Paris, Théâtre du Châtelet, vendredi 25 janvier 2012
Kurt Weill, Street Scene. Kate Nelson (Mae Jones) et John Moabi (Dick McGann). Photo : DR
Le Théâtre du Châtelet présente pour
quatre représentations seulement un chef-d’œuvre de Broadway, Street Scene de Kurt Weill (1900-1950), dans
une production créée à Watford (à une trentaine de kilomères de Londres) en juillet 2008. Ouvrage rare en France de
l’auteur du célébrissime Opéra de quat’sous né en 1928 de sa
collaboration avec Bertolt Brecht qui séjourna à Paris de 1933 à 1935, sur la
route de l’exil qui le conduira de Berlin à New York, Street Scene a attendu soixante-trois ans pour connaître sa
première française. C’était à l’Opéra de Toulon en mars 2010 dans une mise en
scène d’Olivier Bénézech. Quelques mois plus tard, en décembre de la même
année, l’Atelier d’Art lyrique de l’Opéra de Paris en donnait une version synthétique
avec deux pianos sous le titre Songs de
Street Scene, mis en scène par Irène Bonnaud et chorégraphié par Jean-Marc
Picquemal.
Kurt Weill (1900-1950), à New York en 1943. Photo : DR
Cet « opéra
américain », selon la formule de Kurt Weill, créé à New York, Adelphi
Theater, le 9 janvier 1947 dans une mis en scène par Charles Friedman et une
chorégraphie d’Anna Sokolow, valut à son auteur le premier Tony Award de
l’histoire de Broadway. Sitôt après avoir vu à Berlin en 1930 la pièce à succès
d’Elmer Rice, prix Pulitzer 1929, Weill a compris qu’il tenait « le sujet
parfait pour un opéra américain, par son récit prenant et la richesse de ses
protagonistes ». Sitôt arrivé aux Etats-Unis, il contacte le dramaturge,
qui met plusieurs années pour accepter de collaborer avec le compositeur, qui,
pour les lyrics, fait appel au poète de Harlem Langston Hughes. Cette scène de
rue d’un été caniculaire new-yorkais, avec ses personnages hauts en couleur, leurs
drames, leurs amours, est entrée au New York City Opera en 1959. « Il s’agit d’un entrelacs brillant de styles (opéra, opérette, musique populaire)
et d’un texte parlé
et chanté », rappelle Tim Murray, chef d’orchestre de la production The
Opera Group Young Vic mise en scène par John Fulljames présentée au Châtelet.
« Le livret précise-t-il, use
des langues vernaculaires des nationalités
(italien, suédois, yiddish, irlandais, allemand, polonais, etc.), de la rue et ne craint pas de décrire la
violence et la misère. » Cherchant le réalisme,
Weill a fusionné chant et parole soutenus par un orchestre flamboyant.
« Nous avons essayé d’être fidèles à l’œuvre dans toute sa complexité, dit
Murray. Notre troupe chante et danse avec passion. L’orchestre est au centre du plateau,
ce qui valorise l’éclat de la musique de Weill. »
Kurt Weill, Street Scene. Harriet Williams (Mrs Olsen), Simone Sauphanor (Mrs Fiorentino) et James McOran-Campbell (George Jones). Photo : DR
Œuvre supérieurement orchestrée,
alliant avec maestria écriture symphonique et orchestration jazz façon Duke
Ellington, et la façon du blues, la partition est loin d’être un pastiche, un « à
la manière de » ou une synthèse de styles. On y trouve en effet Verdi,
Bizet, Puccini, le swing et des prémices du be-bop, le tout faisant de Weill
non pas un « suiveur » mais un précurseur. En effet, la partition de Street Scene est plus riche encore que
celle de Porgy and Bess de Gershwin qui
le précède de douze ans et dont il est le pendant pour le petit peuple blanc,
et de West Side Story de
Bernstein de dix ans postérieur qui s’attache aux nouveaux émigrés des années
1950 que son les portoricains. L’action de Street
Scene se déroule dans une rue surchauffée du lower East Side de Manhattan dans
les années 1940. Elle est ponctuée de misère, d’espoirs inassouvis, de faits
divers, d’histoires d’amour et de jalousie qui conduisent au meurtre, à l’expulsion
d’une famille monoparentale sans le sous, tandis que de graines de voyous, des
dragueurs de petite envergure, etc. Les héros sont pauvres, sans gloire,
américains moyens qui racontent toute l’histoire du monde - l’un est un
vieux militant du Bund, juif d’Europe centrale, l’autre est marchand de glaces,
italien et fier de l’être, les voisins sont suédois, et la commère de
l’immeuble est une irlandaise digne d’un film de John Ford, un autre est une
brute réactionnaire, un autre encore un alcoolique... Hymne au melting pot new-yorkais,
l’opéra de Weill attaque de front le racisme, le conservatisme de la classe
ouvrière américaine, représenté par le personnage de Frank Marrant, et
l’importance toujours plus grande de la presse à scandales, qui attire comme
les mouches deux commères des beaux quartiers sur les lieux d’un crime sanglant…
New York City, lower Est Side, Manhattan, années 1940. Photo : DR
En s’accaparant l’idiome américain
(métissage de chant, déclamation et chorégraphie, une multitude de rôle secondaires, dont de nombreux enfants, le tout soutenu par
un orchestre polychrome), Weill réussit une synthèse qui suscitera l’admiration de Leonard Bernstein
puis de Steven Sondheim. « Street
Scene, à travers son détonant Ice
Cream Sextet, déploie un chant de louanges à la culture urbaine d’une New
York cosmopolite, comme l’écrit Pascal Huynh dans son remarquable ouvrage qu’il
a consacré à Kurt Weill (1). Vingt-cinq songs,
tous plus brillants les uns que les autres, ponctuent les deux actes d’une œuvre
étincelante de plus de deux heures trente. Le récit se
concentre sur deux intrigues :
l’histoire d’amour entre Rose Marrant
et son voisin Sam Kaplan, et sur la relation
extraconjugale de la mère de Rose,
Anna, qui est finalement
découverte par son mari irascible,
Frank. Le premier acte enchâsse une grande diversité de
numéros. Outre le Ice-Cream Sextet déjà cité, un
blues, un trio de commères, Get a Load of That, une aria pour soprano, Somehow I Never Could Believe, un arioso pour ténor Lonely House, deux numéros caractéristiques de Broadway, Wouldn’t You Like to Be n Broadway ? et
What Good Would the Moon Be ?, un duo dansé, Moon-Faced, Starry-Eyed et un onirique duo dans l'esprit de Puccini, Remember That I Care. Au
second acte, introduit par une prélude instrumental, une scène d’enfants, Catch Me If You Can, le duo
d’amour We’ll Go Away Together, la puissante séquence du meurtre, une complainte, The Woman Who Lived Up There, une berceuse caustique, enfin le duo d’adieu dans le style comédie musicale Don't Forget the Lilac Bush.
Kurt Weill, Street Scene. L'arrestation de Frank Maurrant (Goef Dolton). Photo : DR
Se déployant au sein d’un décor
simple conçu par Dick Bird qui suggère une rue, la façade d'un immeuble et ses dégagements à partir d’un
praticable sur deux niveaux reliés par deux escaliers et au milieu duquel est
installé l’orchestre et le chef (cordes et percussion au rez-de-chaussée, bois
et cuivres à l’étage), la production de John Fulljames est d’une vérité et d’une
spontanéité exemplaires. Dirigée de main de maître par Tim Murray, la partition
swingue d'extraordinaire façon, conduisant souvent le spectateur à décoller de
son siège, tandis que le chef britannique glorifie la polychromie de l’orchestration,
sollicitant avec succès un Orchestre Pasdeloup qui lui répond avec adresse.
New York City, lower East Side, Manhattan, années 1940. Photo : DR
Sur le plateau, une troupe
aguerrie, qui donne une formidable authenticité à cette œuvre colorée et multiple,
s’exprimant avec naturel et chantant avec des voix lyriques hélas déformées par
l’amplification de micros trop systématiquement utilisés sur la scène du Châtelet
(ce qui nuit en plus à la spatialisation, puisque l’on a parfois du mal à repérer
où se trouve l’intervenant et transforme le navire amiral des théâtres de la
Ville de Paris en un quelconque Zénith), pourtant l’une des plus belles acoustiques
de la place de Paris et dont les protagonistes de Street Scene n’ont de toute
évidence nul besoin, pas même les enfants. Le spectacle est dominé par les
figures émouvantes d’Anna et Rose Maurrant (Sarah Redwick et Susanna Hurrell),
du rêveur Sam Kaplan (Paul Curievici), de Laura Hildebrand (Joanna Foote) et de
sa fille Jennie (Kate Nelson, qui campe également Shirley Kaplan, sœur de Sam,
et Mae Jones, fille de l’alcoolique George Jones). Geof Dolton incarne à
travers la figure de Frank Maurrant une brute buttée et réactionnaire que la
jalousie mine d’une vérité confondante, et l’on se délecte de l’inénarrable duo
dansé réunissant Mae Jones et son petit ami Dick McGann campés par Kate Nelson
et John Maobi qui se lancent sur le trottoir dans un jitterbug débridé. Il convient aussi de saluer les enfants de la
Maîtrise de Paris, qui, individuellement et collectivement, s’en donnent à cœur
joie dans leurs emplois d’enfants des rues plus ou moins délurés, ainsi que le Chœur
du Châtelet, cantonné dans les coulisses.
Bruno Serrou
1) Editions Actes Sud
Cher Bruno
RépondreSupprimeril y a des soirs où Paris me manque terriblement!!!
Merci de ton article qui donne bien le ton d'une production qui semble magistrale pour une oeuvre qui l'est sans doute
à très vite
Gualtiero