dimanche 15 juin 2025

CD : L’opéra « Adriana Mater » de Kaija Saariaho, tragédie lyrique transcendée par le disque

Deuxième opéra de Kaija Saariaho après L’Amour de loin créé en 2000 au Festival de Salzbourg, et avant Emilie pour l’Opéra de Lyon en 2010, Adriana Mater est le fruit d’une commande des Opéras d’Helsinki et de Paris, ce dernier étant alors dirigé par Gérard Mortier, commanditaire de l’Amour de loin, et avec la même équipe artistique réunissant l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf pour le livret français, le chef finlandais Esa-Pekka Salonen à la direction, et le dramaturge états-unien Peter Sellars à la mise en scène. L’enregistrement proposé ici par le label DG a été réalisé à San Francisco quelques jours après le décès de Kaija Saariaho. A l’écoute des deux disques, l’on mesure l’importance de la maturation des œuvres, qui, quand elles sont de qualité comme c’est le cas ici, se révèlent avec le temps, d’autant plus que, considérant les circonstances de sa réalisation - peu après la mort de la compositrice -, la profondeur et la gravité dramatique du sujet enrichi par une musique hors du temps et somptueusement orchestrée lui donnent valeur testimoniale

Créée le 3 avril 2006 à l’Opéra Bastille, l’œuvre, qui requiert un dispositif électronique de spatialisation et d’amplification en temps réel réalisé à l’IRCAM, conte en deux actes et sept tableaux la tragédie universelle et la pérennité de ses tenants et aboutissants du temps de guerre. L’action se déroule dans les Balkans. Tandis qu’Adriana, jeune femme joviale et heureuse, refuse les avances d’un homme d’une vulgarité abjecte qui, devenu soldat, finit par la violer. Se retrouvant enceinte, elle s’interroge sur le devenir de son enfant. Dix-huit ans plus tard, Adriana avoue à son fils les circonstances de sa conception. Fou de colère et de haine, il décide de retrouver son père dans le but de le tuer. Mais lorsqu’Il le retrouve, il s’aperçoit qu’il est devenu aveugle et décide de renoncer à son acte destructeur, optant pour le pardon. Lors de sa création, l’accueil ne fut pas des plus enthousiastes. Moi-même, j’écrivais dans les colonnes du mensuel espagnol Scherzo, que je prends l’initiative de citer ici : « Après l’amour mystique au temps des troubadours, Kaija Saariaho et Amin Maalouf se sont tournés vers un sujet contemporain, associant les thèmes de la guerre, du viol, et de la maternité. Contrairement à l’Amour de loin, dont l’action se situe au XIIe siècle, celle d’Adriana Mater se veut indéterminée. Si tout laisse à penser que nous sommes dans la Bosnie-Herzégovine ou la Tchétchénie des années 1990, ce refus de dater et de situer pour toucher à l’universel conduit au pompeux. Si la parabole du mal vaincu par le bien, de l’homme brisé par la maternité, de la mort écrasée par la vie est une idée généreuse, l’excès de bons sentiments suscite l’overdose. Les poncifs sont nombreux, par exemple « Le sang du monstre coule dans mes propres veines... Qui est cet être que je porte ? Qui est cet être que je nourris ? Mon enfant sera-t-il Caïn ou bien Abel ?», ou l’usage immodéré du mot « comme » (« comme un vêtement sale et vide », « comme si on ne l’avait pas vu », « comme s’ils portaient vers nous la sagesse des enfants morts »…). Même indigence côté mise en scène. Dans une maquette de village néo-balkanique aux coupoles symboliquement arrondies posée cent trente minutes durant sur un fond noir, les quatre personnages, Adriana, Refka, sa sœur, Tsargo, le violeur, et Yonas, le fils, suivent le livret mot pour mot. Sellars signe ainsi une mise en scène d’une étonnante platitude, Tsargo ramassant la « poussière de la guerre », les lumières virant au rouge à l’évocation du viol, de la damnation, du sang versé, etc. Mais le quatuor de chanteurs inconnus s’avère excellent. Dans la fosse, Esa-Pekka Salonen dirige fort consciencieusement cette partition aussi dense que statique dans laquelle Saariaho déploie sa science du spectre sonore dont la sophistication est contredite par une écriture chorale et orchestrale parfois sommaire. Un chœur pourtant spatialisé par l’IRCAM qui tend à l’immatérialité. Mais on se lasse vite de l’orchestre à la pâte inaltérable, se dressant de loin en loin, notamment dans le chaos du viol, puis se plaignant dans des gargouillements de cuivres et des saillies de contrebasses, au point que l’on finit par se demander ce qui est advenu de l’alchimie subtile de l’écriture acoustique combinée aux techniques électroniques qui font la marque de la compositrice finlandaise. »

Kaija Saariaho (1952-2023), Adriana Mater. Photo de la création à l'Opéra de Paris, avril 2006
Photo : (c) François Fogel / OnP

Capté durant les trois représentations au Davies Symphony Hall de San Francisco en juin 2023 dans la mise en scène parisienne de Peter Sellars, cet enregistrement n’a de la distribution originelle que le chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen, l’orchestre et le Chœur étant ceux du San Francisco Symphony dont le chef finlandais est le directeur musical, et le cast de chanteurs entièrement renouvelé. Une équipe non francophone, à l’exception du rôle-titre confié à la mezzo-soprano Fleur Barron, et de la soprano Axelle Fanyo, tant et si bien que le texte n’est pas toujours compréhensible. Ce qui est regrettable, car musicalement l’œuvre a gagné en maturité et apparaît de ce fait grâce au disque peut-être bien que les effets de la spatialisation soient forcément réduits du fait de la seule stéréophonie. Le San Francisco Symphony, remarquablement préparé par Salonen, est en effet étincelant, servant brillamment l’écriture scintillante et la limpidité qui caractérise l’orchestration de la compositrice sont admirablement restituées ici. Un Salonen, fidèle partenaire depuis leurs études communes au Conservatoire d’Helsinki de la compositrice franco-finlandaise disparue il y a eu deux ans le 2 juin dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/hommage-la-compositrice-la-plus.html), qui déclarait à la veille de ces représentations californiennes d’Adriana Mater : « Le moment choisi pour cette production est déchirant, mais je suis heureux de retrouver cette partition mystérieuse et puissante. »

A l’écoute des deux CD publiés par DG, ces représentations sont incontestablement empreintes de la douleur suscitée par le décès de la compositrice sur une équipe artistique qui lui était proche. Cette douleur imprègne l’enregistrement entier. A commencer par le quatuor vocal, entre le fils d’Adriana, Yonas, brillamment campé par le ténor états-unien Nicholas Phan, et sa tante Refka, qui a caché à son neveu les circonstances de sa conception et l’identité de son père, Tsargo, tenu par le baryton-basse britannique Christopher Purves - les deux hommes ayant des difficultés avec la langue française. La soprano Axelle Fanyo, timbre solaire à la diction parfaite qui se sera notamment illustrée en janvier 2024 à Genève lors de la création de l’opéra Justice d’Hèctor Parra où elle était la mère de l’enfant mort, est une Yonas déchirante. A l’instar du rôle-titre, confié comme les premières représentations à Fleur Barron, mère inconsolable et anéantie dont le chant bouleversant se déploie comme de la lave en fusion, jusqu’à la longue et captivante scène finale emplie d’une charge émotionnelle agrégée deux heures durant où chacun des protagonistes exprime une amertume persistante jamais admise, tandis que le fils miséricordieux épargne son père violeur, délivrant ainsi sa famille du cycle cauchemardesque dans lequel elle est enfermée depuis plus de trois lustres.

Mais c’est l’orchestre Symphonique de San Francisco dont Salonen est le directeur musical qui fait tout l’attrait de cet enregistrement, distillant quasi à lui seul le flux naturellement âpre et tragique de l’écriture instrumentale de Kaija Saariaho qui  transcende les faiblesses d’un livret initialement conçu pour la seule narration littéraire et non pas pour la scène et auquel son auteur, Amin Maalouf, n’a pas pu donner la vie. La texture harmonique, extrêmement riche et dense de la partition, la caractérisation de l’action et des situations par le seul concours des instruments de l’orchestre, onirique, introspectif, sombre et tragique, toujours d’un intimisme expressif cauchemardesque jusqu’à la violence la plus brutale, une douloureuse fatalité emportent chaque personnage dont la partie d’orchestre exprime les sentiments ultimes, la véhémence des confrontations, l’enfer des sentiments, une instrumentation qui creuse jusqu’au moindre recoin de l’âme tourmentée des protagonistes.

Bruno Serrou

2 CD DG 486 6675. Enregistré en 2024. Durée : 2h 06mn 16s. DDD

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire