Paris. Piano4étoiles. Théâtre des Champs-Elysées. Vendredi 13 juin 2025
Extraordinaire Mazurka en la mineur op. 17/4 en forme d’interrogation, de réponses
affirmées mêlées de douloureuse nostalgie offerte ce soir par Rafał Blechacz au Théâtre des
Champs-Elysées dans le cadre de Piano4étoiles, avec un programme permettant au
vainqueur du Concours Chopin de Varsovie 2005 à la silhouette longue et
filiforme au profile de compositeur pianiste romantique de démontrer sa
musicalité prodigieuse magnifiée par une virtuosité magnétique, un art de la
nuance affûté, un toucher d’une variété prodigieuse, une intelligence du texte
extraordinaire, une « Clair de
Lune » de Beethoven vivifiante, des Impromptus
op. 90 de Schubert d’orfèvre, puis un
tout Chopin de poète, enchaînant les infinies évocations de la Barcarolle
op. 60, de la Ballade n° 3 op. 47, les quatre Mazurkas op. 17 et le Scherzo n° 3 op. 39. Salle comble de connaisseurs pour l’ultime
concert de Piano4etoiles de la saison 2024-2025. Magistral !
En 2005, à l'âge de 20 ans, le pianiste polonais Rafał Blechacz triomphait au Concours international Frédéric Chopin de Varsovie. Depuis lors, le virtuose s’est imposé dans la diversité de son répertoire. Revendiquant pour filiation deux de ses compatriotes, Krystian Zimerman, vainqueur du même Concours Chopin trente ans plus tôt (1975) entendu à la Philharmonie de Paris une semaine plus tôt (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/06/krystian-zimerman-le-piano-sur-les.html), et Arthur Rubinstein, qu’il a désormais rejoints parmi les maîtres de l’instrument-roi, à l’instar d'un autre Polonais, Piotr Anderszewski, de seize ans son aîné mais allergique aux concours (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/03/entretien-avec-piotr-anderszewski-la.html). Si, comme pour ses pairs, l’œuvre de Chopin occupe une place privilégiée dans son répertoire, il n’en est pas moins un interprète inspiré de J. S. Bach, J. Haydn, Beethoven, Schubert, Schumann, Liszt, mais aussi de Fauré, Debussy et Szymanowski, son compatriote. Comme le programme de son récital du 13 juin l’a confirmé, Rafał Blechacz se situe dans la lignée des pianistes-penseurs, de Wilhelm Kempff et Rudolph Serkin à Alfred Brendel et Murray Perahia, par la profondeur de son jeu, sa sonorité lumineuse, sa conception globale des œuvres qu’il interprète.
Ses moyens techniques et sa musicalité exceptionnels servis par
une virtuosité sans failles mais jamais ostentatoire, permet à Rafał Blechacz d’offrir du
très grand piano et d’exprimer sa sensibilité de poète à toute épreuve
servie par une expressivité fabuleuse, quoique mesurée en tous points, sans
sentimentalisme ni maniérisme d’aucune sorte, le musicien jouant clairement dans son jardin, tant ses Chopin sonnent avec une grâce et une
profondeur naturelles, comme si le compositeur et l’interprète ne faisaient qu’un.
Son Beethoven est lyrique et mélancolique dans le mouvement initial de la Sonate pour piano n° 14 en ut dièse mineur
op. 27/2 « Quasi una fantasia », « lamentation » selon Hector
Berlioz, intime, noble et sombre, à laquelle Rafał Blechacz donne la juste coloration de douleur
sourde mais sans traîner, ce qui donne à l’Adagio
sostenuto un relief d’autant plus pathétique, puis se faisant de plus en
plus vertigineux dans le déploiement des deux mouvements suivants, d’abord l’Allegretto où Rafał Blechacz se fait d’un coup joyeux, soulignant le
caractère éperdument insouciant, conduisant au Presto agitato, emporté et violent, qui reprend le thème du mouvement initial et auquel Blechacz donne
le caractère haletant d’une tornade mais jamais suffoquant, le toucher du
pianiste polonais, limpide et aérien, servant à merveille la partition qui
reste d’une totale lisibilité.
Des quatre Impromptus op. 90 D 899 de Franz Schubert composés en septembre 1827, soit six mois après la mort de Beethoven, Rafał Blechacz construit un véritable cycle, et, en chantre suprêmement inspiré, lui donne le caractère de lieder sans paroles, en concordance avec leur structure tripartite et la concentration des sentiments inclus dans chacun, climat, couleur, affect, contenu psychologique en conformité avec la pensée de Schubert. Comme la Sonate « Clair de lune » de Beethoven, le premier Impromptu de Schubert, tout imprégné de sombre fatalité, commence à la manière d’une marche funèbre constamment renouvelée dans son expression comme une litanie incantatoire. Le deuxième Impromptu forme lui aussi un climat parallèle à la Sonate n° 14 de Beethoven, avec son expression légère et fluide exposée sur toute la largeur du clavier du début du XIXe siècle, tandis que dans l’épisode central, Blechacz s’est fait avec a propos plus violent et saccadé, formant un judicieux contraste avec le troisième Impromptu, Andante, dont il magnifie le chant sublime exposé en de délicats pianissimi qui donnent à cette page somptueuse le caractère d’un nocturne aux effusions d’une féerique beauté, qui forme un saisissant contraste avec le dernier Impromptu du recueil, fluide et léger, dans lequel Blechacz joue à merveille des vagues de sentiments et de couleurs, se faisant tour à tour ardent, élégiaque, grave, inquiet, abattu, blessé, avant de conclure dans un océan de lumière.
Rafał Blechacz a
consacré la seconde partie de son récital au seul Frédéric Chopin, dont il a
donné quatre opus publiés entre 1834 et 1846, commençant par l’un des toud derniers, la célébrissime Barcarolle en
fa dièse majeur op. 60 composée entre l’automne 1845 et l’été 1846 dédiée à
la baronne Margarethe de Stockhausen née Schmuck (1803-1877) cantatrice et épouse
du dédicataire de la Ballade op. 23 Franz
Stockhausen (1792-1868) - qui, sauf erreur ou omission, n’a rien à voir avec
notre cher Karlheinz -, tandis que la création était donnée par le compositeur
chez son facteur de pianos favori, l'ami Camille Pleyel (1788-1855), le 16 février 1848.
Chopin se fonde dans le rythme et le ton des chansons de gondoliers vénitiens,
tandis que la structure est analogue à nombre de ses Nocturnes en trois parties, la dernière étant la reprise légèrement
modifiée de la première. Blechacz, de sa sensibilité profonde et rayonnante, en
a donné toute la magie célébrée par Maurice Ravel, qui y vantait le « thème
en tierces, souple et délicat, constamment vêtu d’harmonies éblouissantes. La
ligne mélodique est continue. Un moment, une mélopée s’échappe, reste suspendue
et retombe mollement, attirée par des accords magnifiques. L’intensité
augmente. Un nouveau thème éclate, d’un lyrisme splendide, tout italien. Tout s’apaise.
Du grave d’élève un trait rapide, frissonnant, qui plane sur des harmonies
précieuses et tendres. On songe à une mystérieuse apothéose. » Souverain
dans le déploiement des lignes, le polonais se situe dans la ligne
interprétative d’un Maurizio Pollini, autre vainqueur du Concours Chopin de
Varsovie en 1960, vocalité captivante du piano, séduction envoûtante des
sonorités, équilibre entre le deux mains, la gauche portant le son sans jamais
le forcer, clarté, élégance, sobriété du jeu qui n’empêche pas la théâtralité
de l’expression enjolivée par une spontanéité irradiante. Œuvre suivante, la Ballade n° 3 en la bémol majeur op. 47
composée à Nohant durant l’été de 1841 et dédiée à son élève Pauline de Noailles
(1823-1844) qui aurait été inspiré par le poème Ondine d’Adam Mickiewicz (1798-1855). Sa structure est celle du
quinzième des Préludes op. 28 publiés
en 1839, celui en ré bémol majeur dit
« La goutte d’eau », ses sonorités reflétant le temps pluvieux de Majorque où il a été conçu. Blechacz a mis subtilement
en relief la forme en arc, soulignant le double caractère du thème initial, à la fois et tour à tour chantant et dansant, engageant l’œuvre avec une délicieuse délicatesse pour mieux
en souligner les tensions croissantes, entrecoupées de sections
contrastantes, du mezza voce poétique
et rêveur, au furioso au tumulte frémissant. Retour au début des années
1830 avec les Quatre Mazurkas op. 17
dédiées à la cantatrice Lina Freppa, professeur de chant amie de Chopin composées
en 1832-1833 et publiées chez Pleyel en janvier 1834. Contemporaine des Polonaises op. 26, il s’agit de la
première série de mazurkas écrite par Chopin à Paris, où il est arrivé à l’automne
1831 avant d’y donner ses premiers concerts en 1832. Reflets des impressions
ressenties par le compositeur après l’écrasement par les Russes de l’insurrection
polonaise de 1830, ces pièces, à l’exception de la première, plus joviale, sont toute imprégnées de tristesse, et atteignent dans la quatrième un désespoir inégalé
jusqu’alors dans l’œuvre de Chopin. Après le Vivo e risoluto de la courte Mazurka
en si bémol majeur tripartite mélodiquement colorée et radieuse et
rythmiquement d’une juvénile vitalité, Blechacz plonge dans abysses de l’âme du
compositeur dans la deuxième, en mi
mineur, Lento ma non troppo est d’une
langueur onirique aux contours insolites, tandis que le troisième, en la bémol majeur « legato assai » allie
tensions dramatiques et nostalgie profonde du temps passé, avant que s'impose la mélancolie
désespérée de la quatrième, en la mineur « Lento
ma non troppo », poème aux vastes proportions empli de douleur et de
mystère nocturne qui s’achève en un cri déchirant suspendu un temps avant la
coda qui conclut l’œuvre sur un accord non résolu que Blechacz a maintenu un moment
avant de baisser les bras tandis que le public retenait son souffle. Le pianiste
polonais a conclu son récital sur le Scherzo
n° 3 en ut dièse mineur op. 39 esquissé en janvier 1839 dans la cellule du
monastère abandonné de Valldemossa à Majorque et achevé à Marseille dans une
chambre de l’hôtel Beauvau au retour du séjour désastreux aux Baléares auprès de George Sand. Dédié à Adolphe Gutmann (1819-1882), son ami et élève ainsi que de
Franz Liszt, ce Scherzo est le plus concis, héroïque et solidement charpenté des
quatre Scherzi de Chopin, qui atteint
ici une grandeur quasi beethovénienne, ce qui permet à Blechacz de boucler la
boucle de son récital en revenant au plus près de la manière du début de son programme. Ce Presto con fuoco, qui n’a rien de
divertissant contrairement à ce que laisse croire le terme scherzo, est d’une
terrible difficulté technique tant il y faut de précision et de vélocité dans l’exécution
alerte des motifs en octaves, mais aussi d’aptitude au cantabile pour exprimer l’émotion dramatique, brièvement mise entre
parenthèses dans un trio plus serein,
avant que la partition se conclut de façon abrupte au terme d’une véritable
course à l’abîme et au néant, comme l’écrit joliment Michel Le Naour dans le
programme de salle. Pour répondre aux rappels du public venu en nombre, Blechacz
a donné deux autres pages de Chopin en bis.
Bruno Serrou
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