Paris, Salle Pleyel, dimanche 24 novembre
2013
Gidon Kremer et Martha Argerich. Photo : DR
Il
est des artistes qui, quoi qu’ils jouent, conquièrent des salles entières. Peu
savent en profiter. Seuls des êtres rares le font, comme Claudio Abbado, Pierre
Boulez ou Maurizio Pollini… Martha Argerich est de ceux-là. Elle a en outre la
chance, elle qui ne se produit plus en récital, de pouvoir convaincre ses
partenaires de présenter à ses côtés des œuvres peu courues, même si lesdits
partenaires n’ont pas toujours un goût sûr quant aux choix des partitions qu’ils
entendent défendre. Cette fois, c’est avec Gidon Kremer que la pianiste
argentine a partagé dimanche l’affiche de la Salle Pleyel devant un public
acquis d’avance à qui elle a ainsi pu proposer deux œuvres d’un compositeur
méconnu en France, Mieczyslaw Weinberg, qui a été mis en résonance avec deux
sonates pour violon et piano de Beethoven, les sonates de Weinberg ouvrant
chaque partie du programme, celles de Beethoven les concluant.
Aussi
prolifique que Serge Prokofiev et Dimitri Chostakovitch, le compositeur russe
né Polonais Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) n’a pas encore la notoriété
internationale de ses aînés. Pourtant, de son vivant, les plus grands artistes
soviétiques ont joué sa musique ou se sont produits à ses côtés - il était excellent
pianiste -, David Oïstrakh, Mstislav Rostropovitch, Leonid Kogan, Emil Gilels,
ou des chefs d’orchestre comme Kirill Kondrachine ou Rudolf Barchaï. Il a
surtout été l’ami de Chostakovitch, qui rédigea une pétition pour l’aider alors
qu’il était incarcéré pour « activités sionistes », ce à quoi seule
la mort de Staline lui permit d’échapper. Connu d’un certain public pour la
bande son du film Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov, Palme
d’or du Festival de Cannes 1958, il est l’auteur de quelques cinq-cents œuvres,
dont vingt-deux symphonies et dix-sept quatuors à cordes… Parmi les nombreuses
partitions de musique de chambre, cinq sonates pour violon et piano et trois
sonates pour violon seul. Ce sont les dernières pièces de deux dernières
séries de sonates qui ont été présentées dimanche.
La
filiation de Weinberg avec Chostakovitch est évidente. Mais aussi avec Bartók
pour ce qui concerne le traitement des sources folkloriques, y compris dans les
sonates. Ainsi de la Sonate pour violon
et piano n° 5 op. 53 composée en
1953 dont les deux mouvements centraux sont d’une vivacité extrême, tandis que
l’ample finale est mû par une tension particulièrement dramatique. Le nez dans
la partition, ce qui peut agacer tant cela donne l’impression qu’il découvre
une partition qu’il n’a pas travaillée depuis longtemps, mais qui en fait
semble plutôt le rassurer - à l’instar de Martha Argerich, le violoniste letton
semble pétrifié par le trac -, Gidon Kremer reste dans l’Andante con moto
initial sur son quant-à-soi, l’archet lourd et la main gauche peu assurée, au
point d’enchaîner les fosses notes, avant de se libérer peu à peu dans le
deuxième Allegro. Kremer s’avère encore contracté dans la Sonate pour violon et piano n° 10 en mi bémol majeur op. 96 de Beethoven, malgré la souplesse du toucher, la
sensualité lumineuse du toucher, l’éclat du piano de Martha Argerich, qui, une
fois dans la musique, fait très vite abstraction de ses appréhensions, non pas
pour délaisser le public mais pour communier avec lui. Elle se montre également
attentive envers son partenaire, le portant musicalement jusqu’à lui faire
oublier ses propres appréhensions en l’enveloppant de sonorités luxuriantes
exaltées par son toucher immatériel.
Ainsi,
dans la Sonate pour violon n° 3 op. 126
composée en 1979 qui joue des harmoniques et des registres extrêmes du violon, Kremer,
qui se retrouve naturellement seul sur le grand plateau de Pleyel, donc sans l’appui
de sa féerique partenaire, offre une lecture ensorcelante de cette partition d’une
grande difficulté d’exécution dans laquelle Weinberg brosse un véritable poème
symphonique autobiographique en sept parties fondues en un vaste mouvement de
vingt-cinq minutes. Kremer (1) se joue avec maestria des contrastes de l’œuvre,
tantôt recueillie, tantôt diabolique et où s’immisce des passages d’une froide austérité.
L’élégance et la délicatesse toutes classiques de la troisième Sonate pour violon et piano de l’opus 30 de Beethoven ont formé un contraste
réjouissant avec la douloureuse sonate pour violon seul de Weinberg. Kremer et
Argerich, libérés de toute entrave psychologique, en ont donné une lecture d’une
liberté enjôleuse, toute en sourire, en tendresse et en ravissement, les deux
artistes s’exprimant à quatre mains en une fusion d’une éblouissante musicalité.
Comme
pour remercier le public de sa compréhension et de son inconditionnel soutien, Martha
Argerich et Gidon Kremer ont offert en bis un flamboyant finale de la Sonate pour violon et piano n° 9 « A Kreutzer »
suivi d’un tango d’Astor Piazzolla.
Bruno Serrou
1) A
noter le texte riche en enseignements que Gidon Kremer a consacré à cette
Sonate op. 126 de Weinberg, Réflexions d’un
interprète sur la Troisième Sonate pour violon op. 126 de Mieczyslaw Weinberg, publié dans le programme de salle du
concert de dimanche.
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