Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Vendredi 6 juin 2025
Quel récital au souffle profondément lyrique et généreux ! Et pourtant, le pianiste souffrait clairement de la main gauche ! Krystian Zimerman est vraiment unique ! Un vrai magicien ! Au point que la Philharmonie de Paris allait s’avérer comme tétanisée par cet authentique moment de grâce. Tout en Krystian Zimerman est musique. Il joue autant de ses doigts, de ses mains, de son cœur, de son âme, de sa sensibilité que de son corps. Il se projette dans le clavier tout entier, de la tête aux pieds, et les partitions qu’il a sous les yeux, il les regarde si peu qu’elles sont là de toute évidence pour le rassurer. Un programme magnifique, avec en première partie des compositeurs avec des œuvres composées quasi simultanément, trois Nocturnes de Chopin d’une tendre et ardente poésie, suivis d’une Sonate n° 2 op. 2 de Brahms sonnant telle une symphonie toujours renouvelée. Après la Pologne face à Vienne, la Pologne face à Paris. Trois Estampes de Debussy sonnant ample et coloré d’un Debussy de chair et de sang, très incarné, ce qui faisait plaisir à entendre, enfin les Variations sur un thème folklorique polonais de Karol Szymanowski de la même année que les Debussy. Des pages magnifiques, formant un véritable poème symphonique pour orchestre jouées avec passion, le pied gauche battant l’élan. Prodigieuse soirée ! Pas de bis, comme très souvent avec Zimerman, mais cette fois sa main gauche souffrant trop, de toute évidence, l’excuse était recevable
Les apparitions à Paris de Krystian Zimerman constituent toujours un véritable événement. Non seulement en raison de leur rareté, à l’instar de ses disques, peu nombreux (1), mais aussi et surtout pour leurs extraordinaires qualités, autant pianistiques qu’intellectuelles, spirituelles, poétiques. Pour ma part, j’essaye à chacun de ses passages d’être présent dans la salle. Un pianiste de ma génération qui me marque autant qu’un Maurizio Pollini, de la génération précédente, qui ont tous deux remporté le plus grand des concours de piano au monde, le Concours Frédéric Chopin de Varsovie à quinze ans de distance et au même âge (18 ans), l’Italien en 1960, le Polonais en 1975, avant de se retirer tous deux pendant plus d’un an du circuit pianistique pour remettre leur métier sur l’ouvrage et diversifier leur répertoire, trop centré sur Chopin dans un premier temps. Par la suite, tous deux seront des artistes exclusifs du « label jaune » Deutsche Grammophon. Les deux artistes se retrouvent également sur les particularités de leurs programmes, toujours subtilement conçus et interprétés avec le plus haut degré d’exigence technique et musicale. Cette fois, devant une salle comble à la qualité d’écoute saisissante, Krystian Zimerman a choisi de mettre en regard deux des plus grands compositeurs polonais face à deux de leurs pairs de leur temps, l’un germanique, l’autre français mais tous deux admirateurs de leur aîné né en Pologne et mort en France, Frédéric Chopin. Ce dernier - ou plutôt ce premier -, étant mis en résonance avec Johannes Brahms, tandis que son compatriote du XXe siècle, Karol Szymanowski, était mis en regard de son propre contemporain, Claude Debussy, qu’il a plus ou moins pris pour référent.
Ainsi, c’est avec Frédéric Chopin (1810-1849) que Krystian Zimerman a ouvert son récital, avec trois des Nocturnes les plus représentatifs de l’art du compositeur franco-polonais dont il a donné la quintessence, à la fois poétique, méditative, réfléchie et tendre, le Nocturne en la dièse majeur op. 15/2, l’une des premières œuvres composées par Chopin à son arrivée à Paris en 1831, suivi du Nocturne en mi bémol majeur op. 55/2 de 1842-1844 dont le pianiste met merveilleusement en évidence le caractère improvisé donnant à chaque note un poids qui lui est propre, une ductilité continue de mélodie infinie souvent à deux voies, voire trois qui se répondent à la main droite. Enfin, le Nocturne en mi majeur op. 62/2 de 1845-1846, avec ses moments de fébrilité, l’un des sommets du corpus des nocturnes de Chopin auquel Zimerman donne dans les dernières mesures la nostalgie d’un adieu au monde. Ecrite six ans après l’opus 62 de Chopin, la Sonate pour piano n° 2 en fa dièse mineur op. 2 par un Johannes Brahms (1833-1897) de 19 ans, est en fait la toute première œuvre du maître de Hambourg, qui préféra voir attribuer par l’éditeur recommandé par Robert Schumann, Breitkopf & Härtel, le numéro d’opus 1 à sa deuxième sonate en ut majeur conçue en 1853. Bien qu’il s’agisse d’une partition de jeunesse, l’on trouve déjà dans ses quatre mouvements ce qui fait la particularité de l’écriture pianistique de Brahms, qui donne au clavier la consistance, les chatoiements et l’ampleur sonore de l’orchestre au grand complet, obtenus par une technique exigeante et au caractère dramatique. Le mouvement initial rattache l’œuvre à Beethoven, avec son premier thème renvoyant à l’opus 106 « Hammerklavier », tandis que l’Andante adopte la forme thème et variations sur une vielle chanson d’amour « Verstoholen geht der Mond auf » (La lune se lève furtivement) dont Zimerman souligne de sublime façon la délicatesse magnifiée dans les trois dernières variations vers la grandeur qui conduit au Scherzo dont le Trio dégage une touchante mélancolie, tandis que le finale est un rondo en forme de palindrome dont le thème est modulé à chaque exposition, ce qui demande à l’interprète une technique imparable, ce qu’atteste le jeu de Zimerman qui coule avec une souplesse et une facilité déconcertantes.
Seconde mise en perspective de la soirée, le Français Claude Debussy (1862-1918) face au Polonais Karol Szymanovski (1882-1937). Les trois Estampes du premier sont les premières grandes pages pour piano de leur auteur. Composées en 1903 et créées le 9 janvier 1904 par Ricardo Vines, elles sont de véritables invitations au voyage spirituel et intime pour l’interprète, qui doit faire preuve d’une infinie délicatesse, comme pour l’auditeur, avec ses couleurs de gamelan javanais dans Pagodes avec ses motifs courts et répétitifs se superposant, le thème de habanera nonchalante, avec la mélodie flamenca et les allusions au tango dans La Soirée dans Grenade d’où surgissent des fragrances de fête, et deux comptines populaires, Dodo, l’enfant do et Nous n’irons plus au bois, qui, dans Jardins sous la pluie, éveillent la mélancolie des souvenirs enfouis dont le caractère varie en fonction des variations de la météorologie. Le toucher céleste de Krystian Zimerman et ses immenses qualités de poète-musicien convergent pour donner de ce triptyque rêveur les sonorités immatérielles mais sans excès, à la fois douces, sensuelles, poétiques, expressives et dénuées d’affectation mais judicieusement très incarnées, ce qui faisait plaisir à entendre. Mais le moment le plus attendu de la soirée était les Variations sur un thème folklorique polonais op. 10 de Karol Szymanowski composées au même moment que les Estampes de Debussy, entre 1900 et 1904. Né en Ukraine, à Tymochivka, le 3 octobre 1882 dans une famille d’aristocrates polonais, Szymanowski se situe tout d’abord dans le sillage de Chopin, mais aussi de Scriabine, ainsi que de Wagner, de Brahms et de Max Reger. C’est à la croisée des chemins au sein de cette diversité d’imprégnations que se situe cette série de dix variations sur un thème folklorique polonais, associant confession et élans dramatiques, exposé Andante, dolorosa rubato, dédiée au pianiste compositeur polonais Zygmunt Noskowski (1846-1909) et créée par Heinrich Neuhaus (1888-1964), cousin de Karol Szymanowski, le 6 février 1906 à Varsovie. L’écriture fougueuse de la quatrième variation, la force passionnelle de la sixième, la richesse d’invention, les ruptures de climats de l’admirable Marche funèbre de la huitième, et quantité de pages d’une extrême délicatesse, le tout couronné par l’Allegro vivo final noté « trionfado », véritable démonstration de panache jubilatoire à l’écriture digne de Chopin, avec arpèges fébriles, vagues torrentielles de notes, d’accords compacts, de syncopes de grande mobilité, porteurs du Szymanowski de la maturité, qui associera Debussy, l’Afrique du Nord et la tradition populaire polonaise (2). Ecouter cette musique touchante et d’une richesse confondante sous les doigts de Krystian Zimerman, qui chantait dans son jardin, restera comme une expérience parmi les plus marquantes qu’il m’ait été donné de partager, tant il a donné la quintessence du compositeur, associant jeunesse et maturité, vaillance et affliction, tendresse et fièvre, insouciance et doute, le tout avec exprimé avec une virtuosité et un nuancier transcendant, tandis que, clairement, la main gauche semblait de toute évidence de plus en plus souffrir. Tant et si bien que le pianiste prévint en montrant et secouant ladite main gauche le public qu’il ne pouvait pas répondre positivement à leurs rappels, alors même qu’il n’est guère prolixe en la matière.
Bruno Serrou
1) Vient de paraître chez DG un double album consacré aux Quatuors avec piano opp. 26 & 60 de Johannes Brahms avec Maria Nowak (violon), Katarzyna
Budnik (alto) ses compatriotes, et le Japonais Yuya Okamoto (violoncelle) - CD 486
4650
2) Pour en savoir davantage sur Karol Szymanowski, voir sur ce site les
deux textes que je lui ai consacrés début avril 2012 après être parti la
semaine précédente sur les terres du compositeur durant un
séjour en Pologne : https://brunoserrou.blogspot.com/2012/04/deux-ouvrages-rares-vus-lopera-de.html
et https://brunoserrou.blogspot.com/2012/04/un-concert-dabonnement-de-haute-tenue.html
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