Disparition d’un Géant, artiste incomparable, Alfred Brendel est mort à l’âge de 94 ans… Perte irréparable d’un artiste hors normes, d’une force intellectuelle sans pareil, philosophe, poète, essayiste, conférencier doué d’un sens de l’humour contagieux, professeur couru, il avait remis plusieurs fois sur le métier ses œuvres de prédilection. Élève d’Edwin Fischer, né en Moravie en 1931, il excellait dans Bach, Haydn, Beethoven, Schubert, Schumann, Liszt, Brahms, Busoni, Schönberg, il avait eu pour élèves entre autres Till Fellner, Anne Queffélec… Il est mort à Londres, sa ville de résidence depuis 1971, dans la matinée de mardi 17 juin 2025.
Alfred Brendel était le dernier des géants du piano de sa génération. Sans doute le plus polymorphe car artiste complet, érudit, spirituel, non seulement comme pianiste, musicien, musicologue, pédagogue, mais aussi comme peintre, comme écrivain, comme poète et comme « collectionneur de kitsch ». Luciano Berio (1925-2003), dont le monde de la musique s'apprête à célébrer le centenaire de la naissance, utilise l'un de ses poèmes dans son œuvre ultime, la cantate Stanze créée par Dietrich Fischer-Dieskau - autre centenaire et un proche de Brendel -, trois petits chœurs d'hommes de l'Armée Française et l’Orchestre de Paris dirigés par Christoph Eschenbach en janvier 2003. Européen citoyen du monde, au point de ne se revendiquer d’aucune origine particulière, homme de vaste culture et à l’humour malicieux et corrosif se moquant volontiers de lui-même - il jugeait son humour « involontaire -, Brendel était un commentateur (im)pertinent de l’absurdité du monde, voyant en l’humour le trait distinctif de l’humanité. En tant que pianiste, il était célébré dans le monde entier comme le plus grand interprète de Beethoven, aux côtés des Edwin Fischer, son maître, Arthur Schnabel, Wilhelm Kempff et Claudio Arrau, Brendel signant trois admirables intégrales discographiques qui font toutes dates (1961-1965, 1970-1977, 1991-1996). Il excellait aussi comme chambriste et comme partenaire d’une sensibilité fabuleuse de lieder.
Né le 5 janvier 1931 à Wiesenberg en Moravie du Nord (aujourd’hui en Tchéquie, à cent quarante kilomètres au sud de Hukvaldy où naquit Leoš Janáček), dans une famille non-musicienne, il disait à qui voulait l’entendre qu’il n’avait aucune prédisposition pour la musique et que son premier souvenir en la matière remontait à un vieux gramophone jouant des disques d’opérettes tandis qu’il essayait de chanter dessus. Il attribuait sa conception du monde qu’il considérait quelque peu absurde à ses nombreux déplacements avec ses parents dans une Autriche déchirée par la guerre - à force de courir le monde, il finira par s’installer définitivement à Londres en 1971, tout en gardant son passeport autrichien, mais il n’aura jamais passé son permis de conduire -, et prit ses premiers cours de piano alors que sa famille s’était installée en Yougoslavie, d’abord sur une île croate de l’Adriatique, puis à Zagreb où son père dirigeait une salle de cinéma. La guerre conduit la famille à retourner en Autriche, à Graz, où il entre au conservatoire, puis ce sera Vienne dont il retiendra l’insolence raffinée et prend en grippe l’académisme bourgeois. Il se rend à Lucerne, en Suisse, où enseigne Edwin Fischer, le musicien qui aura le plus d’influence sur lui. Pourtant, à 16 ans, il décide de quitter son maître pour suivre des master-classes avec d’autres pianistes et pour les écouter, mais aussi pour explorer seul les possibilités de l’instrument, à tel point qu’il se revendiquera toute sa vie comme autodidacte. « Un enseignant peut être trop influent, jugera-t-il. Etant autodidacte, j’ai appris à me méfier de tout ce que je n’avais pas compris par moi-même. » A 17 ans, en 1948, il donne à Graz son premier récital. Il s’impose très vite comme spécialiste de Franz Liszt, avant de s’ouvrir rapidement aux compositeurs d’Europe centrale, d’abord romantiques (Beethoven, Schubert, Schumann, Liszt, Brahms (avec Abbado (Concerto n° 1) et Haitink (Concerto n° 2)), Moussorgski) dans un premier temps, puis des XVIII e et XXe siècles, avec J. S. Bach et les deux Ecoles de Vienne (Haydn, Mozart, et Schönberg, Berg, Webern), Ferruccio Busoni. Plutôt que l’exploration des répertoires, Brendel préfèrera toute sa vie se concentrer sur la création de ses compositeurs favoris, dont il ne cessera de creuser les spécificités. Tant et si bien qu’il n’acquiert sa pleine stature internationale qu’à l’âge de 45 ans, enregistrant tout Beethoven, compositeur pour qui son « admiration grandissait de jour en jour, sinon d’heure en heure », notamment quatre intégrales des concertos - la dernière à Vienne avec Simon Rattle en 1999 - et trois des sonates de Beethoven auxquelles il convient d’ajouter les Bagatelles, les Variations Diabelli et le cycle de lieder An die ferne Geliebte op. 78. Outre Beethoven, ce sont ses Schubert qu’il faut à tout prix connaitre, une très large sélection de sonates, mais aussi les Fantaisies, les Impromptus, les Moments musicaux, la Wanderer Fantasie, les Klavierstücke, la Sonate « Grand Duo » op. 140, mais aussi les lieder qu’il a enregistrés avec Dietrich Fischer-Dieskau et Matthias Goerne. Ainsi que ses Franz Liszt de la maturité, indispensables (Concertos, Totentanz, Sonate en si mineur, transcriptions d’opéras de Verdi, Années de pèlerinage, Fantaisie et Fugue sur B.A.C.H., Harmonies poétiques et religieuses, Isoldes Liebestod, La Lugubre Gondole, deux Légendes de saint François, Funérailles, Valse oubliée n° 1, Weinen, Sorgen, Zagen). Ses Mozart (Concertos n° 9, 20, 21, 23 et 24, Sonates, Fantaisie en ut mineur KV. 397) sont tout aussi essentiels, et j’avoue un faible pour ses Schumann (Kinderszenen, Kreisleriana, Fantasiestücke, Fantaisie op. 17, Concerto), son Concerto pour piano de Schönberg, la Sonate op. 1 de Berg, sa Fantasia Contrappunctistica et sa Toccata de Busoni, ses onze Sonates de Haydn, ses disques de musique de chambre comme le Quintette « La Truite » de Schubert, le Quatuor en sol mineur KV. 478 de Mozart…
Alfred Brendel a donné son dernier concert public en décembre 2008, à Vienne, mettant avec le Concerto n° 9 « Jeunehomme » KV. 271 de Mozart un terme à soixante ans de carrière. En décembre de cette même année, il reçoit à Baden-Baden, ville d’eau de la Forêt Noire, le Prix Herbert von Karajan pour l’ensemble de sa carrière. Peu après, une chaîne de radiotélévision publique allemande révèle qu’il souffre d’une perte auditive et ne perçoit plus que des sons déformés. Il se consacre dès lors à donner dans le monde des conférences, des lectures, et à animer des master-classes.
Son allure dégingandée, ses grosses lunettes de vue, son humour primesautier ne l’empêchaient pas de glorifier les œuvres qu’il interprétait par son jeu raffiné, suprêmement équilibré, brûlant de spiritualité et de sensibilité se distinguant par son intensité émotionnelle et par son évidente empathie avec les intentions des compositeurs, sa maîtrise hors du commun des proportions, la tenue naturelle de ses bras et de ses mains courant sur le clavier l’air de rien, sans jamais donner l’impression d’efforts tant il y mettait d’aisance naturelle, toute note se trouvant à sa juste place chaque fois que les doigts se posaient sur la touche, le visage planant vers l’horizon, ne regardant guère le clavier mais l’intérieur du coffre du piano, où plutôt les marteaux frappant les cordes et les effets des pédales sur le son, le souci du détail primant sur toute chose afin de transmettre davantage encore de vérité et de spontanéité intellectuelle à ses interprétations
Son premier livre d’essais, publié en France Réflexions faites chez Buchet/Chastel en 1979, suivi de Musique côté cour, côté jardin chez Buchet/Chastel en 1994, dix-huit ans après sa publication en Angleterre, Le voile et l’ordre chez Christian Bourgois en 2002, L’abécédaire d’un pianiste : Un livre pour les amoureux du piano en 2014 chez Christian Bourgois, le poète avec son recueil tout simplement intitulé Poèmes paru chez Christian Bourgois en 2001, tendres, drôles, sombres, voire parfois nietzschéens, auxquels s’ajoute un second volume de poèmes paru au Royaume-Uni en 2011 sous le titre Playin the Human Game. Surtout célébré par les mélomanes du monde entier pour ses enregistrements réalisés entre 1969 et 2008 (le dernier, « The Farewell Concerts » réalisé en 2008 a été publié en 2009) sous étiquette Philips désormais distribués sous le label Decca, trois autres éditeurs phonographiques se partagent l’héritage sonore d’Alfred Brendel, Vox, Turnabout et Vanguard, ses disques chez ces trois derniers labels ayant été repris en un coffret Brillant Classics. Decca a réuni pour sa part en un coffret unique de 114 CD la totalité de ses enregistrements Philips et Decca.
Bruno Serrou
Deux témoignages de pianistes
Till Fellner, avril 1998 :
« Brendel essaie toujours d’approcher les œuvres du point de vue du compositeur, il se demande toujours “qu’est-ce que le compositeur a voulu dire avec son œuvre, comment l’œuvre est construite et l’interprète sert l’œuvre. Mais si on regarde très clairement même des morceaux très connus, le résultat est souvent complètement différent de ce que font les autres pianistes, alors même qu’il n’a pas pour objectif premier de se démarquer de ses confrères, contrairement à Glenn Gould, par exemple. »
Hélène
Grimaud, le 17 mars 1997 :
« Un jour que je me produisais avec l’Orchestre Symphonique de
la Radio bavaroise, un collaborateur de la Herkulensaal, résidence de
l’orchestre qui, comme toujours en Allemagne, dispose en permanence de trois
excellents pianos, me proposa d’essayer celui réservé à Alfred Brendel. Bien
que j’aie toujours eu la chance à Munich de disposer d’un piano magnifique,
cette fois je touchais un instrument d’un niveau que je n’avais jamais imaginé,
un piano sur lequel on finissait son récital aussi frais qu’avant de le
commencer, au point de pouvoir le refaire immédiatement. Tout sortait si
facilement... C’était un piano qui avait une rondeur de son, un volume incroyables.
Lorsque l’on suggérait une couleur, elle était perceptible, alors que c’est
très souvent l’inverse, c’est-à-dire que l’on croit faire quelque chose qui, en
fait, ne se passe pas tout à fait. Cet instrument était absolument
extraordinaire. Je ne veux pas dire que les interprètes n’ont pas de mérite à
bien jouer quand ils bénéficient de tels instruments, mais presque. En
fait, il était réglé pour Brendel et en fonction de lui… »
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