Nelson Freire (né en 1944). Photo : DR
En 2004, le
magazine musical espagnol Scherzo me confiait une
interview de Nelson Freire, qui était alors dans sa soixantième année. Le pianiste brésilien m’avait reçu en son
domicile parisien, entre Champs-Elysées et Seine, dans la maison jumelle de
celle de Martha Argerich, sa voisine, à qui une amitié complice le lie
depuis de nombreuses années. Une amitié qu’il a évoquée avec plaisir, autant que son enfance brésilienne, ses études à Vienne, ses rencontres, son
répertoire, sa façon de travailler, sa carrière... Malgré ses treize ans, cet
entretien reste d’actualité, bien que nous y évoquions des
concerts, notamment la tournée qu’il s’apprêtait à effectuer en Espagne, et des
enregistrements parus ou à paraître en ces années 2000-2005.
Bruno Serrou : Nelson Freire, comment
fait-on pour être jeune pianiste au pays de la Samba, du Carnaval et du football ?
Nelson Freire : Le Brésil est un pays de grande tradition pianistique.
Pensez à Magda Tagliaferro, notamment. Les musiciens brésiliens travaillent beaucoup en Europe, mon
professeur, Lucia Branco, a étudié avec un élève de Franz Liszt. Les Brésiliens
aiment énormément le piano. Il suffit de compulser affiches et programmes des saisons 1920-1930 pour s'apercevoir que tous
les pianistes du monde sont venus au Brésil. Arthur Rubinstein y a donné
dix-sept récitals de suite. Je dirai même qu’après le football, le piano est la
deuxième passion du Brésil (rires).
B. S. : Le piano serait-il omniprésent,
quels que soient les milieux familiaux et sociaux ?
N. F. : Il
en était en tout cas ainsi dans ma jeunesse. Maintenant cela a un peu changé.
Je suis né dans une petite ville où il n’y avait que deux pianos, un chez moi et
un autre chez un voisin. Je suis devenu pianiste par hasard, car s’il n’y avait
pas eu de piano chez moi, peut-être serais-je encore à Boa Esperanza (Bonne
Espérance), où l’on a donné mon nom à une rue alors que j’avais tout juste dix
ans. Ma famille y vit encore. J’étais le cinquième et dernier enfant de
ma fratrie, et celui qui me précède a neuf ans de plus que moi. Mais j’ai bouleversé
le destin de ma famille… A six ans, dès mes premiers essais, on a remarqué que
j’étais doué. Ma sœur aînée jouait elle-même du piano, et j’ai très vite
commencé à jouer d’oreille. On m'a cherché un professeur, mais il n’y en avait
que dans la ville voisine qui était à quatre heures de route par autobus, les chaussées
n’étant pas bitumées à l’époque. Cela faisait quatre heures aller, quatre
heures retour. J’avais quatre ans à cette époque-là, et après douze leçons, ce
professeur a appelé mon père pour lui dire qu’elle n’avait plus rien à
m’apprendre, qu’il fallait prendre une décision : déménager ou tout autre
choix qui me permette de continuer. C’est ainsi que ma famille s’est
transportée à Rio de Janeiro, ce qui a changé la vie de tout le monde. A commencer par
celle de mon père, qui, à l’origine, était pharmacien, et qui est devenu
banquier.
B. S. : A Rio de Janeiro, vous êtes devenu l’élève
de Lucia Branco…
N. F. : Elle était elle-même l’élève d’un élève de Franz Liszt et de Camille
Saint-Saëns, le pianiste belge Arthur de Greef. Elle avait fait ses études à
Bruxelles. Mais je ne l’ai pas eue pour professeur dès mon installation à Rio.
Enfant prodige, je jouais tout, n’importe comment. Je jouais à ma façon.
J’étais très rebelle ; je n’étais pas très communicatif, plutôt
introverti. Tant et si bien qu’il n’était pas évident de me trouver un
professeur. Nous sommes allés partout, et cela ne marchait pas. Au bout de deux
ans, je suis tombé chez Lucia Branco. Elle m’a écouté...
B. S. : Pourquoi n’avez-vous pas été inscrit
dans un conservatoire ?
N. F. : Je
n’avais pas l’âge minimum requis. Et, bien que l’école de piano brésilienne
soit magnifique, les conservatoires n’avaient pas bonne réputation, à juste
titre, d’ailleurs. Les professeurs n’étaient pas brillants…
B. S. : Que représente pour vous le
fait d’avoir été un enfant prodige ?
N. F. : Tout dépend des parents,
des professeurs, de l’orientation que l’on veut prendre, etc. Je ne me considère pas prodige mais plutôt précoce. J’ai
tout commencé très tôt, pas seulement la musique, mais aussi dans tous les
domaines j’ai toujours été un peu en avance [rires]. J’ai appris à écrire à la
machine avant d’écrire à la main, c’était donc déjà le clavier qui m’attirait
[rires]. Mais le cas des enfants prodiges est toujours un peu triste, parce qu’ils sont mis un peu à part. J’étais déjà légèrement différent de tout le
monde, mais on ne m’a pas traité en prodige. J’ai eu la même éducation
que les autres enfants, on m’a mis au collège, on ne m’a pas forcé à travailler
le piano, je devais lui consacrer deux heures par jour, pas davantage. Quand je
vois les enfants qui passent quotidiennement huit à dix heures par jour sur leur clavier,
je les plains, car on leur vole leur enfance. Le samedi et le dimanche je ne
jouais pas, j’allais au cinéma ou à la plage.
B. S. : Le piano était donc naturel…
N. F. : Complètement !
B. S. : … Comme les autres
matières ?
N. F. : Non, les autres matières ne m’étaient pas tellement
naturelles ! Le piano, oui. Je m’y mettais sans qu’il soit nécessaire de
me le demander.
B. S. : Sur le plan création
musicale, il n’y a pas beaucoup de compositeurs, à l’exception notable de
Heitor Villa-Lobos, contrairement à l’Argentine ?
N. F. : Il y a beaucoup de compositeurs brésiliens, comme Camargo Guanieri,
etc. Mais on le connaît très peu. Il est pourtant beaucoup venu en France. Il
y a aussi Francisco Mignone, Carlos Gomez, Antonio
Carlos Jobim, Jacob Do Bandolim, Baden Powell, Pixinguinba, Gismonti, Assad,
Azevedo, etc. Même Heitor Villa-Lobos, son nom est connu mais son œuvre beaucoup
moins.
B. S. : A quel âge
avez-vous trouvé Lucia Branco ?
N. F. : J’avais sept ans. Elle m’écoutait, elle était très
impressionnée. Elle a dit : « Ecoutez, l’enfant est très doué, c’est
quelque chose de très spécial. » Elle a donc remarqué sur le champ que
j’étais un peu bizarre parce que, sitôt après avoir joué, je me suis caché
derrière le piano, sans un mot. Elle a alors dit : « Je connais
quelqu’un, une élève, Nise Obino, qui commence à enseigner. Elle a trente-deux
ans, elle est divorcée, elle est un peu bizarre aussi, et si cela marche, cela
peut aller à merveille. » Et ça a très bien marché : ce fut le coup
de foudre. Et là, j’ai recommencé à zéro. Madame Obino m’a tout appris, depuis
le début, à poser chaque doigt sur les touches, etc. Après trois mois de ce régime, j’étais prêt. Je suis resté avec ce professeur puis avec les deux, Nise Obino
étant devenue l’assistante de Lucia Branco. Je ne les ai quittées que
lorsque je suis parti pour l'Europe, à l’âge de quatorze ans.
B. S. : Comment
avez-vous appris la théorie ?
N. F. : J’ai tout appris enfant, presque seul. La clef de
sol avec des religieuses, puis j’ai constaté qu’il existait une autre clef, ce
qui m’a conduit à demander à ma mère comment la lire, et elle m’a répondu
: « Il faut sauter une note. » Et je m’y suis mis.
B. S. : Vos deux premiers
professeurs, toutes deux héritières de l’école Franz Liszt, que vous ont-elles
apporté de particulier ? Vous ont-elles parlé de Liszt ? Vous qui vous
réclamez de l’école de Liszt, que représente cette appartenance ?
N. F. : Je me souviens qu’à l’époque il y avait au Brésil beaucoup de
l’école française. Elles me disaient quant à elles ; « Pour nous,
cette école n’existe pas, seule existe l’école moderne, celle de Liszt ».
Toute ma base vient de là. Ces professeurs étaient remarquables, très intelligentes
et ouvertes.
B. S. : Qu’est-ce qui
particularise la formation que vous avez reçue ?
N. F. : Tout était mélangé. Ce n’était pas seulement la
technique, l’interprétation, le style, le son, le touché, legato, staccato.
Tout était très important. Ce n’était pas faire des gammes à tout bout de champ
pendant des heures, bêtement. Jamais. Toujours des choses très concentrées.
Alors, comme je travaillais deux heures par jour, il fallait faire beaucoup de
choses en peu de temps, approfondir nombre de styles différents. Pour mes
premiers récitals, mon répertoire allait de Mozart à Chostakovitch. Chaque
année, je donnais un récital différent. A onze ans, je me suis produit pour la
première fois avec un orchestre. C’était dans le Jeunehomme de Mozart. A
douze ans, je jouais l’Empereur de Beethoven.
B. S. : le Jeunehomme de
Mozart, il y faut certes de la sensibilité, mais sa structure est plus
classique et la technique moins complexe, mais l’Empereur…
N. F. : Je vous l’ai dit, j'ai toujours été un peu précoce. Mon professeur Lucia
Branco m’a dit : « Tu vas choisir maintenant entre le Quatrième et
le Cinquième, parce que c’est là que Beethoven atteint son vrai
génie. » Elle ne m’a pas dit le Premier, le Deuxième ou le Troisième,
il fallait le Quatrième ou le Cinquième ! J’ai acheté les
deux disques, et j’ai choisi l’Empereur.
B. S. : Vous aviez les
doigts assez développés pour atteindre toutes les notes ?
N. F. : J’avais douze ans, mais mes mains avaient déjà atteint leur taille adulte. Je ne couvre pas beaucoup de notes, une dizaine. Mais je
m’en sors.
B. S. : A treize ans, vous
avez remporté avec
l’Empereur le Concours de Rio de Janeiro l’année où Marguerite Long en était
président du jury. Avez-vous pu vous entretenir avec elle ?
N. F. : Bien sûr. Elle m’a donné une bourse. J’ai encore la lettre où elle me l’a proposée, mais je n’en ai
pas profité. Je ne l’ai pas acceptée parce que j’ai choisi d’aller à Vienne.
Paris, c’était déjà un peu du passé. Vienne était très à la mode à l’époque, à
cause de Friedrich Gulda, qui venait tous les ans au Brésil, où il a donné notamment
des intégrales Beethoven. Tant et si bien que tout le monde se rendait à
Vienne, dans les années cinquante.
B. S. : Et Lili Kraus,
autre membre du jury ?
N. F. : Elle était très enthousiasmée
par mon jeu. Elle applaudissait chacune de mes prestations, alors qu’un juré
n’a pas le droit de le faire dans un concours. Elle criait « bravo »,
elle pleurait, elle montrait toutes ses émotions.
B. S. : Avez-vous pu travailler avec Friedrich
Gulda, à Vienne ?
N. F. : Non, mais avec son professeur,
Bruno Seidhofer. J’ai un peu côtoyé Gulda, mais pas beaucoup.
B. S. : Sans l’avoir assidûment
fréquenté, avez-vous pris Gulda pour modèle de liberté, d’inventivité permanente
face à la partition tout en restant fidèle à cette dernière ?
N. F. : Oui, et comme je vous l’ai dit
il a influencé tout le monde au Brésil dans la décision d’aller à Vienne. Il
était pour nous le pianiste le plus important de sa génération. Il a été un véritable
pont entre les pianistes du passé et ceux d’aujourd’hui.
B. S. : A Vienne, qui avez-vous côtoyé,
outre votre professeur ?
N. F. : La chose la plus importante qui
me soit arrivée à Vienne est ma rencontre avec Martha Argerich. C’est là que
nous nous sommes connus. Nous sommes très vite devenus des amis. Elle m’a
beaucoup influencé. Nous avons depuis joué partout dans le monde. Mais on n’a
jamais joué dans mon pays, au Brésil, et maintenant il paraît que cela va enfin
se réaliser, en septembre 2004. Nous avons en revanche joué en Argentine, dans
le cadre de son festival, à Buenos Aires.
B. S. : Vous jouez beaucoup, avec
Martha Argerich.
N. F. : J’ai seulement enregistré
quatre disques avec elle. En fait, je ne joue la musique pour deux pianos qu’avec
elle, tandis qu’elle en fait avec beaucoup de pianistes. Devant faire beaucoup
de choses, je n’ai pas le temps de me produire avec d’autres pianistes, et
d’autant moins que j’aime jouer avec elle. C’est donc une chose très naturelle,
et un grand plaisir.
B. S. : Comment travaillez-vous avec
Martha Argerich ? Qui choisit les programmes ?
N. F. : Nous parlons ensemble. Nous
nous rencontrons, discutons des œuvres que nous aimerions jouer ensemble. Ainsi,
nous nous sommes vus à Genève il y quelques semaines. Ayant tenu voilà très
longtemps deux des quatre pianos des Noces d’Igor Stravinski, nous nous
sommes dit que nous pourrions les refaire dans le cadre de son festival de
Buenos Aires…
B. S. : Comment vous distribuez-vous
premier et second pianos, entre Martha Argerich et vous ?
N. F. : Ce n’est pas un problème. Nous
nous les répartissons au gré de nos envies et les alternons.
B. S. : Faites-vous aussi de la musique
de chambre ou seulement des duos ?
N. F. : Je fais des concerts avec des
violoncellistes, comme Antonio Meneses, Misha Maisky, je fais aussi du
quintette avec les Prazak. J’aime beaucoup faire cela. Mais plus je vieillis,
moins j’ai le temps. C’est horrible. Je donne une soixantaine de concerts par
an. Ce n’est pas insurmontable, du moins en apparence. Parce que, pour moi, c’est
énorme. Je viens par exemple de jouer en deux mois sept concertos différents et
un récital.
B. S. : Etait-ce des concertos de votre
répertoire ou des œuvres nouvelles pour vous ?
N. F. : Je viens par exemple de
faire l’Empereur et la Rhapsodie sur un thème de Paganini à
Genève, je ne les avais pas joués depuis sept ans. Je ne suis pas très
organisé, sinon je n’aurais pas laissé arriver des choses pareilles.
B. S. : Enseignez-vous ?
N. F. : Non.
B. S. : Est-ce là aussi une question de
temps, ou n’est-ce pas essentiel à vos yeux ? Songez-vous à vous y
consacrer plus tard ?
N. F. : Je ne sais pas. Je ne pense pas
à ce que je ferai plus tard, mais aux choses prochaines. J’aime beaucoup
écouter les gens, mais enseigner est une autre affaire. C’est plus stable, plus
engagé, et il faut être quelque part aussi. Or, je suis partout et nulle part.
Si quelqu’un dépend de moi, je ne peux pas lui demander de me rejoindre pour
travailler où je me trouve. Et je déteste les master-classes. Je ne suis
pas doué pour ça, car il faut beaucoup parler. Je dois dire aussi que, d’après ce
que j’en ai vu, je ne trouve pas que les master-classes aident beaucoup
celui qui les reçoit, mais plutôt qu'elles l’embrouillent. En revanche, j’aime
écouter en privé, jouer, parler, connaître un peu les jeunes pianistes, cela est
important. Dans une master-class on n’a pas le temps, il y a le public, alors
on fait un étalage de ses connaissances, et je ne sais pas faire ce genre de
rhétorique.
B. S. : Comment allez-vous à la
quête d’œuvres nouvelles ? Avez-vous des spécialités, des goûts
affirmés ?
N. F. : J’ai toujours eu horreur du mot
« spécialité ». J’adore Chopin, que je joue beaucoup, Schumann,
mais j’aime aussi Beethoven, Mozart, Prokofiev, Villa-Lobos, Debussy, Mendelssohn.
J’adore Brahms… La liste est donc assez longue. Je refuse d’être catalogué.
B. S. : Aimez-vous les récitals
monographiques ou au contraire essayez-vous des construire des programmes
éclatés en thèmes, en couleurs, en atmosphères, etc. ?
N. F. : J’élabore mes programmes en
fonction des œuvres que je veux jouer. Cela m’amuse. Je suis comme Arthur Rubinstein
qui disait « c’est comme un menu ». Il faut savoir mélanger les
choses. Je suis moi-même un fin gourmet, et j’adore déguster, surtout les
petits plats. Je mange avec beaucoup de gens. Particulièrement avec Martha. Et
c’est horrible avec elle. Parce que nous sommes tous deux très jaloux, pas sur
le plan musical ou autre, mais pour la nourriture, c’est terrible. Alors dès
que nous sommes ensemble, elle a très peur, parce que sitôt qu’elle mange
quelque chose, je commence par regarder ce qu’elle a dans son assiette, et je veux goûter, var j’aime toujours le plat
de l’autre [rires].
B. S. : Est-ce vous ou elle qui êtes
aux fourneaux, ou cela se passe-t-il au restaurant ?
N. F. : Parfois nous sommes
invités. Au Japon, c’était magnifique, parce que l’on nous conviait partout à
de merveilleux repas, les gens sachant combien nous sommes gourmands. Je ne
fais pas la cuisine, la seule chose que sache vraiment faire est de donner des
idées. Et pas mauvaises, je dois dire. Je suis un peu chef d’orchestre, en
matière de cuisine, mais je ne joue pas des instruments. Je coupe la viande,
j’assiste. Elle non plus ne fait pas grand chose. Elle exagère un peu, elle met
beaucoup d’épices, mais elle fait très bien les salades, les œufs, que
j’appelle « œufs à la Martha », qu’elle mêle d’oignons, de tomates,
etc., et c’est très bon. J’ai essayé d’appliquer cette recette mais ce n’est
pas la même chose [rires].
B. S. : Avez-vous choisi de vous
installer à Paris à cause des restaurants ?
N. F. : Non. Parce que je trouve que
l’on ne mange pas si bien que ça à Paris. En la matière, je préfère largement
l’Italie !
B. S. : Touchez-vous à la musique
espagnole… ?
N. F. : J’adore la musique espagnole !
Granados, Albeniz. J’en fais peu, mais j’aimerais jouer un peu plus Iberia et des choses comme celles-là.
B. S. : Pourquoi le faites-vous
peu ?
N. F. : On ne peut pas tout faire. Le
répertoire pour piano est si vaste.
B. S. : Et la musique
d’aujourd’hui ?
N. F. : Là, ce n’est pas que je n’ai
pas le temps, mais il y a tellement de choses que je voudrais faire. Les Etudes
de Ligeti sont très bonnes, j’aimerais les jouer, oui…
B. S. : On ne vous demande pas de les
jouer par cœur… A ce propos, est-il, à vos yeux, indispensable de jouer sans
partition ?
N. F. : Jouer avec partition ne me gêne
pas, et en général les gens me disent ne pas être gênés non plus. Sviatoslav Richter,
qui, à la fin, jouait tout avec partition alors qu’il connaissait les œuvres
par cœur, a déclaré dans une interview : « Si j’avais fait cela toute
ma vie, j’aurais joué beaucoup plus de choses. » Parce que, parfois,
on ne joue pas à cause de ce problème. Un chef d’orchestre dirige avec la
partition, la musique de chambre se fait avec la partition, pourquoi
devons-nous toujours jouer par cœur au piano ?
B. S. : Comment travaillez-vous une
œuvre que vous souhaitez inscrire à votre répertoire ?
N. F. : C’est difficile à expliquer. Je
lis d’abord la partition, puis je me mets directement au piano. Ce qui me
fascine, c’est de lire des choses nouvelles. J’ai développé une très bonne
lecture. La première étape n’est donc pas un problème pour moi. C’est après que
cela devient difficile.
B. S. : Comment définissez-vous votre
style ?
N. F. : Je pense que pour un interprète,
le plus important est le compositeur. Je ne pense pas beaucoup à moi, à ce que
je veux faire. Je pense d’abord à la façon dont cela devrait sonner du point de
vue du compositeur. Alors là je commence à échanger, à définir, à débattre avec
le compositeur, jusqu’à ce que nos points de vue deviennent une idée unique. Il
y a le son, la couleur, le phrasé, les rythmes, la forme, les détails, le stimmung (l’ambiance, l’atmosphère), les
visages. Chaque œuvre est comme une personne. Il faut donc aussi lui donner une
physionomie. C’est un peu tout cela que j’essaie de mettre en valeur. Le piano
doit s’effacer au profit de la musique. Si la musique est symphonique, il faut
la jouer symphoniquement, si elle chante, il faut la chanter, etc. Avec Debussy,
il faut faire du son ; sa musique est couleur, il faut faire de la
couleur. Contrairement à Stravinski, je ne pense pas que le piano soit
seulement de la percussion. Chopin ne le considère pas ainsi, par exemple. Le
piano peut être joué de multiples façons. Brahms c’est la symphonie, Chopin
c’est le canto, le rubato, Schumann c’est l’atmosphère, l’émotion, la
narration... On peut tout faire, sur un piano.
B. S. : Avec Schumann, c’est avant tout
la miniature, ce qui doit être difficile à jouer ; il faut tout dire en
trois minutes…
N. F. : J’aime ça, parce que j’aime
passer d’une chose à l’autre, sans transition. C’est naturel, chez moi. Schumann
se situe à l’opposé de Beethoven, que j’aime beaucoup aussi. Avec le piano, on
a la chance de pouvoir aimer beaucoup de choses distinctes, et on peut passer
dans différents mondes. C’est un peu comme un acteur. Ce qui explique pourquoi
je ne peux me définir par rapport à un répertoire donné. Peut-être qu’il se
trouve des gens qui peuvent dire que je suis mieux dans tel ou el répertoire,
mais je n’ai pas quant à moi d’idée précise. Sinon je me limiterais, alors que
j’aime à penser qu’il y a toujours des possibles à explorer.
B. S. : Etes-vous encore comme lorsque vous
étiez enfant quelqu’un qui n’a pas besoin de beaucoup travailler avant vos
concerts ?
N. F. : J’ai tout joué avec facilité,
mais avec le temps les choses deviennent beaucoup plus difficiles. J’en ai
parlé avec Martha. Elle aussi a la même sensation. Peut-être voulons-nous plus
de choses, sommes-nous plus exigeants. En tout cas, nous sommes plus conscients.
Quand on est plus jeune, que l’on a des facilités et que l’on est « musical »,
on fait beaucoup instinctivement. Mais après, l’instinct ne suffit plus, il faut
aussi être conscient. Il est aussi nécessaire de se renouveler, sinon ce n’est
pas la peine de reprendre les œuvres. Mais c’est aussi ce qui est magnifique
dans l’art en général et dans la musique en particulier.
B. S. : La maturité venue, avez-vous
toujours des modèles, des références vers lesquels vous voulez tendre ?
N. F. : J’adore les pianistes du
passé Hofmann, Rubinstein, Horowitz, mais aussi Artur Schnabel, Wilhelm Kempff,
Wilhelm Backhaus, Walter Gieseking… Ce sont tous des artistes de la même
génération, à peu près.
B. S. : Ne croyez-vous pas qu’il y a trop
de pianistes, aujourd’hui ?
N. F. : Il y a trop de tout,
aujourd’hui.
B. S. : Le Festival de La Roque
d’Anthéron amène chaque année son lot de jeunes pianistes inconnus, qui
disparaissent ensuite plus ou moins rapidement, mais qui enrichissent chaque
édition du festival, qui dure ainsi toujours plus longtemps à chaque édition et
suscite un nombre de concerts et de récitals en constante progression.
N. F. : Au moins, René Martin fait
quelque chose de nouveau, parce que sinon la formule traditionnelle du concert
aurait tendance à s’épuiser un peu, les concerts, les abonnements. Avec La
Roque d’Anthéron et La Folle Journée, il fait des choses qui attirent beaucoup
de monde. Avec lui, il y a un monde fou qui vient écouter la musique d’une
autre façon. Quant aux jeunes pianistes, il leur offre les moyens de
s’exprimer, de se faire remarquer en sortant du lot des lauréats des trop
nombreux concours, formule qui s’épuise également. Chaque année, je ne sais
combien de jeunes pianistes gagnent des concours Martha fait ça aussi, au
Japon, à Lugano, en Argentine.
B. S. : Et vous ne le faites pas,
vous aussi ?
N. F. : Nous voulons le faire ensemble,
au Brésil.
B. S. : Et vous, en solo ?
N. F. : Tout seul ? [Rires.] Je ne
veux pas de responsabilité [rires]. Martha a des gens qui l’aident, mais la
pauvre a beaucoup à penser, et elle aime faire beaucoup de choses qui lui
occupent l’esprit. Je ne suis pas comme elle, quand j’ai un peu de temps j’aime
aller chez moi, à Rio. Le fait d’y être me suffit. Je vais me promener au
Brésil, et j’aime aussi rester dans ma maison, où j’ai quatre chiens. Je vais
tous les jours me promener sur la plage, je vais au cinéma. Je suis un
cinéphile. Je lis peu, en dehors des partitions.
B. S. : Aimez-vous l’opéra ?
N. F. : Pas tellement. J’aime plutôt
la musique d’orchestre et de chambre.
B. S. : Vous avez joué avec les grands
chefs d’orchestre, Eugen Jochum, Rudolf Kempe, Vaclav Neumann, Pierre Boulez,
Lorin Maazel, Charles Dutoit…
N. F. : Récemment Riccardo Chailly, que
j’aime beaucoup. Je viens de jouer avec lui, et depuis deux ans nous avons donné
beaucoup de concerts ensemble. On a fait une tournée avec le Deuxième de
Rachmaninov, puis le Deuxième de Brahms avec le Concertgebouw, le Deuxième
Chopin ensuite. Maintenant il est à Leipzig, où on doit en principe enregistrer
les deux Concertos de Brahms. Mon chef préféré est Rudolph Kempe, qui
parlait très peu. Ce que j’appréciais particulièrement, parce que nous n’avions
pas besoin de verbaliser les choses. Nous nous mettions directement dans
l’œuvre et nous jouions. Je suis beaucoup produit en sa compagnie. Ensemble, nous
avons effectué des tournées en Amérique, en Allemagne. C’est avec lui que j’ai
fait mon premier disque, les Concertos de Schumann et de Grieg et la Totentanz de Liszt, pour
CBS. Nous l’avons bouclé en quatre séances, et c’était la première fois que nous
nous voyions... Il ne m’a pas demandé de jouer pour lui avant d’enregistrer, ni
comment j’envisageais les choses. J’adorais ça. Cela m’agace un peu d’entendre
chef me demande « comment faites-vous cela ? » Peut-être le fais-je,
peut-être non. Cela dépend. Je fais une générale et le concert. En revanche,
avec Chailly, nous parlons beaucoup, mais j’aime cela parce qu’il est très
intéressant. Il parle aussi beaucoup avec l’orchestre, et quand il aime il dit
qu’il aime ; il est très extraverti. C’est très stimulant. Mais quand les
chefs ont plus ou moins un comportement de kapellmeister,
ce n’est pas très agréable. Je ne suis pas timide, mais un peu réservé. Mais quand
je suis avec intimes, je peux être très festif.
B. S. : Avez-vous des jeunes pianistes
que vous appréciez particulièrement ?
N. F. : Oui. Grigori Sokolov, Mlkhail
Pletnev, Piotr Andrzejewski. L’école russe est formidable pour le piano. Depuis
toujours. Il paraît que même que lorsque les bébés russes mettent une main sur
un piano, il résonne déjà avec un son de meilleure qualité que chez bien des
professionnels du monde entier [rires]. Ce que j’aime chez les Russes, c’est
justement la sonorité. La technique, c’est le son, le contrôle du son.
B. S. : Au Brésil, le piano est-il
resté ce qu’il était dans votre jeunesse ?
N. F. : Pas tout à fait. Mais il y a
tout de même des jeunes un peu partout dans le pays. Il y a par exemple un
jeune homme de dix-neuf ans qui habite à Vienne et s’appelle, Luis Gustavo. Il
y en a un autre très doué, Giancarlo Cucarelli, mais il est devenu moine...
B. S. : Sur le plan discographique,
vous n’êtes guère prolixe.
N. F. : J’ai passé en effet vingt-cinq
ans sans enregistrer de disque en solo. Ce n’est pas un choix, mais peut-être
me suis-je arrêté parce que l’on me proposait des intégrales, et je ne me
sentais pas à l’aise. Dans l’intervalle, j’ai fait quelques disques avec
Martha. Mais finalement Decca s’est approché. Alors on va voir comment les
choses vont évoluer.
B. S. : Vous n’êtes donc pas un inconditionnel
des intégrales. Préférez-vous porter votre attention sur un certain nombre
d’œuvres d’un compositeur qu’embrasser la totalité de son œuvre ?
N. F. : Chez Mozart, j’ai quelques
sonates et quelques concertos. J’adore pourtant Mozart. Je ne joue pas beaucoup
d’œuvres de lui, mais celles que je possède à mon répertoire, je les donne
souvent. Haydn me touche moins. J’aime Schubert, mais je le joue peu. Je pense néanmoins
que cela va venir. Je ne me sentais pas encore prêt. Liszt, les concertos, la
sonate, les quatrième et cinquième rhapsodies. Brahms en revanche, j’en fais
beaucoup, Intermezzi, Rhapsodies, deux Sonates. A quatorze ans, Brahms était mon compositeur favori, si
bien que j’ai tout déchiffré de lui, et en public j’ai fait les sonates, les
rhapsodies, les deux concertos, quelques Intermezzi,
le quintette, les trios.
B. S. : Quelle œuvre avez-vous jouée
sous la direction de Pierre Boulez ?
N. F. : Le premier concerto de Béla Bartók.
J’en garde un excellent souvenir. Nous l’avons donné deux fois, mais c’était il
y a très longtemps, en 1969, à Los Angeles et à Cleveland. J’aimerais aussi
parler de l’Espagne.
B. S. : Allons-y.
N. F. : En fait, c’est là où j’ai commencé
ma carrière. Parce que mon premier impresario était le vieux Don Ernesto de
Quesada, qui avait aussi été le premier impresario de Rubinstein, quand il a
commencé en Espagne. Je m’y suis ainsi produit pour la première fois en 1965.
J’y ai fait depuis beaucoup de tournées, et je garde d’excellents souvenirs.
J’ai joué un peu partout, beaucoup à Valence, Madrid, Barcelone, Las Palmas.
J’ai donné au cours de cette première tournée notamment Waldstein, que
je jouais beaucoup à l’époque, Toccata et Fugue de Bach, Visions
fugitives de Prokofiev, la Sonate en si mineur de Chopin, les sonates
de Brahms, Mozart, Liszt, beaucoup de choses. Depuis cette première tournée,
l’Espagne a beaucoup changé, et compte quantité de salles de concert et d’opéra
toutes plus magnifiques les unes que les autres.
B. S. : Le DVD est-il important pour la postérité comme témoignage
visuel du jeu d’un pianiste ?
N. F. : C’est très intéressant. J’aime
beaucoup regarder quelqu’un jouer. Des gens disent qu’écouter suffit. D’accord,
mais il est très intéressant de regarder le jeu en tant que tel. C’est une
chance par exemple que Horowitz ait fait beaucoup de vidéo. Il me fascinait,
mais, à l’époque où j’étais enfant, il ne se produisait pas du tout su scène.
Tant et si bien que je me demandais comment il jouait…
Recueilli par
Bruno Serrou
Paris, samedi 14 février
2004
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