mercredi 23 septembre 2015

CD : Karlheinz Stockhausen et Vanessa Benelli Mosell, son élève

Vanessa Benelli Mosell. Photo : DR

A 28 ans, considérée comme une étoile montante du piano, Vanessa Benelli Mosell est déjà une musicienne chevronnée. Née à Prato en Toscane, non loin de Florence, le 15 novembre 1987, elle est de ces rares musiciens interprètes pour qui la musique contemporaine est une priorité absolue. Après avoir commencé le piano à l’âge de trois ans qu’elle avait découvert à l’école maternelle, donné son premier concert à sept ans avec Pascal Rogé alors qu’elle vient d’entrer au Conservatoire d’Imola, elle devient à 16 ans l’élève de Yuri Bashmet avec qui elle se produit depuis lors régulièrement en concert, et entre la même année au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou où elle étudie pendant trois ans, ainsi qu’au Royal College of Music de Londres. Ses professeurs, en majorité russes, en font l’héritière de l’école russe du piano. C’est pourtant en Allemagne qu’elle fait sa rencontre décisive, auprès de Karlheinz Stockhausen, qui l’invite à travailler chez lui, à Kürten, ses Klavierstücke pour piano. Stockhausen disait d'elle : « Vanessa Benelli Mosell a le pouvoir de permettre aux gens d'apprécier ma musique. » C'est avec huit d’entre elles qu’elle vient de faire ses débuts avec le label Decca. C’est pour évoquer ces pages et leur auteur que j’ai rencontré Vanessa Benelli Mosell à Paris, où elle vit depuis plusieurs années.

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Karlheinz Stockhausen (1928-2007) en 1997. Photo : DR

Entretien
Vanessa Benelli Mosell et Karlheinz Stockhausen

Bruno Serrou : Comment avez-vous rencontré Karlheinz Stockhausen ?
Vanessa Benelli Mosell : J’étais très jeune. C’était en 2006. En fait, après avoir enregistré les Klavierstücke I-IV pour Radio 3, le France Musique de la RAI, j’ai rencontré le critique musical Mario Bortolotto, qui était un ami de Karlheinz Stockhausen. Quand il a entendu cet enregistrement, il a voulu me parler pour me dire qu’il me fallait absolument remettre une copie à Stockhausen. Par chance, Stockhausen était à Milan, où il répétait dans la cathédrale la première de Freude pour deux harpes à l’invitation de Don Galbini. Ce dernier m’a fait entrer, pour que je puisse assister au concert. Il y avait beaucoup de monde, et, surtout, j’étais venue uniquement pour remettre l’enregistrement à Stockhausen. A l’issue du concert, j’ai pu lui donner cet enregistrement en main propre, après avoir fait la queue pour le rejoindre. Il était derrière une chaîne vêtu de blanc. J’étais très intimidée, mais mon jeune âge m’a heureusement empêché de réaliser l’importance de cette grande figure - j’étais assez ingénue. Je lui ai remis cet enregistrement ; il m’a regardée, assez étonné, et nous en sommes restés là. J’ai pensé que c’était fini, que cela resterait sans suite. Or, ce fut le contraire. Deux semaines plus tard, je reçois un billet de la main de Stockhausen écrit avec un crayon à mine sur un programme de concert de ses œuvres avec sa photo où il m’écrivait : « J’ai écouté votre enregistrement, j’ai bien aimé. Je vous invite à étudier et à perfectionner ces morceaux chez moi, en Allemagne, dans une semaine. » J’étais très émue. Une semaine plus tard, j’étais bien sûr en Allemagne, pour travailler ces morceaux chez leur compositeur. Nos dialogues se sont faits en italien, langue qu’il parlait très bien.

B. S. : Le fait de travailler avec cet homme à la carrure plutôt imposante qui ne riait pas beaucoup et qui avait tout du gourou ne vous a-t-il pas mise mal à l’aise ?
V.B.M. : Il était très simple. Nos échanges étaient d’ordre strictement musical. Il  n’a jamais dévié vers des sujets extra-musicaux, comme la mystique, la philosophie, la politique ou les religions. Il était très près du texte de sa musique, et il abordait tout très sérieusement, même quand je lui ai donné l’enregistrement, il m’a écrit tout de suite après. J’ai immédiatement compris qu’il prenait vraiment tout en considération. Jusqu’à mon niveau de compréhension, ma façon de jouer, et il était très précis dans son enseignement. Comme dans sa musique, toutes les indications sont très importantes.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR

BS : Quand il vous critiquait, était-il plutôt sec ou plein d’égards ?
V.B.M. : Il était sec quand quelque chose ne marchait pas comme il le voulait. Mais en fait quand j’ai joué pour lui à Kürten, je connaissais déjà les morceaux par cœur et jusqu’au moindre détail. J’étais donc prête, quand je me suis présentée chez lui. J’ai appris les Klavierstücke seule, mon professeur à Imola, Franco Scala, ne pouvant pas m’apprendre cette musique parce qu’il n’avait pas les moyens nécessaires à l’’enseignement ce type de musique. Je me suis donc retrouvée seule pour déchiffrer une écriture très différente de celle que l’on peut trouver dans le répertoire traditionnel, et j’ai cherché à faire du mieux possible, mais, isolée comme je l’étais dans cette découverte, je ne pouvais savoir si c’était juste ou non. Parce qu’en fait les enregistrements disponibles ne sont pas assez précis. J’en ai pourtant écouté beaucoup, mais je n’étais pas sûre. En tout cas, ceux qui étaient disponibles n’étaient pas assez bien. J’ai donc fait ce que je pouvais, et j’ai réalisé après les avoir jouées à Stockhausen que je ne m’en étais pas si mal sortie, en autodidacte. C’était assez juste, ce qui m’a plutôt étonnée. J’ai trouvé instinctivement. En fait, Ce n’est pas mon seul instinct qui m’a guidée, mais aussi l’analyse des indications, et la mathématique dans la mesure.

B.S. : Comment avez-vous découvert Stockhausen ?
V.B.M. : A onze ans, à l’occasion d’un concert au Carnegie Hall de New York de Maurizio Pollini. J’étais assise tout en haut dans les balcons, avec mes parents. C’était en 1999, il était tout petit, en bas, et j’ai été très impressionnée par cette musique qui sortait de son piano. Pollini a joué les Klavierstücke V et VII, et je n’avais jamais entendu cette musique qui m’a absolument fascinée. Je ne sais pas pourquoi, mais ce doit être dans mon sang. Ce récital m’a ouvert l’esprit, et m’a conduite à la découverte de l’art contemporain. En fait, Pollini a été déclencheur de ma passion pour tous l’art moderne, pas seulement la musique, mais aussi la peinture, la sculpture, l’architecture ; le cinéma viendra plus tard. Cet amour s’est affermi durant mon adolescence, et il y a eu une période où j’achetais les livres de Le Corbusier, Mondrian, sur le Bauhaus. Ce qui m’a conduite à découvrir les artistes contemporains les plus importants de la génération désormais historique de la musique dont Stockhausen est sûrement la figure la plus révolutionnaire.

Vanessa Benelli Mosell. Photo : (c) Vanessa Benelli Mosell

Musique contemporaine

B.S. : Et Luciano Berio, l’Italienne que vous êtes ne l’a-t-elle pas rencontré ?
V.B.M. : Jamais. Je connais sa musique, surtout orchestrale, mais je n’ai jamais joué ses œuvres pour et avec piano. Je me suis concentrée sur Stockhausen. J’ai cependant joué la Sonate n° 2 de Pierre Boulez, qui m’intéresse beaucoup. J’aime aussi beaucoup Luigi Nono…

B.S. : Nous retrouvons ici de nouveau Maurizio Pollini…
V.B.M. : Oui. Mais Pollini n’a pas travaillé avec Stockhausen.

B. S. : Sont-ce vos parents qui vous ont conduite à la musique ?
V.B.M. : Mes parents ne sont pas musiciens, mais j’ai commencé le piano très jeune, à trois ans, en découvrant l’instrument dans l’école maternelle dont j’étais l’élève. Je suis née à Prato, une petite ville de Toscane non loin de Florence. Mes parents ont toujours cherché à faire grandir mon intérêt pour la musique contemporaine, mais ce n’est pas eux qui m’y ont conduite. Mes professeurs non plus, d’ailleurs. J’ai donc cheminé toute seule. C’est peut-être quand j’ai commencé à étudier la composition, ce que j’ai fait pendant sept ans au Conservatoire de Milan, ainsi que l’analyse musicale. Mon intérêt pour la musique contemporaine n’a pas pu grandir avant que je m’installe à Milan, vers 13-14 ans. C’est alors que suis vraiment entrée en contact avec la création de mon temps, surtout musicale, qui est très respectée en Italie.

B.S. : Pourtant, les compositeurs italiens quittent l’Italie, où ils disent ne pouvoir presque rien faire…
V.B.M. : Peut-être les générations actuelles, mais pas celle qui les ont précédées. L’Italie avait beaucoup de compositeurs très respectés. Nous avons appris à révérer la musique contemporaine avec Bruno Maderna, Luigi Nono, Luciano Berio, Franco Donatoni. Salvatore Sciarrino est peut-être le dernier à pouvoir vivre en Italie de sa seule création.

Karlheinz Stockhausen et Vanessa Benelli Mosell. Photo : (c) Alain Taquet

B. S. : Beaucoup de pianistes qui aiment la musique contemporaine ont une certaine appréhension à approcher les compositeurs. Est-ce votre cas ?
V.B.M. : En fait, ce sont les compositeurs qui viennent me chercher. Mais pour Stockhausen, c’est différent. Lorsque la radio italienne m’a demandé d’enregistrer les quatre premières Klavierstücke, je ne l’avais pas approché personnellement. A 17 ans, je n’avais pas encore l’idée d’aller au-devant d’un si grand compositeur. Mais je pense que les compositeurs ont toujours besoin des interprètes.

B.S. : Avec quels autres compositeurs êtes-vous entrée en contact ?
V.B.M. : Aucun dans la continuité de Stockhausen. Je trouve qu’il y a peu de compositeurs à avoir vraiment repris son héritage. Je pense également qu’aujourd’hui la musique électronique, qui semblait très contemporaine dans les années cinquante-soixante, risque de sonner archaïque.

B. S. : Il y a néanmoins l’électronique « live »…
V.B.M. : … Qui était déjà chez Luigi Nono, même si elle a beaucoup évolué depuis, par exemple avec Marco Stroppa. Les œuvres pour piano et électronique de ce dernier m’intéressent beaucoup. Mais je ne le connais pas personnellement. Georges Aperghis m’attire aussi. Ce sont de grands compositeurs. Mais il est très difficile d’en trouver un qui fasse évoluer le langage de Stockhausen, un langage qui représente la pointe de l’avant-garde, et il est très compliqué d’aller plus loin que sa quête. L’œuvre de Stockhausen est vraiment tout ce qu’il y a de contemporain.

B. S. : Stockhausen est donc celui qui serait allé le plus loin dans la recherche d’inouï ?
V.B.M. : Dans l’électronique, oui, sûrement. Peut-être dans l’écriture se trouve-t-il des exemples plus à l’avant-garde. Comme Xenakis, par exemple.

B. S. : Iannis Xenakis voulait que ses interprètes soient en danger en écrivant des choses quasi injouables de manière à ce que son interprète essaie de se rapprocher au plus près de ses intentions, même s’il n’y parvenait pas vraiment, pour susciter une tension extrême...
V.B.M. : C’est très beau, c’est comme une transcendance. L’écriture contemporaine représente une difficulté supplémentaire en comparaison de l’écriture d’un Franz Liszt ou dans les répertoires très virtuoses traditionnels, comme Serge Rachmaninov. Au-delà de la difficulté technique, s’ajoute chez Stockhausen la complexité du déchiffrage, de la mémorisation, parce que l’on ne peut pas vraiment jouer librement si l’on est trop le nez dans la partition. Je le joue maintenant par cœur, mais quand je lui ai demandé si l’on pouvait jouer avec la partition, il m’a répondu : « Tu peux garder la partition, mais je suis sûr que tout est dans ta tête. Alors, la partition, tu peux t’en passer. »

Vanessa Benelli Mosell et Karlheinz Stockhausen. Photo : (c) Alain Taquet

B. S. : Avez-vous été tentée par les Etudes de György Ligeti ?
V.B.M. : J’ai essayé. Le langage de Ligeti est totalement différent de celui de Stockhausen. Il m’intéresse assez, mais Stockhausen a été pour moi un véritable coup de foudre, sous l’impression de quelque chose que je pouvais vraiment découvrir. En fait, Ligeti a une écriture assez traditionnelle pour le piano. J’ai travaillé quelques-unes de ses Etudes, mais Stockhausen était en comparaison sur une autre planète. Il était en fait comme sur Sirius, planète qu’il a d'ailleurs mise en musique. Cela se ressent énormément dans sa création.

B. S. : Afin de vous faire entrer dans son univers, vous posait-il des questions, vous laissait-il l’initiative de vous exprimer, ou vous fallait-il l’écouter comme le Messie ?
V.B.M. : Je l’écoutais comme le Messie, parce qu’il l’était pour moi, et travailler ses œuvres avec lui, c’était le top. De ce fait, tout ce qu’il me disait je l’essayais, le notais, et je considère aujourd’hui comme une chance phénoménale d’avoir encore ses indications de sa main sur mes partitions. Je ne discutais donc pas avec lui. Un compositeur doit avoir le droit de corriger, changer ce que ses interprètes tirent de sa création. En plus, il disait que l’interprétation personnelle était une donnée très importante, donc, après le déchiffrage correct de ses intentions sur ma partition, il cherchait aussi mon approche personnelle en tant qu’interprète. C’est un plus que j’ai appris durant ce stage chez lui.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduite à mettre une page de Karol Beffa en regard des Klavierstücke de Stockhausen ? Vous avez également choisi les Trois Mouvements de Petrouchka d’Igor Stravinski, qui a ouvert la modernité du XXe siècle, puisqu’il s’agit d’une pièce qui émane du Stravinski le plus novateur, mais entre Stockhausen et Stravinski, vous avez placé quelque chose qui ressemble à tout sauf à de la musique inventive…
V.B.M. : Mon but était de créer un contraste…

B. S. : Il est violent !
V.B.M. : C’est précisément ce qui me plait. Ce choix a en fait créé un débat culturel, car il y a autant de gens qui aiment la musique de Beffa qu’il y en a qui ne l’aime pas. C’est la même chose pour Stockhausen.

B.S : Certes, mais Stockhausen est inventif, alors que Beffa régressif !
V.B.M. : Oui. Mais, en France, c’est encore plus intéressant parce que c’est un peu comme deux partis politiques. Il y a d’un côté le parti de Pierre Boulez, de l’IRCAM, auquel Stockhausen appartient et qui est sûrement dans mon sang, tant je me retrouve dans ce type d’expérimentation quasi scientifique. De l’autre, il y a Henri Dutilleux, la grande figure qui s’oppose à Pierre Boulez en France. En tout cas, à mes yeux, Dutilleux s’oppose à Boulez… Karol Beffa peut être considéré comme successeur de ce type de démarche qui est la non-avant-garde. Il le dit lui-même, d’ailleurs, et Il est de fait notre contemporain. Son piano est classique, et aux côtés de Stravinski et de Stockhausen, il dénote une évolution du parcours de la musique. J’ai pu trouver des analogies entre Stravinski et lui, surtout dans le troisième mouvement de la Suite du second qui pourrait bien être de Stravinski ; il partage la même force rythmique, les mêmes ostinatos, les mêmes rythmes obsessionnels, une écriture influencée par le jazz. C’est donc intéressant, du moins à mon avis, de les mettre côte à côte. Je joue souvent le deuxième mouvement de Petrouchka avant la Suite de Beffa, car c’est un peu le même univers.

B.S. : Votre entreprise se situerait-elle dans la résonance de l’enseignement dudit Beffa au Collège de France, où il avait invité un certain Jérôme Ducros qui moquait Maurizio Pollini à travers son interprétation de la Klavierstücke X de Karlheinz Stockhausen
V.B.M. : Oui, j’ai vu cela… En fait, Karol Beffa n’était pas du tout content de figurer sur le même disque que Karlheinz Stockhausen, mais, de mon point de vue, c’était quand même une bonne idée de les mettre en regard. Mais il était heureux de voir publiée sa Suite qui n’avait jamais été enregistrée auparavant. Maintenant, avec le recul, assister à ce débat m’amuse.

Vanessa Benelli Mosell et Karlheinz Stockhausen en 2006. Photo : (c) Vanessa Benelli Mosell

B. S. : Avez-vous suscité cette polémique malgré vous ?
V.B.M. : Je savais que ce programme allait engendrer la controverse. Et cela m’amusait. En plus, je crois que l’artiste interprète ne doit pas prendre position. Pour ma part, je présente ce qui, à mes yeux, est de mieux aujourd’hui comme je le fais du passé, et je propose ces musiques aux personnes intéressées.

B. S. : En plus, avec le support CD, il est possible de sauter des plages…
V.B.M. : (Rires.) En fait Stravinski, avec Petrouchka, devient terre neutre. (Rires.) Cette partition plait à tout le monde. Pour moi, il s’agit d’un chef-d’œuvre qui, pourtant, n’était pas destiné au piano, bien qu’initialement prévu pour cet instrument. Le piano est en fait la voix humaine du personnage de Petrouchka.

B. S. : C’est votre premier CD Decca, vos précédents enregistrements étant pour le label Brillant. Outre la musique de notre temps, quel est votre répertoire ?
V.B.M. : Il part de Scarlatti, que je joue beaucoup, jusqu’à Beffa… (Rires).

B. S. : Comment avez-vous découvert Beffa ?
V.B.M. : Je connaissais son nom. Il m’a envoyé des partitions, comme tout le monde le fait, et j’ai trouvé parmi elles la Suite, qui n’avait jamais été enregistrée et que j’ai trouvé intéressant d’associer à Stravinski.

B.S. : Vous avez d’autres projets discographiques ?
V.B.M. : J’ai deux CD en préparation pour 2015-2016. Mais les programmes sont encore un secret. Il y aura de la musique contemporaine et du répertoire. Le second sera consacré à la fin du XIXe/début XXe siècles.

B.S. : Des Italiens ?
V.B.M. : Non.

B.S. : Pas même Luigi Dallapiccola ?
V.B.M. : Je respecte ce compositeur, mais je n’aime pas sa musique. Je serais plutôt Luigi Nono.

B.S. : Luigi Nono est de la génération suivante qui précède à son tour celle de Sciarrino…
V.B.M. : J’apprécie Sciarrino, mais Luigi Nono est celui qui m’attire le plus.

B. S. : A vous écouter, vous semblez poursuivre la tradition de Pollini !
V.B.M. : Bien sûr. Mais il manque Beffa, à Pollini (rires). Ma recherche est ouverte, surtout dans le domaine des compositeurs vivants, qui me sollicitent constamment.

B. S. : Quel piano jouez-vous ?
V.B.M. : Steinway est mon favori, j’en ai un chez moi, un B, tandis que mes disques sont tous enregistrés sur des D. Celui sur lequel j’ai enregistré [R]Evolution est celui sur lequel je joue la plupart de mes concerts en Italie. J’ai réalisé ce CD en deux temps, Stockhausen avec un technicien qui a travaillé avec lui, ce qui était très important pour moi, surtout les Klavierstücke des années cinquante/soixante. Pour Beffa et Stravinski, c’est le même piano, mais le technicien diffère.

Vanessa Benelli Mosell. Photo : DR

Ecole russe

B.S. : Vous avez beaucoup travaillé avec les Russes. Vous avez étudié à Moscou, notamment avec Yuri Bashmet, avec qui vous vous produisez régulièrement…
V.B.M. : Je l’ai rencontré par l’entremise du violoncelliste italien Mario Brunello, qui nous a présentés. J’ai joué en audition pour Bashmet et George Edelman, respectivement directeur musical et directeur artistique du Festival d’Elbe. Tous deux ont décidé de m’attribuer le prix de ce festival. J’avais 16 ans. Grâce à cette distinction, j’ai pu me produire sous la direction de Bashmet avec les Solistes de Moscou. Après l’île d’Elbe, nous avons fait des tournées en Russie et en Italie. Ce sont pour moi des moments très importants, et j’étais honorée de développer cette collaboration après ce prix, une collaboration qui s’est poursuivie jusqu’à l’an dernier. Yuri Bashmet m’a beaucoup apporté sur le plan pianistique. Il joue très bien du piano, et il est un musicien extraordinaire. Il lui suffit de dire un mot pour changer complètement votre univers. Il en est souvent ainsi avec les Russes. Il parle, joue des exemples, évoque des images, ce qui, en retour, donne immédiatement des idées, des couleurs, des sensations que j’ai voulu développer sans attendre. Donc, son contact m’a beaucoup aidée, surtout sur le plan de la performance.

B.S. : Vous avez aussi étudié au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou.
V.B.M. : Trois ans.

B.S. : Pourquoi la Russie ?
V.B.M. : C’est le contraste qui est en moi : ma recherche personnelle est du côté de la musique contemporaine, tandis que l’enseignement que j’ai reçu à Imola et, surtout, à Moscou a été centré sur le répertoire traditionnel, Beethoven, Chopin, Rachmaninov, etc., et, à mes yeux, un répertoire que je trouvais très important de bien jouer. En fait, je crois que les artistes qui ne font que de la musique contemporaine ne peuvent pas lui beaucoup lui apporter. Parce que… Je ne sais pas comment l’expliquer, mais je pense que c’est très important, à l’instar de la lecture, d’une passion pour l’art figuratif : on ne peut pas se concentrer seulement sur une époque ou une période historique. J’ai donc suivi à Paris une master class de Mikhaïl Voskresensky, alors chef du Département piano au Conservatoire Tchaïkovski, et il m’a tout de suite invitée à travailler dans sa classe, à Moscou. Pourtant, je n’avais jamais pensé faire ce choix. J’ai passé l’audition alors que je savais que je n’accepterais pas de vivre en Russie. Je voulais être à Paris ou à Londres, mais pas à Moscou. J’avais 19 ans, et mes parents m’ont dit : « Non, vas-y, maintenant tu es acceptée au Conservatoire Tchaïkovski, c’est important, là est ton école. » A ces mots, je me suis dit « bon, c’est ici mon conservatoire, celui de mon professeur, je dois y aller, c’est là que je vais me développer ». L’école était le plus important pour moi, pas le fait d’être en Russie. A la différence de beaucoup d’élèves, qui ont emménagé à Moscou en vue d’un développement personnel, je m’y suis rendu pour mon propre développement musical. Je n’ai donc pas beaucoup profité de la ville. J’apprenais comme les Russes, entourée de gens qui travaillaient tout le temps, toute la journée. J’étais donc très concentrée sur mes études. Et je l’ai pris de façon très heureuse. J’ai appris le russe en deux mois, personne ne parlant l’anglais. C’est d’ailleurs une matière imposée dans les conservatoires russes.

B.S. : Vous y avez vécu seule dès 16 ans ?
V.B.M. : Oui, mes parents sont restés en Italie. J’ai beaucoup pleuré les premiers jours parce que je me trouvais très mal, je ne pouvais ni parler le russe ni lire la cyrillique, je ne connaissais personne, j’étais seule dans les dortoirs, et j’ai fini par emménager dans un appartement, où je me suis retrouvée plus seule encore. C’était assez dur.

B.S. : De quelle école vous réclamez-vous, italienne ou russe ?
V.B.M. : De l’école russe. Parce qu’il n’y a pas d’école italienne du piano… Il y a l’école napolitaine, mais elle n’a rien à voir avec celle d’Imola… En plus, à Imola, il y a beaucoup de Russes qui enseignent. Les Russes ont donc amplement influencé ma façon de jouer, d’autant plus qu’après Moscou j’ai travaillé quatre ans avec Dimitri Alexeev, à Londres…

Recueilli par Bruno Serrou, Paris le 24 juin 2015

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CD : [R]Evolution de Vanessa Benelli Mosell

En fait de révolution, Vanessa Benelli Mosell donne tous les aspects du mot, car son programme associe révolution et réaction, voire régression. Si Stravinski est depuis longtemps un classique, la pianiste italienne rappelle en retenant les trois mouvements que Stravinski tira pour le piano de son ballet Petrouchka, qu’il fut en son temps considéré comme révolutionnaire, y compris pour les compositeurs de l’avant-garde des années 1950-1980. Notamment pour Karlheinz Stockhausen, dont les dix-sept Klavierstücke constituent l’une des sommes les plus extraordinaires conçues pour le piano durant le second XXe siècle. « Avec les Klavierstücke de Stockhausen on est au plus haut du Mont-Blanc et on contemple la chaîne des Alpes, me disait le pianiste Florent Boffard en 1998. Elles nous proposent souvent une globalité à admirer sous des angles différents. C’est une vision totale, cosmique, parfaitement maîtrisée, équilibrée, en tout cas fort bien répartie dans le temps et qui peut donner le vertige. »

Ce que la jeune consoeur italienne de Boffard offre à entendre est précisément dans cette perspective, et l’on ne peut que regretter qu’elle n’ait pas opté pour un CD monographique Stockhausen-Klavierstücke, et plus encore qu’elle ait négligé la Sixième entre les Cinquième et Septième, et qu’elle s’arrête à la Neuvième et non pas à la monumentale Dixième. Son jeu puissant, nuancé, son touché aussi dense et varié que peut l’être la palette d’un peintre, font amèrement regretter qu’elle n’ait pas poussé plus loin son investigation dans la création de Stockhausen, préférant dégager un espace pour un compositeur sans intérêt qui, en outre, se plaît à dénigrer haut et fort celui dont elle se réclame à juste titre quand on l’écoute. Les trois mouvements de la Suite pour clavier de Karol Beffa sont en effet insipides, anodins et banaux, et l’art tout en nuances, toute la volonté de la coloriste Vanessa Benelli Mosell ne peut rien en tirer. Quel gâchis ! Enfin, les Trois Mouvements de Petrouchka de Stravinski sont un peu précipités, ce qui bouscule les tempi et comprime les rythmes. Mais les trente-trois minutes de Stockhausen font tout le prix de ce disque qu’il faut absolument écouter et réécouter tant leur interprète, par son jeu assumé, l’intelligence et la sensibilité qu’elle exalte font des huit Klavierstücke de Stockhausen qu’elle a retenus d’extraordinaires classiques du piano.

Bruno Serrou

1CD Decca 0289 481 1616 4 

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