le
quarantième anniversaire de son entrée au répertoire à l’Opéra de Paris, dans
l’inoubliable approche de Giorgio Strehler et Claudio Abbado venue de La Scala
de Milan.
Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris
Cette œuvre
politique ou les motivations du compositeur concordent avec la politique de son
pays que la nouvelle production de Bastille ignore, font du héros génois, proche
de Garibaldi, le porte-parole de Verdi, qui entend transmettre ici un message
de paix, de tolérance et de lutte contre la réaction, tous thèmes aujourd’hui
mobilisateurs. Cette histoire de filiation, de luttes fratricides, d’écoulement
du temps et de conflits de classes sociales dans la Gênes du XIVe
siècle, a pour personnage central le corsaire Simon Boccanegra, qui devient
doge de la puissante cité génoise et doit se confronter aux intrigues, complots
et bassesses que suscite le pouvoir. Ce qui permet la mise en avant de la
pérennité de ces conflits, tout en mettant en relief la douce mélancolique du
personnage central, père et puissant dont l’utopie des aspirations est
magnifiée par ses origines de corsaire.
Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Nicola Alaimo (Paolo Albani), Maria Agresta (Amelia), Ludovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris
Or, malgré la présence
envahissante d’une proue de navire de commerce tournant obsessionnellement sur
lui-même et se dépouillant au fur et à mesure de l’action conçu par Susanne
Gschwender, la mer est totalement absente de l’atmosphère du spectacle. Avec ce
décor noir et anxiogène violemment éclairé de néons aveuglants et froids,
Calixto Bieito est fort loin ici de la lumière génoise qu’avait si subtilement
suggérée Giorgio Strehler dans la célèbre production de la Scala de Milan dans
les années 1970. Il faut dire que l’opéra le plus politique de Verdi se déroule
au plus sombre des querelles des Guelfes et des Gibelins, dont la prédominance
de voix graves ajoute en noirceur. L’alternance de scènes
d’intimité et de mouvements de foule qui caractérisent cet ouvrage est quasi
gommée, tout se passant dans le même espace gris parfois limité par quelques
accessoires indéfinis. Même la direction d’acteur de Bieito, peu inspirée, ne permet
pas vraiment au spectateur de pénétrer les conflits des personnages, qui se
meuvent dans un cadre et dans des costumes intemporels, au point que l’on croit
assister à un opéra semi-scénique.
Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra), Maria Agresta (Amelia). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris
Véritable révélation dans sa
prise de rôle à la scène - il l’avait abordé avec succès en concert au Théâtre
des Champs-Elysées en 2017 -, Ludovic Tézier fait sienne la personne du
Doge de Gênes, campant un éblouissant Boccanegra, noble, ardent, déchirant. Si,
vocalement, il se situe indubitablement comme un immense baryton Verdi, capable d’atteindre le niveau d’un Piero Cappuccilli et d’un Renato
Bruson dans ce même rôle, il est ici livré à lui-même, la plupart du temps à
l’avant-scène, mais s’impose définitivement dans sa poignante agonie finale. Cette
chape de plomb pèse sur la distribution entière. Voix aux graves colorés et
puissants, Mika Kares est un brillant Fiesco, tandis que Maria Agresta est une
Amelia un rien trop mure, avec des aigus parfois hasardeux et un vibrato un peu
large, que comblent un engagement des plus communicatifs. Francesco Demuro
s’illustre dans la première partie en offrant un Adorno fougueux et vocalement
brillant, mais sa seconde partie est étonnamment moins convaincante, comme
fatigué par sa performance du début. Quoique d’évidence négligé par la mise en
scène, Mikhail Timoshenko est un Pietro sobre, antithèse du Paolo Albani outré
et criard de Nikolai Alaimo.
Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris
En fait, il conviendrait ici de
fermer les yeux. D’autant plus que sur le plateau le Chœur de l’Opéra de Paris
brille par sa vaillance, son homogénéité tout en mettant en évidence une
diversité de personnages. Dans la fosse, l’Orchestre, dont la mission est
d’être le deus ex machina de cette œuvre noire où les non-dits et les conflits
non exprimés sont multiples, s’impose par le soyeux de ses cordes et par ses
cuivres onctueux, portés par la direction retenue mais contrastée d’un grand
habitué de Verdi, le chef italien Fabio Luisi, qui exalte chaque pupitre tout
en ne couvrant à aucun moment le voix.
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Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni et Aurélia Thierrée (Violetta Valéry). Photo : (c) Vincent Pontet
La Traviata au Théâtre
des Champs-Elysées
A l’opposé de Simon Boccanegra, La Traviata est non seulement l’un des
opéras les plus populaires de Verdi mais aussi de tout le répertoire lyrique. Pas
un jour sans représentation de l’ouvrage dans le monde. La nouvelle production
présentée par le Théâtre des Champs-Elysées a pour particularité majeure le
choix de l’édition retenue. Fidèle du théâtre de l’avenue Montaigne, chef venu
du baroque qui ouvre de plus son terrain d’investigation, Jérémy Rohrer a
naturellement choisi de revenir aux sources, c’est-à-dire à l’époque de la
création en 1853 en se fondant sur le Traité
d’orchestration qu’Hector Berlioz publia en 1843. Ainsi, a-t-il choisi d’utiliser
un instrumentarium de l’époque réglé à 432Hz, mais aussi de donner da capo toutes les arie tout en gommant les suraigus ajoutés par la tradition. Avec
son propre orchestre, Le Cercle de l’Harmonie parfaitement réglé et sans
défaut, Rohrer a dirigé de main de maître cette œuvre que l’on croit connaître
par cœur mais qui, sous son impulsion, a révélé un panel de couleurs chaudes et
d’une largeur de spectre inusités. En outre, il veille à ne jamais couvrir les
chanteurs tout en tirant profit de large nuancier compris dans la partition, n’hésitant
pas à surligner les extrêmes, du pianississimo
au fortississimo.
Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni (violetta) et Saimir Pirgu (Alfredo Germont). Photo : (c) Vincent Pontet
Avec un tel soutien de l’orchestre
reflétant l’âme de tous les personnages, la distribution est stimulée au point
de faire de chacun des protagonistes de véritables êtres doués d’une vie
intense et foisonnante. Saluons tout d’abord la fabuleuse Violetta Valéry de la
soprano française Vannina Santoni, que j’ai personnellement découverte en 2013
au Capitole de Toulouse dans Hänsel und
Gretel avant de l’y entendre de nouveau l’année suivante lors de la
création du Pigeon d’Argile de Philippe
Hurel (1), et qui, pour sa prise de rôle, incarne une courtisane « dévoyée »
émouvante et d’une intensité époustouflante, jouant sur tous les registres
psychologiques du personnage criant de vérité, tout d’abord juvénile et
sensuelle, puis amoureuse généreuse et spontanée, enfin un être défait, perdu,
halluciné, proprement déchirante. La voix et fruitée, aérienne, la projection
est naturelle, les aigus étincelants, le nuancier large et pur. A ses côtés, l’Alfredo
Germont du ténor albanais Saimir Pirgu dont le timbre riche et épicé se fond de
façon étonnante à la voix de sa partenaire, est d’une densité telle que la
passion de ce couple est singulièrement poignante. Germont père est magistralement
incarné par la voix puissante et au timbre sombre de Laurent Naoury de noble
stature et d’une sensibilité exacerbée. Les rôles secondaires sont bien tenus
sans être exceptionnels, et le Chœur de Radio France s’illustre dans les scènes
festives qui ponctuent l’opéra.
Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni et Aurélia Thierrée (Violetta Valéry). Photo : (c) Vincent Pontet
Mue par une direction d’acteur au
cordeau, la mise en scène de la Britannique Deborah Warner tient de l’obsessionnel.
Dominé par les noirs et blancs d’un sol brillant et de lits d’hôpital où
Violetta Valéry est sensée revivre dans ses pensées sa propre histoire par le
biais d’un flash-back au seuil de la mort, qui finit par l’emporter à la suite
d’une phtisie, accompagnée de son double danseuse fantomatique incarnée avec
grâce par Aurélia Thierrée, la scénographie de Chloé Obolensky et Jean Kalman
est envahissante et continuellement triste, virant dans le non-sens dans les
scènes de festivité. Au troisième acte, le double de Violetta disparaît, l’héroïne
restant seule sur son lit de mort à espérer le retour d’Alfredo et de Giorgio
Germont, tandis que deux infirmiers et un médecin s’affairent autour d’elle. Un
tel environnement tient évidemment du contresens, la déchirante courtisane
étant censée s’éteindre dans la misère absolue, quasi seule un après-midi de
carnaval…
Bruno Serrou
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