Deuxième opéra de Kaija Saariaho après L’Amour de loin créé en 2000 au Festival de Salzbourg, et avant Emilie pour l’Opéra de Lyon en 2010, Adriana Mater est le fruit d’une commande des Opéras d’Helsinki et de Paris, ce dernier étant alors dirigé par Gérard Mortier, commanditaire de l’Amour de loin, et avec la même équipe artistique réunissant l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf pour le livret français, le chef finlandais Esa-Pekka Salonen à la direction, et le dramaturge états-unien Peter Sellars à la mise en scène. L’enregistrement proposé ici par le label DG a été réalisé à San Francisco quelques jours après le décès de Kaija Saariaho. A l’écoute des deux disques, l’on mesure l’importance de la maturation des œuvres, qui, quand elles sont de qualité comme c’est le cas ici, se révèlent avec le temps, d’autant plus que, considérant les circonstances de sa réalisation - peu après la mort de la compositrice -, la profondeur et la gravité dramatique du sujet enrichi par une musique hors du temps et somptueusement orchestrée lui donnent valeur testimoniale
Créée le 3 avril 2006 à l’Opéra
Bastille, l’œuvre, qui requiert un dispositif électronique de spatialisation et
d’amplification en temps réel réalisé à l’IRCAM, conte en deux actes et sept
tableaux la tragédie universelle et la pérennité de ses tenants et aboutissants
du temps de guerre. L’action se déroule dans les Balkans. Tandis qu’Adriana,
jeune femme joviale et heureuse, refuse les avances d’un homme d’une vulgarité abjecte
qui, devenu soldat, finit par la violer. Se retrouvant enceinte, elle s’interroge
sur le devenir de son enfant. Dix-huit ans plus tard, Adriana avoue à son fils
les circonstances de sa conception. Fou de colère et de haine, il décide de
retrouver son père dans le but de le tuer. Mais lorsqu’Il le retrouve, il
s’aperçoit qu’il est devenu aveugle et décide de renoncer à son acte
destructeur, optant pour le pardon. Lors de sa création, l’accueil ne fut pas des
plus enthousiastes. Moi-même, j’écrivais dans les colonnes du mensuel espagnol Scherzo, que je prends l’initiative de
citer ici : « Après l’amour
mystique au temps des troubadours, Kaija Saariaho et Amin Maalouf se sont
tournés vers un sujet contemporain, associant les thèmes de la guerre, du viol,
et de la maternité. Contrairement à l’Amour de loin, dont l’action se
situe au XIIe siècle, celle d’Adriana Mater se veut
indéterminée. Si tout laisse à penser que nous sommes dans la
Bosnie-Herzégovine ou la Tchétchénie des années 1990, ce refus de dater et de situer
pour toucher à l’universel conduit au pompeux. Si la
parabole du mal vaincu par le bien, de l’homme brisé par la maternité, de la
mort écrasée par la vie est une idée généreuse, l’excès de bons sentiments suscite
l’overdose. Les poncifs sont nombreux, par exemple « Le sang du
monstre coule dans mes propres veines... Qui est cet être que je porte ? Qui
est cet être que je nourris ? Mon enfant sera-t-il Caïn ou bien Abel ?», ou
l’usage immodéré du mot « comme » (« comme un vêtement sale
et vide », « comme si on ne l’avait pas vu », « comme s’ils
portaient vers nous la sagesse des enfants morts »…). Même indigence côté
mise en scène. Dans une maquette de village néo-balkanique aux coupoles
symboliquement arrondies posée cent trente minutes durant sur un fond noir, les
quatre personnages, Adriana, Refka, sa sœur, Tsargo, le violeur, et Yonas, le
fils, suivent le livret mot pour mot. Sellars signe ainsi une mise en scène
d’une étonnante platitude, Tsargo ramassant la « poussière de la
guerre », les lumières virant au rouge à l’évocation du viol, de la
damnation, du sang versé, etc. Mais le quatuor de chanteurs inconnus s’avère
excellent. Dans la fosse, Esa-Pekka Salonen dirige fort consciencieusement
cette partition aussi dense que statique dans laquelle Saariaho déploie sa
science du spectre sonore dont la sophistication est contredite par une
écriture chorale et orchestrale parfois sommaire. Un chœur pourtant spatialisé
par l’IRCAM qui tend à l’immatérialité. Mais on se lasse vite
de l’orchestre à la pâte inaltérable, se dressant de loin en loin, notamment
dans le chaos du viol, puis se plaignant dans des gargouillements de cuivres et
des saillies de contrebasses, au point que l’on finit par se demander ce qui
est advenu de l’alchimie subtile de l’écriture acoustique combinée aux
techniques électroniques qui font la marque de la compositrice finlandaise. »
Capté durant les
trois représentations au Davies Symphony Hall de San Francisco en juin 2023
dans la mise en scène parisienne de Peter Sellars, cet enregistrement n’a de la
distribution originelle que le chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen, l’orchestre
et le Chœur étant ceux du San Francisco Symphony dont le chef finlandais est le
directeur musical, et le cast de
chanteurs entièrement renouvelé. Une équipe non francophone, à l’exception du
rôle-titre confié à la mezzo-soprano Fleur Barron, et de la soprano Axelle Fanyo, tant et si bien que le texte
n’est pas toujours compréhensible. Ce qui est regrettable, car musicalement
l’œuvre a gagné en maturité et apparaît de ce fait grâce au disque peut-être
bien que les effets de la spatialisation soient forcément réduits du fait de la
seule stéréophonie. Le San Francisco Symphony, remarquablement préparé par
Salonen, est en effet étincelant, servant brillamment l’écriture scintillante
et la limpidité qui caractérise l’orchestration de la compositrice sont
admirablement restituées ici. Un Salonen, fidèle partenaire depuis leurs études communes au Conservatoire d’Helsinki de la compositrice franco-finlandaise disparue il y
a eu deux ans le 2 juin dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/hommage-la-compositrice-la-plus.html),
qui déclarait à la veille de ces représentations californiennes d’Adriana Mater : « Le moment choisi pour cette production
est déchirant, mais je suis heureux de retrouver cette partition mystérieuse et
puissante. »
A l’écoute des
deux CD publiés par DG, ces représentations sont incontestablement empreintes de
la douleur suscitée par le décès de la compositrice sur une équipe artistique qui
lui était proche. Cette douleur imprègne l’enregistrement entier. A commencer
par le quatuor vocal, entre le fils d’Adriana, Yonas, brillamment campé par le
ténor états-unien Nicholas Phan, et sa tante Refka, qui a caché à son neveu
les circonstances de sa conception et l’identité de son père, Tsargo, tenu par
le baryton-basse britannique Christopher Purves - les deux hommes ayant des
difficultés avec la langue française. La soprano Axelle Fanyo, timbre solaire à
la diction parfaite qui se sera notamment illustrée en janvier 2024 à Genève
lors de la création de l’opéra Justice d’Hèctor
Parra où elle était la mère de l’enfant mort, est une Yonas déchirante. A l’instar
du rôle-titre, confié comme les premières représentations à Fleur Barron, mère
inconsolable et anéantie dont le chant bouleversant se déploie comme de la lave
en fusion, jusqu’à la longue et captivante scène finale emplie d’une charge
émotionnelle agrégée deux heures durant où chacun des protagonistes exprime une
amertume persistante jamais admise, tandis que le fils miséricordieux épargne son
père violeur, délivrant ainsi sa famille du cycle cauchemardesque dans lequel
elle est enfermée depuis plus de trois lustres.
Mais c’est l’orchestre
Symphonique de San Francisco dont Salonen est le directeur musical qui fait
tout l’attrait de cet enregistrement, distillant quasi à lui seul le flux
naturellement âpre et tragique de l’écriture instrumentale de Kaija Saariaho
qui transcende les faiblesses d’un
livret initialement conçu pour la seule narration littéraire et non pas pour la
scène et auquel son auteur, Amin Maalouf, n’a pas pu donner la vie. La texture
harmonique, extrêmement riche et dense de la partition, la caractérisation de l’action
et des situations par le seul concours des instruments de l’orchestre, onirique,
introspectif, sombre et tragique, toujours d’un intimisme expressif cauchemardesque
jusqu’à la violence la plus brutale, une douloureuse fatalité emportent chaque
personnage dont la partie d’orchestre exprime les sentiments ultimes, la véhémence
des confrontations, l’enfer des sentiments, une instrumentation qui creuse
jusqu’au moindre recoin de l’âme tourmentée des protagonistes.
Bruno
Serrou
2 CD DG 486 6675. Enregistré en 2024.
Durée : 2h 06mn 16s. DDD
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