Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Iris Zerdoub (cor de basset, Mondeva), Henri Deléger (trompette, Michael). Photo : (c) Stefan Brion/Opéra Comique
Paris. Opéra Comique.
Dimanche 17 novembre 2018
Présentation
Deux fois plus long avec ses vingt-neuf heures que la Tétralogie de Richard Wagner, le cycle d’opéras
de sept jours Licht de Karlheinz Stockhausen n’a jamais été représenté en France dans son intégralité. Maxime Pascal et Le Balcon
se sont lancés dans l’aventure avec succès à l’Opéra Comique avec son premier
volet, Donnerstag
aus Licht (Jeudi de lumière).
Karlheinz Stockhausen (1928-2007) et Suzanne Stephens (née en 1946). Photo : DR
« Karlheinz
Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens,
classiques et populaires, s’enthousiasme le chef d’orchestre Maxime Pascal.
Avec Pierre Henry (1), il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique
musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique
de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) d’une trentaine d’heures composé entre
1977 et 2007 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le
Balcon, qui célèbre ses dix ans avec la première journée du cycle, Jeudi de
lumière (Donnerstag aus Licht), a
travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand, siège de la Fondation
Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des
proches de Stockhausen, dont Suzanne Stephens. « J’ai eu la chance de travailler
en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette Meriweather, et,
surtout Stockhausen en personne qui ont tous participé à la création du cycle », se
félicite Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de
lumière lors du premier concert du Balcon, en 2008,
pour le premier anniversaire de la mort du compositeur. « Les musiciens
qui ont participé à ce concert inaugural seront sur le plateau de l’Opéra-Comique
pour cette première parisienne (2) de la totalité de Jeudi de lumière, se loue Pascal. Cette saison, nous donnons
deux des opéras, le second, Samstag aus
Licht (Samedi de Lumière) (3) à la Philharmonie de Paris en juin prochain.
Pour la suite, nous sommes en discussions avec des coproducteurs. Le cycle
entier est mis en scène par Benjamin Lazar, avec qui nous collaborons
régulièrement. »
Maxime Pascal et Le Balcon. Photo : DR
Composé
entre 1977 et 1980 en un salut, trois actes et un adieu de trois heures trente
pour trois voix, huit solistes instrumentaux, trois danseurs, ensemble
instrumental et orchestre - chaque personnage étant campé par un chanteur, un danseur et un
instrumentiste -, créé à la Scala de Milan le 15 mars 1981 sous la direction de
Péter Eötvös et dans une mise en scène de Luca Ronconi, le compositeur étant à la
projection sonore, Jeudi de
lumière conte la jeunesse du héros qui réunit des
personnages des mythologies chrétienne et païennes dans lesquelles Stockhausen
agrège cultures et croyances du monde qui gouvernent le cycle entier. Michaël,
combinaison des figures de l’archange Michel, du Christ, de François d’Assise, de Jupiter
et de Donner, s’incarne parmi les hommes. Il entre en empathie avec l’humanité,
les animaux et la nature, idée que reprendra Wim Wenders en 1987 dans son film Les Ailes du désir.
Michaël s’oppose à Lucifer, archange déchu qui abhorre les hommes. Le cycle entier
est centré sur le combat entre ces deux archanges qui se confrontent. Jeudi de
lumière narre l’enfance de Michaël qui s’est fait
chair. « Stockhausen peint sa propre jeunesse, précise Pascal. Très tôt,
il voit sa mère entrer dans un hôpital psychiatrique où elle est euthanasiée
par les nazis, puis son père alcoolique est tué sur le front de l’Est, tandis que lui-même
est embrigadé comme ambulancier à l'âge de seize ans. Jeudi de
lumière raconte cette enfance tragique et
traumatisante d’où est née sa nature de créateur, comme la fuite d’un enfant
dans un monde surnaturel de sons cosmiques. Les gens s’en moquaient, jusqu’à
Pierre Boulez, qui lui écrivait ’’Tu es un fou naïf’’, phrase qu’il met dans la
bouche de Lucifer... »
Couverture de la partition de Donnerstag aus Licht
Comme
pour Die Walküre, il n’est pas indispensable de connaître
tout le cycle Licht pour apprécier Donnerstag, d’autant plus que cette journée offre de
longues plages instrumentales et concertantes et que la structure modulaire de
ces sept journées permet de donner séparément chaque opéra voire les parties qui
les composent.
Bruno Serrou
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Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Henri Deléger (Michael, trompette), Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Damien Pass (Luzifer, basse). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique
La production
Dans le premier volet de Licht, l’archange Michael doit apporter la musique des sphères à l’humanité
et la musique humaine au paradis. Le voyage initiatique de cet Orphée moderne
jouant de la trompette en lieu et place de la lyre, le conduit à visiter le
monde et l’espace où il se confronte à Lucifer mais est soutenu par Eve,
personnages à qui sont respectivement associés le trombone et le cor de
basset.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Alphonse Cemin (infirmier), Léa Trommenschlag (Eva, soprano), Maxime Morel (infirmier), Damien Pass (Luzifer, basse). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique
Sans malheureusement prendre le temps d’y prêter attention malgré ses douze minutes, tant il est préoccupé par le froid et par l’angoisse de récupérer ses places au contrôle ou d’atteindre son siège, le public était accueilli par l’Appel de Michaël exposé par cinq trompettes dissimulées sur balcon de la façade de la salle Favart, conformément à la structure de l’ouvrage, en « un salut, trois actes et un adieu ».
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Iris Zerdoud (Eva, cor de basset), Damien Bigourdan (Michael, ténor). Photo : (c) Meng Phu/ Opéra Comique
Avec plus d’une heure de durée, le premier acte, avec ses trois scènes données en continu qui
exposent la jeunesse de Michael (Michaels Jugend), s’éternise. Ce qui n’est cependant pas le cas de la scène liminaire, dans laquelle
Stockhausen conte sa propre enfance à travers le personnage de Michael :
fils d’une famille pauvre, apprenant la danse et le théâtre de sa mère que son
père, instituteur, maltraite, au point qu’elle en devient folle et est internée
dans un hôpital psychiatrique où elle est maltraitée. Le père voit mourir son
fils cadet, puis se met à boire avant de partir à la guerre… Au deuxième
tableau, Michael rencontre Lunève-Mondeva, qui lui fait découvrir la musique,
tandis que sa mère meurt de la main d’un médecin nazi de l’asile, et que son père
disparaît au front. La première des deux parties les plus longuettes de l’ouvrage est la
troisième scène, elle-même divisée en trois sections, triple examen d’admission
à l’école de musique devant un jury constitué d’Eve et de Lucifer incarnés sous leur double aspect de chanteurs et d’instrumentistes. L’ensemble instrumental
de dix musiciens jouant sans chef est distribué en arc de cercle au centre
duquel s’expriment les solistes chanteurs, danseurs et instrumentistes.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Alphonse Cemin (accompagnateur de Michael, piano), Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Jamil Attar (Luzifer, danseur), Damien Pass (Luzifer, basse), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique
Intitulé
Michaels Reise
um die Erde (Voyage de Michael autour de la Terre), le deuxième acte, qui a été le premier
écrit, répond à une commande de l’Ensemble Intercontemporain, qui l’a créé en
concert le 21 octobre 1978 à Düsseldorf sous la direction de Karlheinz Stockhausen.
Il s’agit d’un volet purement instrumental pour trompette et ensemble ou
orchestre, donné dans cette production du Balcon dans sa seconde option. Outre les trois instruments
solistes personnifiant les trois personnages centraux (Michael, Eve, Lucifer), un orchestre de vingt-huit musiciens représente le monde d’où d’autres solos
importants émergent tour à tour, deux clarinettes, trombone, tuba, contrebasse,
qui sont autant de personnages rencontrés par Michael au cours de
son périple à Cologne, New York, Tokyo, Bali, en Inde, en Afrique Centrale et à
Jérusalem. Ici, la mise en scène de Benjamin Lazar manque d’humour,
particulièrement lors de l’apparition des deux clarinettistes, Alice Caudit et
Ghislain Roffat, irréprochables, dont le caractère clownesque est trop
discrètement dessiné, tandis que l'inépuisable trompettiste Henri Deléger, remarquable et fort rarement faillible, reste sur le sol à parcourir les pupitres de l’orchestre
au lieu de se déplacer sur l’immense globe prévu par le compositeur mais qui
est projeté sur un écran au-dessus du pianiste et des percussionnistes. La structure
harmonique est d’une infinie richesse, avec les formules thématiques des
protagonistes qui s’entremêlent, se confondent, se répondent, jusqu’à l’extraordinaire
fusion du cor de basset (Iris Zerdoud, Eva) et de la trompette (Michael).
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Maxime Morel (tuba), Henri Deléger (Michael, trompette). Photo : (c) Stéfan Brion/Opéra Comique
Divisé
en deux scènes (Festival, Vision),
le troisième acte conte le Retour au pays de Michael (Michaels Heimkehr),
en fait sa demeure céleste. La première partie, Festival, est musicalement la plus riche et diversifiée, ainsi
que du côté des effectifs, puisqu’elle intègre un orchestre de soixante et
un musiciens et un grand chœur, dont un « invisible ». Tandis que ce
dernier chante autour du plateau, Michael est accueilli par Eve sous ses trois
formes, entourés de cinq autres chœurs qui représentent l’univers de Michael, cinq groupes d’orchestre
et un orchestre à cordes. Eve offre trois plantes et une composition de lumière
(un chaos de couleurs, des soleils, un autre chaos de couleurs). L’on aperçoit
des lunes, puis des images vitreuses, enfin un ciel étoilé. Les signes du
zodiaque apparaissent, et Eve offre à Michael un globe terrestre en souvenir de
son voyage. Lucifer intervient alors, d’abord comme un lutin sorti du globe que
Michael et le chœur taquinent, ce qui le rend fou de rage. Lucifer réapparaît
alors sous la forme d’un tromboniste superbement tenu par Mathieu Adam, le lutin devenant un dragon que Michael terrasse d’un coup de
baguette. Michael se bat avec lui, le
blesse plusieurs fois avant que le dragon finisse par s'enfoncer dans le sol. Un messager surgit pour annoncer que
Lucifer recommence à créer des ennuis. L’archange déchut réapparaît sous une triple
forme, chanteur basse, tromboniste et danseur-mime, et se moque de Michael, qui
le congédie.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Mathieu Adam (Luzifer, trombone), Emmanuelle Grach (Michael, danseur), Jamil Attar (Luzifer, danseur. Photo : (c) Stéfan Brion/Opéra Comique
La
seconde partie du troisième acte, Vision, interminable,
est la plus contestable de l’opéra. En une suite de quinze transpositions
cycliques, Michael explique sous ses trois aspects son expérience et ce qui l’oppose
à Lucifer... A ce moment précis, Benjamin Lazar ne sait que faire de ses protagonistes,
qui se perdent en conjectures à l’instar du public, que l’on sent décontenancé,
d’autant plus que le texte, traduit par des surtitres, se fait non pas
surréaliste mais ridiculement mystique.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Jamil Attar (Luzifer, danseur), Mathieu Adam (Luzifer, trombone), Henri Deléger (Michael, trompette), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique
L’Adieu de
Michael (Michaels Abschied) est joué par cinq trompettes à l’issue du
spectacle, invisibles sur le balcon de la façade théâtre, au moment où le
public sort de la salle, chacune jouant une partie de la formule musicale de
Michael.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Photo : (c) Vincent Pontet/Opéra Comique
La
distribution est parfaite, les voix solides et colorées, avec deux Eva
distinctes, l’une pour le premier acte, comme mère de Michael, la charnelle soprano
Léa Trommenschlager, l’autre, comme Eve séductrice, la lumineuse soprano Elise
Chauvin, le ténor Damien Bigourdan est un Michael protéiforme, un Siegfried
sans le volume, évoluant de l’innocence à la maturité avec naturel, tandis que
la basse Damien Pass suit le cheminement inverse avec a-propos.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Suzanne Meyer (Eva, danseuse), Elise Chauvin (Eva, soprano - acte III), Henri Deléger (Michael, trompette), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique
Seul
manque un brin d’humour et de légèreté dans la mise en scène de Benjamin Lazar
qui s’exprime au sein de décors fondés sur un grand praticable, comme c’est souvent
dans les productions de Lazar et du Balcon depuis l’inoubliable Ariane à Naxos de Richard Strauss à l’Athénée, et les
costumes contemporains d’Adeline Caron. Le Jeune Chœur de Paris est
irréprochable, à l’instar de l’orchestre Le Balcon, enrichi dans le troisième
acte de l’Orchestre Impromptu et de l’Orchestre à cordes du Conservatoire à
Rayonnement Régional de Paris, tous menés avec passion, élan et précision par
le porteur du projet, Maxime Pascal (4).
Bruno Serrou
Notes
1)
La « maison du son » de Pierre Henry, rue de Toul dans le XIIe
arrondissement de Paris, où il vivait, travaillait et donnait des concerts de
1970 jusqu’à sa mort en 2017, est vouée à la démolition par des promoteurs
immobiliers. En France, le patrimoine musical n’a pas la même valeur que chez
nos voisins européens… 2) Donnerstag aus
Licht a été donné pour la première fois en France
en septembre 2016 à Strasbourg dans le cadre du festival Musica dans une
production venue de Bâle. 3) Samedi de
lumière a été jusqu’à présent le seul volet de Licht donné à Paris, Théâtre des Champs-Elysées
en 1988 dirigé par Stockhausen et 2007 mis en scène de Graham Vick (Festival d’Automne).
4) Cette production de Donnerstag aus
Licht sera reprise à l’Opéra de Bordeaux, au
Théâtre de Caen et au Staatsoper de Berlin
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