Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, jeudi 24 janvier 2013
Un soir, dans une grande ville, les employés d’une
entreprise quittent leurs bureaux et se dispersent dans les rues. Parmi eux,
Des Grieux, qui exprime sa réticence à se distraire et le vide de sa vie
conjugale… Soudain, il aperçoit une silhouette de femme qui le trouble… Dès le
début de l’action, le spectateur est convié à participer à un rêve, celui de
Des Grieux, qui, à l’instar du roman de l’abbé Prévost dont s’inspire l’opéra de
Giacomo Puccini à l’affiche du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, se souvient du temps jadis...
Troisième œuvre scénique de Puccini (1858-1924),
créé avec grand succès au Teatro Regio de Turin le 1er février 1893,
Manon Lescaut, qui établit
immédiatement le renom du compositeur, est le premier vrai chef-d’œuvre du
maître de Lucques. A l’instar de la Manon
de Massenet et de celle d’Auber, l’œuvre s’inspire du roman de l’abbé Prévost l’Histoire du chevalier Des Grieux et de
Manon Lescaut paru au début des années 1730. L’ouvrage de Puccini, qui
respecte la structure parcellaire du roman tout en inventant le finale, conte les
mésaventures d’une jeune femme promise au couvent quoique attirée par l’argent
et ses plaisirs et qui, en route vers son destin, se laisse séduire par un
riche barbon mais qu’un charmant nobliau enchante à son tour. Le premier
surprend le second en train d’embrasser sa muse, qu’il dénonce aussitôt à la
justice et fait condamner à la déportation en Amérique. Elle y mourra dans les
bras du jeune-homme.
Manon étant fantasmée, regardée, flamboyante, séquestrée,
exhibée par les hommes, y compris par Des Grieux, elle se contente d’exister à
travers les regards et les désirs des hommes, et devient de ce fait un être passif,
les décisions étant prises à sa place et elle les accepte sans broncher. Tant
et si bien que la véritable héroïne de ce spectacle est la ville. En effet, l’interprétation
qu’en fait à La Monnaie de Bruxelles, en coproduction avec l’Opéra de Varsovie,
le metteur en scène polonais Mariusz Trelinski conduit le public qui entre dans
la salle au cœur de la cité, où la totalité de l’action se déploie. Au début,
les employés s’égayent dans le hall de leur entreprise et se dispersent dans la
rue à l’issue de leur journée de travail. Au fond du hall défilent immeubles,
rues, autoroutes qui sont la vie d’une mégapole. Des Grieux, qui ne sait pas que
faire, remarque Manon, qui apparaît en compagnie de son frère Lescaut et du
vieux Géronte… A la façon de son compatriote Krzysztof Warlikowski, Trelinski, qui avait déjà attiré mon attention avec une production de Król Roger (le Roi Roger) de Karol Szymanowski vue à
l’Opéra de Wrocław le 28 mars 2012 (voir dans ce blog en date du lundi 2 avril 2012), revoit le scénario original pourtant déjà d’une grande efficacité pour en faire
un drame contemporain où la femme reste un souffre-douleur. Sa direction d’acteur
est d’un cinéaste plus encore que d’un homme de théâtre, avec ses cadres serrés
et ses plans larges, tandis que le découpage enchaîne les fondus-enchaînés. Drogue,
violence, mafia sont les composants de la tragédie de Manon qui la vouent
l’enfer. La conception est alambiquée, mais riche de sens et pour le moins consistante,
le plus souvent vraisemblable, la transposition ne déformant pas vraiment le
propos, même si elle se situe dans les années 1970-1990 et non pas en
2000-2010. Pas de téléphone portable mais des taxiphones, qui permettent faire
double emploi, téléphone et moyen de communication entre Manon la prisonnière
et Des Grieux son visiteur. Le metteur en scène travaille en gros plan, à
l'exemple de la scène où Manon au sol se défonce à la cocaïne et se relève en
titubant. Géronte est un vieux pervers, mais Des Grieux n’est pas en
reste, puisqu’il donne une volée à Manon d'une puissance inouïe qui la met ko.
Ce n’est que l’une des marques de la faiblesse de la personnalité de Des
Grieux, qui ne cesse de geindre dans la partition, en toute circonstance,
tandis que Manon s’avère plus forte que ne le laisse supposer sa nature.
Blonde comme Nastassja Kinski dans Paris-Texas de Wim Wenders ou Monica
Vitti chez Antonioni, la physionomie de Manon va en se dégradant, le cheveu devenant
de plus en plus terne. Surmonté d’une horloge numérique qui s’affole, le décor est
à la fois hall de bureau ou de gare, appartement pompeux, avec canapé, tapis
blancs et seau à champagne. Beaucoup de monde circule, Géronte est un vieux
pervers, qui joue avec des filles de joie nues que ses sbires malmènent... La
musique est hélas elle aussi parfois malmenée, non pas dans la fosse, où elle
est au contraire fort bien servie, mais par la faute d’un bruitage de théâtre,
lorsque surviennent de haut-parleurs des sons de train censés représenter les
déplacements des héros entre Amiens et Paris puis entre Paris et Le Havre.
La deuxième partie du spectacle est plus dense et
unifiée que la première, avec cet acte du Havre d’une force hallucinante avec
ces femmes chancelantes aux corps torturés qui s’apprêtent à s'embarquer pour l’Amérique,
tandis que Des Grieux est assommé à coup de club de golfe sur ordre de Géronte,
tandis que le finale, qui se déroule dans le hall de gare désertique où Des
Grieux, au lieu de partir en quête de secours et d’eau pour tenter de sauver Manon
s’endort sur les sièges inconfortables rêvant de Manon, qui se dédouble, l'une délirant
sa mort en chantant, l’autre tirant sa valise avant de s’asseoir au côté de Des
Grieux, qui ne bouge pas, affirmant ainsi son impuissance, voire son
indifférence, continuelle.
La distribution est remarquable. Eva-Maria
Westbroek et Brandon Jovanovich forment un couple de jeunes premiers digne du
cinéma. La première, qui avait enthousiasmé l’Opéra de Paris dans Lady Macbeth
de Mzensk de Dimitri Chostakovitch, est une splendide Manon, voix étoffée
et étincelante. Brandon Jovanovich est un Des Grieux consistant aux aigus éclatants.
En vieux routier à la voix de bronze, Giovanni Furlanetto campe un Géronte
abject, et Aris Agiris un Lescaut judicieusement inconsistant/ Saluons aussi la
prestation de Julien Dran (Edmondo aveugle), Alexandre Kravets et Guillaume
Antoine, ainsi que le chœur en son ensemble. Carlo Rizzi fait de l’orchestre un
véritable personnage et souligne la modernité de la partition. Dommage que la
fosse soit un peu sèche. Mais cette sècheresse, qui ne pardonne aucun écart, permet
d’admirer le sans faute de la phalange belge, électrisé par la direction
nuancée quoique sonore du chef italien, qui connaît bien les arcanes de la
musique de Puccini.
Bruno
Serrou
Photos : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie de Bruxelles
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