mardi 29 octobre 2024

Poignant et sublime «Picture the day like this» de George Benjamin et Martin Crimp à l’Opéra-Comique dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

Paris. Opéra-Comique. Festival d'Automne. Salle Favart. Lundi 28 octobre 2024 

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Anna Prohaska (Zabelle), Marianne Crebassa (la Femme).
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Œuvre d’un désespoir abyssal et d’une errance mortifère d’une femme qui espère trouver un « bouton/bonheur » afin de ressusciter son enfant mort soudainement. Picture the day like this de George Benjamin est un drame lyrique asphyxiant de douleur et d’affliction. Une partition dont on ne sort pas indemne après audition. Avec une déchirante Marianne Crebassa en tête d’une brillante distribution dirigée par le compositeur et dans la fosse des membres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France au cordeau

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Cameron Shahbazi (l'Amant), Marianne Crebassa (la Femme), Beate Mordal (l'Amante). Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

George Benjamin, celui qu’Olivier Messiaen imaginait être Mozart réincarné au même âge lorsqu’il le découvrit adolescent, est devenu quarante-cinq ans plus tard l’un des compositeurs les plus fascinants de notre temps. Chacune de ses œuvres nouvelles entre sans attendre parmi les chefs-d’œuvre de notre temps, au point que ces dernières années il a été le centre de rétrospectives majeures à Londres, Tokyo, Bruxelles, Strasbourg, Berlin et Madrid. Mais c’est en France que le compositeur britannique reçoit ses commandes les plus importantes, l’événement fondateur étant le Festival d’Automne à Paris 2006. Cette année-là en effet, la manifestation fondée par Michel Guy en 1972 et sa directrice musique Joséphine Markovits lui commandaient son premier opéra, Into the Little Hill pour soprano, contralto et quinze instruments créé le 22 novembre 2006 en l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille (qui porte aujourd’hui le nom d’Olivier Messiaen) par Anu Komsi, Hilary Summers et l’Ensemble Modern de Francfort dirigé par Franck Ollu. Le librettiste en était Martin Crimp, les deux créateurs allant collaborer pour les trois opéras suivants, Written on Skin (2012) (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2014/07/dvd-written-on-skin-de-george-benjamin.html), Lessons in Love and Violence (2018) (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/10/le-poignant-opera-lessons-in-love-and.html), et Picture a day like this, qui vient de faire l’objet de sa première parisienne à l’Opéra-Comique, l’un de ses sept coproducteurs. Initié par le Festival d’Aix-en-Provence, qui en a donné la création le 5 juillet 2023 dans le petit Théâtre du Jeu de Paume avec la même équipe artistique, à l’exception des instrumentistes, puisque des membres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France se sont substitués à ceux du Mahler Chamber Orchestra…

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Marianne Crebassa (la Femme), John Brancy (l'Artisan). 
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Une fois de plus, à l’instar des trois précédents ouvrages scéniques, c’est dans le cadre du Festival d’Automne que Picture a day like this (Imaginez une journée comme celle-ci) a été donné pour la première fois à Paris, à l’Opéra-Comique, après l’avoir été à Londres et Strasbourg et avant Luxembourg, Cologne et Naples. Dans cette œuvre fondamentalement pessimiste, George Benjamin et Martin Crimp puisent une fois de plus dans divers récits populaires venus de plusieurs cultures, comme La Chemise de l’Homme Heureux de Léon Tolstoï ou le texte bouddhiste du Dharmapada, pour conter l’errance d’une Femme qui a perdu son jeune enfant, événement tragique qu’elle pourrait cependant abolir si elle venait à rencontrer quelqu’un qui puisse témoigner d’un bonheur authentique. « Trouve une seule personne en ce monde, et arrache un bouton de sa manche. Fais-le avant la nuit et ton enfant reviendra à la vie. » Cette phrase que trouve dans un livre la Femme qui vient de perdre son fils « à peine avait-il commencé à faire des phrases complètes qu’il est mort », tandis qu’elle n’arrive pas à se résoudre au deuil, suscite le véritable chemin de croix que représente l’opéra. Ainsi, au cours de cette seule journée, à la façon de Reigen de Philippe Boesmans dans un autre contexte (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2013/02/reigen-opera-de-philippe-boesmans.html), l’héroïne enchaîne les rencontres, ici six personnages en sept étapes ou scènes (sept étant le chiffre parfait) qui auraient toutes les raisons d’être heureux, mais qui n’y parviennent pas. La Femme (soprano) croisera ainsi un couple d’amants (soprano/contreténor), dont l’amour se révèle hypocrite et mensonger, un artisan (ténor) couvert de boutons qui pratique l’automutilation, une compositrice (soprano) adulée et son assistant (contreténor) qui souffrent d’anxiété permanente, un collectionneur d’œuvres d’art (ténor) en quête d’amour, qui, à l’instar de Barbe-Bleue dans l’opéra de Bartók, ouvre enfin la porte de l’Eden détenu par Zabelle (mezzo-soprano), un être qui ressemble à la Femme tant elle a été elle-même victime du malheur qu’elle découvre dans le jardin enchanté qu’elle s’est construit où des fleurs reprennent vie et qui la conduisent à reprendre enfin espoir et à se demander « pourquoi pas mon fils ? », mais Zabelle lui apprend qu’elle est heureuse parce qu’elle n’existe pas et qui finit par lui donner le bouton tant désiré. « Je me suis retrouvée où ça a commencé, conclut la Femme - mon enfant était étendu sur son petit lit d’enfant. […] Cette page est arrachée du grand livre des morts - perforée par le chagrin - cousue avec du fil humain - personne ne peut le modifier. Maintenant comprends-tu ?... »

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Beate Mordal (le Compositeur), Cameron Shahbazi (son Assistant), Marianne Crebassa (la Femme). Photo : (c) S. Brion / Opéara-Comique

La création parisienne de Picture the day like this confirme l’évidence, la paire George Benjamin et Martin Crimb constitue bel et bien l’une des équipes compositeur/librettiste les plus inspirés de l’histoire de l’art lyrique, de la vaine des Monteverdi / Giovanni Francesco Busenello, Lully / Molière, Mozart / Da Ponte, Richard Strauss / Hugo von Hofmannsthal. En moins de soixante-dix minutes, leur quatrième ouvrage en commun enchaîne sept scènes d’une force psychologique et d’une efficacité dramatique étourdissantes dont l’action est focalisée sur le personnage central et se déploie dans un temps et dans un espace indéterminés. Les deux auteurs ont une fois de plus fait appel à Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma pour la mise en scène, tandis que le vidéaste Hicham Berrada illustre de façon merveilleusement onirique le jardin, d’Eden de Zabelle. La musique de Benjamin se fond dans le texte de façon fusionnelle, et se densifie sans jamais se faire impénétrable, entrant dans la chair de l’auditeur qui ressent de façon pénétrante la moindre inflexion de la partition qui exhale la douleur la plus déchirante, le compositeur dirigeant lui-même un ensemble formé de vingt-trois musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France (flûte avec un usage magnétique d’une flûte à bec, hautbois, trois clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, trombone, deux percussionnistes, harpe, célesta, deux violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse), qui jouent cette partition avec une virtuose et lumineuse intensité, chaque pupitre s’imposant en authentique chambriste et, dans les tutti, avec la puissance et l’énergie d’une phalange symphonique.

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Marianne Crebassa (la Femme) 
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Le rôle de la Femme a été précisément conçu pour la voix et pour la personnalité de la brillante mezzo-soprano héraultaise Marianne Crebassa, qui campe de sa voix de velours une déchirante Femme, rôle qu’elle habite littéralement dès les premières mesures de l’opéra, après un prologue silencieux, elle sort de l’ombre pour de porter à l’avant-scène d'où elle expose a capella sa douleur incommensurable de son chant velouté : « No sooner had my child started to speak / whole sentences / than he had died. » (A peine mon enfant avait-il commencé à parler / en phrases complètes / qu’il est mort). La structure du livret conduit à une suite de duos et de trios, à commencer par les somptueuses envolées lyriques des amants campés par la soprano Beate Mordal et le contreténor Cameron Shahbazi dans la deuxième scène, jusqu’à la fantastique scène du jardin féerique avec la magnétique soprano Anna Prohaska, chacun de ces chanteurs participant à d’autres scènes sous d’autres aspects, les amants revenant dans la quatrième scène sous les traits de la compositrice et de son assistant, tandis que l’excellent baryton John Brancy est successivement l’impressionnant Artisan de la scène trois et un Collectionneur détaché du monde dans la cinquième scène.

Bruno Serrou

Rappelons que la création de Picture the day like this de George Benjamin dans cette même production au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2023 a fait l’objet d'une captation et d’une retransmission sur la chaîne de télévision Arte et sur France Musique, ainsi que d’une publication sur CD chez Nimbus Records avec la même distribution mais un orchestre différent, le Mahler Chamber Orchestra. Pour voir la captation vidéo, cliquer sur ce lien : https://youtu.be/SXRW5-rHLjg?si=BuYnJk7mvVmLYwM6

 

lundi 21 octobre 2024

Court mais fastueux concert du Lucerne Festival Orchestra dirigé par son « patron » Riccardo Chailly et en soliste le raffiné violoniste Daniel Lozakovich

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 18 octobre 2024

Lucerne Festival Orchdestra, Riccardo Chailly, Daniel Lozakovich. Photo : (c) Bruno Serrou

Virtuose et charnel Lucerne Festival Orchestra en communion totale à la Philharmonie de Paris avec son directeur musical Riccardo Chailly, successeur de son compatriote Claudio Abbado, refondateur de la phalange lacustre en 2003. Une formation éblouissante dont tous les pupitres sont des solistes aimant à se produire ensemble. Ce soir, dialoguant avec tact avec Daniel Lozakovich au son chaud et plein et au nuancier infini, mais concevant de façon trop lente le Concerto pour violon de Jean Sibelius suivi d’un long et somptueux bis, la Ballade de la Sonate op.27/3 d’Eugène Ysaÿe… Perfection absolue des Danses symphoniques de Serge Rachmaninov. En bis l’orchestre a donné un Scherzo de jeunesse de Rachmaninov

Riccardo Chailly, Lucerne Festival Orchestra
Photo : (c) Patrick Hürlimann/Lucerne Festival et Charles d'Herouville/Philharmonie de Paris

C’est avec le Lucerne Festival Orchestra dont il est directeur musical depuis 2016 parallèlement au Teatro alla Scala de Milan et son orchestre depuis 2017, que Riccardo Chailly s’est produit vendredi à la Philharmonie de Paris, dans un court programme heureusement prolongé par un bis à la fin de chacune des eux parties. Le Lucerne Festival Orchestra est l’un des derniers orchestres que Claudio Abbado a fondés (ou refondé, pour être plus précis dans le cas qui nous occupe) en 2003, sur la base de musiciens du Mahler Chamber Orchestra rejoints par des solistes prestigieux et des membres d’illustres phalanges européennes (Philharmonique de Berlin, de Vienne, etc.). A la mort du chef milanais, c’est son jeune et brillant confrère letton Andris Nelsons, directeur musical du Boston Symphony Orchestra, qui a assuré l’intérim pendant deux ans, entre la mort de Claudio Abbado le 20 janvier 2014 et l’arrivée d’un autre chef milanais, Riccardo Chailly. Cette fois, c’est avec le violoniste suédois de 23 ans, Daniel Lozakovich et son Stradivarius « ex-Sancy » de 1713 que lui prête la Fondation LVMH que la somptueuse phalange lacustre s’est produite à Paris.

Daniel Lozakovich, Lucene Festival Orchestra
Photo : (c) Patrick Hürlimann/Lucerne Festival et Charles d'Herouville/Philharmonie de Paris

Plus encore que son cursus de sept symphonies, Jean Sibelius (1865-1957) est universellement célébré pour son unique partition concertante, œuvre emblématique du fondateur de la musique finlandaise. L’intemporel Concerto pour violon et orchestre Op. 47 est en effet la plus courue des œuvres du genre du XXe siècle notamment en France, où elle mit du temps à s’imposer, au point d’effacer le déchirant Concerto « à la mémoire d’un ange » (1935) d’Alban Berg (1885-1935). C’est la version définitive de cette œuvre composée en 1903-1904 et révisée en 1905, version créée à Berlin par Karel Halir sous la direction de Richard Strauss à la tête de son orchestre de l’Opéra d’Etat de Berlin dont il était le directeur général depuis 1898, qui a naturellement été retenue. Le violoniste suédois Daniel Lozakovich s’y est avéré lumineuse et poétique, donnant de ce chef-d’œuvre du répertoire violonistique une interprétation plus chantante que dramatique, d’une grâce et d’une fraîcheur singulière en regard des lectures vertigineuses, saisissante par leur tension hallucinante, ce qui n’a pas empêché cette conception plus intériorisée d’atteindre une densité et une maîtrise sonore et technique stupéfiantes, dialoguant avec un orchestre rutilant de nuances et de couleurs. Violoniste remarquable d’aisance et d’expressivité, musicien à la technique infaillible au service d'une ardente musicalité, imposant un plaisir des sons de chaque instant, riche d’un nuancier infini - magistrales transitions entre fortissimo/forte/piano/pianissimo -, l’artiste suédois a suscité un silence quasi mystique au public, qui en a eu carrément le souffle coupé par ce qu’il entendait et voyait. Authentique compagnon de route dans ce dialogue fusionnel avec la violoniste, Riccardo Chailly lui a façonné un partenariat orchestral somptueux au tissu onctueux. Les quatre cors ont été éblouissants d’évocation et de carnation, donnant une incroyable profondeur de champs au chant du violon. Concentré et particulièrement à l'écoute de Daniel Lozakovich, l’Orchestre du Festival de Lucerne dans ses propres soli et tutti a déployé des plages d’une beauté scintillante et d’une puissance impressionnante. En bis, Lozakovich a donné une impressionnante interprétation de la Sonate pour violon en ré mineur « Ballade » op. 27/3 (1923) qu’Eugène Ysaÿe (1858-1931) a dédiée à son confrère roumain Georges Enescu.

Riccardo Chailly, Lucerne Festival Orchdesra
Photo : (c) Patrick Hürlimann/Lucerne Festival et Charles d'Herouville/Philharmonie de Paris

Les brillantes trente-cinq minutes des Danses symphoniques op. 45 de Serge Rachmaninov (1873-1943) qui occupaient seule la seconde partie de la courte soirée. Créées à Philadelphie début 1941, cette suite de danses est la dernière partition pour orchestre de Serge Rachmaninov. Du premier des trois mouvements, le LFO a exalté l’énergie, les rythmes trépidants, subtilement ponctués par hautbois (Lucas Macias Navarro) et clarinette (Thomas Holzmann) solos qui ont merveilleusement évoqué l’élan pastoral, tandis que le saxophone excellemment tenu par Femke Ijlstra a remarquablement introduit la nostalgie qui imprègne la mélodie que le compositeur lui a réservée. Dans l’Andante, la valse a permis au cor anglais tenu par Miriam Pastor d’exposer la somptueuse plastique de ses sonorités. Ponctué de citations macabres du Dies Irae, qui aura hanté Rachmaninov sa vie entière et qui revient ici sous diverses formes rythmiques et harmoniques auquel fait ici écho un second thème religieux, tiré cette fois de la liturgie orthodoxe, le dernier mouvement a été servi par les musiciens du LFO dans sa diversité sonore et expressive, la formation se libérant totalement de l’ample finale sans jamais saturer l’espace par la puissance d’une orchestration massive amplifiée par une percussion certes tonitruante mais cette fois sans la moindre trace de prosaïsme. En bis, Riccardo Chailly a présenté le Scherzo pour orchestre en ré mineur écrit par un Rachmaninov de quatorze ans, œuvre dansante et vive à l’écriture déjà virtuose, où bois et cordes mènent le bal.

Bruno Serrou

vendredi 18 octobre 2024

Le « cri » fabuleux du jubilée de l'Arditti Quartet à la Cité de la Musique en quête inextiguible d'inouï

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Auditorium. Jeudi 17 octobre 2024

Photo : (c) Bruno Serrou

Concert jubilée à la Philharmonie de Paris/Cité de la Musique de l’Arditti String Quartet, le plus grand quatuor d’archets dédié à la création contemporaine : fondé en 1974 par le violoniste britannique Irvine Arditti, il a en effet créé plusieurs centaines d’œuvres des plus grands compositeurs de notre temps. Pour le concert de son demi-siècle d’existence, le Quatuor Arditti a programmé trois œuvres en création d’autant de jeunes femmes (Diana Soh, Cathy Milliken, Chaya Czernowin) confrontées à une œuvre-phare, le fantastique Quatuor n° 3 « Grido » (« cri » en italien) d’Helmut Lachenmann écrit pour les Arditti en 2001. Un fabuleux moment offert au public parisien d’un immense compositeur pour quatre musiciens de génie. Le concert était dédié au deuxième de ses violoncellistes, qui en fut membre pendant vingt-six ans, de 1979 à 2005, l’immense Rohan de Saram, mort à 85 ans le 29 septembre dernier.

Photo : (c) Bruno Serrou

Créateur d’une trentaine d’œuvres nouvelles par an, modèle du Quatuor Diotima actif depuis 1996, d’un an postérieur au Chronos Quartet créé en 1973 en Californie par David Harrington à l’audience plus grand public car moins regardant côté innovation, le Quatuor Arditti a été fondé en 1974 par le violoniste Irvine Arditti (né en 1953), alors étudiant à la Royal Academy of Music de Londres avec trois confrères, le Quatuor Arditti a travaillé très tôt en étroite collaboration avec les compositeurs, s’imposant rapidement comme l’une des formations majeures dans le domaine de la musique contemporaine, à l’instar de ses aînés états-uniens du Quatuor LaSalle actif de 1946 à 1987 avec l’indestructible Walter Levine. « La direction de l’Académie m’avait demandé de réunir un quatuor d’archets pour un concert donné en l’honneur de Krzysztof Penderecki », se souvient Irvine Arditti dont l’intérêt pour la musique contemporaine « remonte aux années 1960, à l’écoute d’Olivier Messiaen, Iannis Xenakis en 1966, Karlheinz Stockhausen, György Ligeti en 1968… »

Connus pour aimer les œuvres techniquement les plus ardues, occupant une niche en musique de chambre où les maîtres classiques dominent, donnant au moins une fois leur chance à tous compositeurs d’entendre leur musique jouée dans des conditions optimales, les musiciens du Quatuor Arditti ont vite vu affluer les propositions de compositeurs d’écrire pour leur formation. « Le premier a été notre compatriote Jonathan Harvey », rappelait Irvine Arditti lorsque je l’interviewais en octobre 2017. Une véritable collaboration avec les compositeurs a suivi, tout au long du processus de création. Ainsi, grâce à l’ensemble, les techniques de jeu des cordes ont considérablement évolué durant le dernier demi-siècle. « Peut-être est-ce le compositeur allemand Helmut Lachenmann qui a le plus développé la technique, selon Irvine Arditti. Nous avons travaillé avec lui de façon très fouillée pour devenir les interprètes idéaux de sa musique. Mais la musique n’est pas une question de techniques de jeu. De nombreux compositeurs ne les utilisent pas, ce qui ne les empêche pas d’être intéressants. ».

Diana Soh (née en 1984) et le Quatuor Arditti. Photo : (c) Bruno Serrou

Invité pour des concerts et des master-class dans le monde entier, le Quatuor Arditti a une discographie impressionnante avec près de trois cents CD et DVD, parmi lesquels l’extraordinaire Helikopter-Streichquartett extrait de l’opéra Mittwoch aus Licht de Karlheinz Stockhausen embarqués (et enregistrés) en 1995 dans quatre hélicoptères Alouette III en vol pilotés par autant de pilotes de l’armée de l’air néerlandaise. En 1999, le Quatuor Arditti remportait le prix Musique Ernst von Siemens, premier et seul quatuor à cordes à avoir reçu ce prix à ce jour. Énumérer les créations du groupe serait fastidieux, avec vingt à cinquante partitions nouvelles par an depuis cinquante ans pour atteindre le chiffre phénoménal de quatre cents créations mondiales pour un répertoire de plus de mille deux cents œuvres, de Georges Aperghis à Iannis Xenakis, en passant par Louis Andriessen, Luciano Berio, Philippe Boesmans, John Cage, Elliott Carter, James Dillon, Hugues Dufourt, Pascal Dusapin, Philip Glass, Georg Friedrich Haas, Jonathan Harvey, Klaus Huber, Philippe Hurel, Betsy Jolas, Philippe Manoury, Olga Neuwirth, Maurice Ohana, Wolfgang Rihm, Rebecca Saunders, Giacinto Scelsi, Salvatore Sciarrino, Karlheinz Stockhausen… Citer tous les compositeurs qui leur sont redevables engendrerait une bien trop longue litanie digne d’un bottin londonien au temps où ce type de publication était encore édité…

Au cours des années, les pupitres titulaires ont changé, mais Irvine Arditti reste l’indéfectible leader. Le violoniste britannique est aujourd’hui entouré de son confrère arménien Ashot Sarkissjan, de l’altiste brésilien Ralf Ehlers et du violoncelliste allemand Lucas Fels. Parmi les œuvres dont Irvine Arditti est le plus fier d’être à l’origine avec son ensemble figurent Tetras de Xenakis et Grido de Lachenmann. « C’est peut-être Lachenmann qui a le plus développé les techniques de jeu du quatuor à cordes et nous les avons travaillées avec lui dans leurs moindres détails pour les comprendre et devenir ses interprètes idéaux, me disait Irvine Arditti en 2017. La musique n’est en aucun cas une question de techniques de jeu mais il faut les assimiler pour jouer la musique contemporaine. Néanmoins, nombre de compositeurs ne les utilisent pas, ce qui ne les empêche pas d’écrire une musique intéressante. »

Chaya Czernowin (née en 1957) etc le Quatuor Arditti. Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme proposé par les Arditti ce 17 octobre confirme combien Helmut Lachenmann est la référence absolue de la création musicale contemporaine. Aujourd’hui âge de 88 ans (il aura 89 ans le 27 novembre), il est à l’instar d’un Schönberg et d’un Stockhausen l’un des parangons de la modernité musicale germanique, l’un de ceux qui ont le plus apporté à la musique des cent dernières années. C’est en effet à l’aune de son troisième quatuor à cordes que les trois œuvres en création ont résonné. Toutes étaient proposées en première partie, entièrement dévolue à la création musicale au féminin. Trois compositrices de trois nationalités et esthétiques différentes ont été choisies par le Quatuor Arditti pour célébrer son jubilée. La compositrice d’origine singapourienne vivant à Paris, Diana Soh (née en 1984) a conçu pour l'occasion And those who were seen dancing (Et ceux que l’on avait vu danser), citation attribuée à Friedrich Nietzsche (« Et ceux que l’on voyait danser étaient jugés fous par ceux qui n’entendaient pas la musique ») qui a inspiré une partition d’un grande concision rebondissant avec vivacité entre chacun des musiciens, qui font entendre leurs voix prolongeant ainsi les sons de leurs instruments, jouant à la fois sur la musique populaire et sur la musique la plus complexe, « cette ‘’chose’’ folle et impossible produite par les compositeurs et quelques interprètes ‘’demeurés’’ » (Diana Soh) qui inspire une écriture vive aux rythmes particulièrement allant, ainsi que des sonorités énergiques et percussives. Autre partition en création mondiale, d’une temporalité plus développée tant il y manque de souffle et d’inventivité, Ezov (Moss) du nom de la plante ezov (mousse) de l’Israélienne Chaya Czernowin (née en 1957), dont le matériau sonore et technique reflète les particularités de la mousse, organisme simple, de petite taille, végétatif, sans tissus de soutien solides. Entre ces deux premières mondiales, le Quatuor Arditti a donné la création française de In Speak (En parlant) de l’Australienne Cathy Milliken (née en 1955), membre fondateur en 1980 de l’Ensemble Modern de Francfort-sur-le-Main dont elle est la hautboïste. Cette pièce au caractère onirique fait aussi appel à la voix des instrumentistes, qui expose des fragments du poème Octopus Rehearsal de Matthew McDonald que la compositrice glisse dans la trame sonore de l’ensemble qui se densifie peu à peu en phases se faisant plus clairement compréhensibles dans la section centrale dont l’énergie cinétique portée à son zénith conclut l’œuvre de façon abrupte sur un « jet d’archet ».

L’on sent combien l’influence d’Helmut Lachenmann  est prégnante dans les générations qui suivent la sienne, et la présence du chef-d’œuvre du maître jette une ombre opaque dès les premières notes. Chez le compositeur allemand se manifeste la volonté de pousser les instruments jusque dans leurs ultimes retranchements, les cordes dans les nuances les plus extrêmes. Au-delà de la démarche expérimentale, cette œuvre donne à entendre une vision du monde, d’une grande humanité mais sans aucune concession. Composée en 2000-2001 pour le Quatuor Arditti dont chacun des membres de l’époque a reçu la dédicace à titre personnel, est le troisième volet du triptyque que le compositeur allemand a consacré à ce jour au genre - il conviendrait d’y associer la Tanzsuite mit Deutschlandlied pour orchestre et quatuor à cordes de 1979-1980. Chacun porte un titre (Gran Torso, 1972, Reigen seliger Geister, 1989, et Grido), et marque une étape importante dans la création de leur auteur. De ce troisième quatuor, Lachenmann a tiré en 2004 une version pour orchestre à cordes qu’il a intitulée Double (Grido II). Dans Grido, le passé ne se présente pas sous forme d’une quelconque réminiscence, mais de façon subliminale. Le processus utilisé par Lachenmann est un combat non-linéaire, non-discursif qui suscite un nouvel éclat. Lachenmann le saisit en puisant dans son propre terreau, qui inclut consciemment le passé. Comme il le dit lui-même, « il y a une grande différence entre regarder en arrière - ce qui est parfois nécessaire - et revenir - ce que je n’ai jamais fait. Seuls les gens qui pensent  de façon très superficielle peuvent être déçus par mon évolution. Ils veulent me voir à un certain endroit, mais ils ne peuvent déjà plus m’y trouver. Cela m’amuse. Et j’espère. » 

Helmut Lachenmann (né en 1935) testant la résonance du dos du violon et de l'archet à côté de leur propriétaire, Irvine Arditti. Photo : DR, archives du Quatuor Arditti

A propos d’un accord d’ut majeur qui apparaît (avec des fluctuations micro tonales) dans ce troisième quatuor, Lachenmann remarque : « Je suis tout à fait d’accord pour ne pas stigmatiser immédiatement un regard sur le passé comme un pas en arrière. J’ai ainsi pu citer dans mon dernier quatuor l’accord d’ut majeur - qui sonne à la fois de façon comparable et différemment dans la Création de Haydn et dans l’ouverture des Maîtres-Chanteurs de Wagner -, en l’invoquant en somme stylistiquement à contretemps. Il rappelle tout ce qu’il représentait jadis sans qu’alors on s’interroge ; il est étranger et peut en même temps faire l’objet d’une expérience nouvelle. Voilà ce que je nommerais une utilisation dialectique de ce qui est ancien et usé - d’un coup cet ut majeur redevient vierge. C’est justement en m’emparant de ce qui semble connu que je veux trouver quelque chose que je ne connais pas encore. Car j’entends sortir de mon ego, de cet obscur grenier rempli de réflexes conditionnés. » Comme l’écrit le musicologue Péter Szendy, c’est en élargissant progressivement le spectre et les méthodes de la « musique concrète instrumentale », que Lachenmann est passé de l’idée d’une dialectique du matériau, dont il s’agit pour lui de faire apparaître et de déconstruire les connotations (ou l’aura, selon l’expression de Lachenmann), vers l’utilisation critique d’objets de la tradition, le défi consistant alors à faire sentir une tension entre ce que le compositeur nomme « magie » des sons et leur inscription dans l’œuvre comme un travail de l’intellect, dont la fonction, sinon la mission, est de briser ladite magie de l’immédiateté sonore.

Dans cette œuvre dont ils sont les dépositaires, les Arditti ont tout simplement hypnotisé le public de ce jeudi soir. Magnifiquement joué par les quatre archets, avec une précision incroyable et un bonheur évident, coulant avec infiniment de naturel tel un grand classique, cette œuvre capitale du XXIe siècle de près d’une demie heure s’est écoulée à la vitesse de la lumière. Les sonorités feutrées et charnelles à la fois, d’un grand « confort », des Arditti ont instillé à cette œuvre bruitiste la dimension d’un grand classique, dans la descendance des derniers quatuors de Beethoven, dans l’invention, surtout lorsque l’œuvre s’éteint tandis que les archets voltigent sur les cordes. Le classicisme de l’œuvre culte est devenu si évident que les passages avec les archets frottant sur diverses parties du corps et des cordes des instruments n’a pas même suscité de sourires dans la salle, contrairement à ce qui aurait pu être, me souvenant d’une soirée de janvier 2013 Salle Pleyel où je distinguais derrière moi que derrière moi un spectateur glisser à son voisin qu’il avait cru entendre Frankenstein ou quelque bande son de film d’horreur... 

Comme l'a constaté Irvine Arditti à la fin du concert devant un public qui réclamait un bis, impossible de jouer autre chose après un chef-d'oeuvre tel que le Quatuor n° 3 « Grido » d’Helmut Lachenmann...

Bruno Serrou

 

 

 

 

jeudi 17 octobre 2024

Impressionnante première avec l’Orchestre de Paris du chef ouzbek Aziz Shokhakimov

Paris. Philharmonie. Grande salle Pierre Boulez. Mercredi 16 octobre 2024

Orchestre de Paris, Aziz Shokhakimov. Photo : (c) Bruno Serrou

Orchestre de Paris étincelant cette semaine sous la direction brillante et souple d’un chef de tout premier plan qui le dirigeait pour la première fois, le directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg Aziz Shokhakimov, dans un programme ouvert sur l’exquise Sorcière du Midi de Dvořák et conclue par le melting-pot qu’est la Symphonie n° 5 de Chostakovitch où le chef a mis en valeur les meilleurs moments tout en assumant avec brio les nombreux moments de trivialité. Concerto pour violoncelle n° 2 de Thierry Escaich taillé sur mesure pour Gautier Capuçon égal à lui-même. Remplaçant au pied levé le chef prévu à l’origine, le tchèque Petr Popelka, l’ouzbek Aziz Shokhakimov a fait des débuts forts convaincants avec l’Orchestre de Paris dans le programme initialement prévu couvrant trois siècles de musique, du XIXe au XXIe siècles, deux compositeurs slaves, Antonin Dvořák et Dimitri Chostakovitch, encadrant un français, Thierry Escaich.

Aziz Shokhakimov. Photo : Capture d'écran (c) Philharmonie de Paris

Tout à la joie de son retour au pays après son séjour de trois ans aux Etats-Unis d’où il rapporte notamment sa Symphonie n° 9 « du Nouveau Monde » et son Quatuor à cordes « Américain », Antonin Dvořák (1841-1904) compose en 1896 quatre poèmes symphonique dans lesquels il célèbre mythologie et légendes de la Bohême inspirés de poèmes de son compatriote Karol Jaromir Erben (1811-1870). Dans la foulée Composant cette partition lyrique dans la foulée de l’impressionnante série de poèmes symphoniques Opus 107 à 110 illustrant des textes d’Erben, Dvořák composera l’opéra Rusalka, évocation de la forêt de Bohême saisissante d’onirisme et de fraîcheur, gorgée d’atmosphères mystérieuses, angoissantes et lugubres, mais aussi bucoliques, tendres et voluptueuses. La Sorcière du Midi est le deuxième volet de la série. Ce poème conte l’histoire d’une mère que les cris de son enfant perturbe au point qu’elle le menace de faire appel à la terrifiante sorcière Polednice, équivalent féminin du père Fouettard, qui épouvante autant l’enfant que la mère qui se bat pour le protéger, au point que les douze coups de midi sonnés, la sorcière disparaît sans être parvenue à enlever l’enfant. Les quinze minutes e l’œuvre se termine dans tout l’éclat d’un orchestre scintillant de lumière. Somptueusement orchestrée, l’on trouve dans cette évocation de la nature des couleurs beethoveniennes (la nature de la Pastorale mais aussi le rythme pointé de trois petites notes renvoyant aux quatre de la Cinquième), et surtout Richard Wagner avec ses leitmotive, ses transitions abruptes, le traitement particulier des cuivres. Le chef ouzbek

Aziz Shokhakimov; Mohamed Hiber, Eich Chijiiwa, Gautier Capuçon, Thierry Escaich, Orchestre de Paris. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Après quelques modifications de plateau, la coqueluche du public Gautier Capuçon donnait la première exécution française du deuxième concerto pour violoncelle de Thierry Escaich (né en 1965) qu’il a créé à Leipzig le 16 mars 2023 avec l’Orchestre du Gewandhaus dirigé par Andris Nelsons qui répond au beau titre évocateur Les Chants de l’aube. La partition compte classiquement trois mouvements, dotés ici de noms évocateurs, Des rayons et des ombres (Andante con moto), Le rivage des chants (Andantino) et Danse de l’aube (Poco adagio - Allegro molto), ce finale donnant son titre à l’œuvre et qui fait écho au double concerto de durée comparable qu’Escaich a écrit pour les frères Capuçon, Miroirs d’ombre créé en 2006 à Liège avec l’Orchestre National de Lille. Chaque mouvement est relié au précédent par une cadence du soliste. A l’instar de plusieurs partitions, l’opéra Claude créé à l’Opéra de Lyon en 2013 étant la plus saillante, Escaich puise ici dans les écrits de Victor Hugo à qui il emprunte son titre, Les Rayons et les Ombres, cycle de poèmes de 1840. L’on retrouve ici pèle mêle des encrages dans l’histoire de l’instrument, du baroque à la première moitié du XXe siècle, influences de Jean-Sébastien Bach à Béla Bartók, tandis que s’intègrent des éléments de musiques africains et de chant grégorien fondus à des échos de jazz dans le morceau central. 

Thierry Escaich (piano), Gautier Capuçon (violoncelle) durant leur bis derrière l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Comme le reconnaissait le compositeur à sa création, ce concerto est d’essence lyrique, l’instrument soliste jouant sur la diversité de ses timbres, utilisant toutes les capacités techniques de jeu, con arco, pizzicati, ponticello et des harmoniques appelant la flûte, ainsi que des contrastes de registres, de l’aigu au grave, tandis que le finale, introduit de façon pacifiée, se conclut sur un enchaînement de rythme de danses intense et vifs. Prenant un plaisir serein à jouer cette œuvre, dialoguant en bonne intelligence avec un orchestre rutilant, Gautier Capuçon a servi avec enthousiasme la partition de Thierry Escaich, avec qui il a joué en bis une transcription pour violoncelle et piano de l’air de Dalila « Mon cœur s’ouvre à ta voix » extrait de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns.

Aziz Shokhakimov, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert était entièrement occupée par la Symphonie n° 5 en ré mineur op. 47, la plus populaire du cursus des quinze symphonies de Chostakovitch. Conçue un an après l’affaire de Lady Macbeth du district de Mtsensk dont la production du Bolchoï de Moscou suscita la fureur de Staline, écrite en trois mois en 1937, créée le 21 novembre de la même année à Leningrad par l’Orchestre Philharmonique de la ville sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette œuvre se veut selon son auteur « la réponse du compositeur à de justes critiques ». Il faut dire qu’à l’époque de sa genèse, l’Union soviétique est sous le boisseau de la terreur des purges staliniennes, dont des proches de Chostakovitch seront victimes, comme le metteur en scène Vsevolod Meyerhold persécuté dès 1930, dix ans avant d’être exécuté, la sœur du compositeur déportée en Sibérie, le beau-frère interrogé… Tant et si bien que le compositeur préfère renoncer à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 pour s’atteler sans attendre à la Cinquième, qui répondra au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré le finale qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu par le public lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans outrance, voire détaché, tandis que l’Allegro finale est un morceau parmi les plus triviaux du compositeur russe. Shokhakimov et l’Orchestre de Paris ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points convaincante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités, notamment le violon solo invité, Mohamed Hiber.

Bruno Serrou

 

 

lundi 14 octobre 2024

Festival d’Automne, l’Ensemble Intercontemporain a offert un saisissant voyage dans le corps créatif de Clara Iannotta

Paris. Festival d’Automne à Paris. Philharmonie de Paris. Cité de la Musique. Grande Salle. Vendredi 11 octobre 2024 

Clara Iannotta et Nicolo Umberto Foron. Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

C’est un concert monographique exemplaire que l’Ensemble Intercontemporain a offert vendredi sous la direction de Nicolo Umberto Foron à la compositrice Clara Iannotta dans le cadre du Festival d’Automne à Paris qui l’avait invitée pour la première fois voilà dix ans et dont elle vient de prendre la succession de Joséphine Markowicz décédée au printemps dernier comme codirectrice à partir de 2025

Clara Iannotta (née en 1983). Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

« Ma musique est une projection de mon corps. » A 41 ans, Clara Iannotta est l’une des figures majeures de la musique contemporaine. Née à Rome en 1983, installée à Berlin, flûtiste de formation avant d’étudier la composition au Conservatoire Giuseppe Verdi de Milan puis au Conservatoire de Paris (CNSMDP) dans la classe de Frédéric Durieux, Clara Iannotta est depuis dix ans régulièrement invitée par le Festival d’Automne, sa prédécesseur l’ayant programmée dès 2014, avant de la réinviter en 2017 et en 2018. Programmée depuis une dizaine d’années par l’Ensemble Intercontemporain, c’est naturellement que les deux institutions lui ont notamment consacré un concert monographique (1), brossant ainsi un portrait en quatre œuvres récentes, deux premières françaises et deux créations mondiales dont une originale. La caractéristique principale du style de la compositrice italienne est l’évolution lente du discours dont le statisme sous-tend un constant mouvement dans le déploiement d’effets sonores d’une richesse, d’une diversité et d’une fluidité saisissante. Deux œuvres se sont imposées, toutes deux suscitées par des expériences intimes déchirantes vécues par leur auteur, Echo from afar (II) en première audition française, et Glass and stone en création mondiale. Les quatre œuvres proposées puisaient leur source dans la création de la poétesse irlandaise Dorothy Molloy (1942-2004) qui lui ont permis un travail introspectif à la fois sur elle-même, sur la maladie et sur sa propre création.

Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

Composé en 2022 pour flûte, clarinette en si bémol, percussion, piano, violon, violoncelle et électronique en temps réel, créé à Cologne le 29 novembre 2022, Echo from afar (II) a incontestablement été l’œuvre-phare de la soirée. Elle appartient à un cycle de cinq pièces inspirées d’un même poème de Molloy qui y évoque le cancer dont elle allait mourir. Atteinte à son tour d’un cancer, la compositrice, qui fait siens les vers de la peintre historienne de l’art dont les poèmes ont été publiés à titre posthume, Clara Iannotta relate dans cette œuvre planante l’expérience d’un traitement radiothérapie qui suscitait à chacune des vingt-huit séances la même séquence sonore d’une dizaine de minutes qui se développe sans modifications tangibles tout en traversant une diversité de champs sonores à travers l’espace et le temps.

Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

Plus bouleversante encore, car plus intime et funeste, Glass and stone, commande du Festival d’Automne à Paris et de Yarn/Wire. Donnée en création mondiale, cette pièce pour deux percussionnistes, deux pianos et électronique se présente comme un requiem inspiré par le décès de la mère de la compositrice début 2023. Cette partition emprunte son matériau à des bruits de son enfance, comme celui d’un projecteur de diapositives, et surtout à des musiques que la défunte aimait pour les passer à travers le prisme de son propre univers sonore que sa mère « détestait » tandis qu’elle « adorait » sa fille, tous sentiments introduits dans le texte écrits de sa main sur une vidéo projetée sur des panneaux mobiles pendant l’exécution de l’œuvre illustrée de photos de famille au rythme saccadé de la musique tels des battements de cœur.

Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

Autre pièce en création au titre déchirant, They left us grief-trees wailing at the wall (Ils nous ont laissé des arbres de chagrin hurlant contre le mur) pour neuf instruments (deux clarinettes, percussion, piano, guitare électrique, violon, alto, violoncelle, contrebasse) et électronique, qui se fonde sur une phrase du poème Death by poisoning (Mort par empoisonnement). L’œuvre se présente comme une étude de rythmes intégrés dans des clusters au sein desquels ils sont transformés avant d’en resurgir.

Clara Iannotta, Sébastien Vichard. Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

C’est avec la partition réunissant le plus vaste effectif, qui est aussi la plus ancienne du programme puisque conçue en 2019-2020, que s’est terminé ce concert monographique, A stir among the stars, a making way (Un émoi parmi les étoiles, un chemin tracé). Dans les vingt minutes de cette œuvre donnée en première audition française - elle a été créée à Innsbruck le 20 septembre 2020 par Klangforum Wien - qui s’appuie sur un poème intitulé Mue (Moult) qui évoque un cancer du sein rapproché de la mue du plumage des canards -, l’ensemble de quatorze musiciens (deux flûtes, deux clarinettes en si bémol - la seconde aussi clarinette basse -, basson, cor, trompette, trombone, tuba, deux percussionnistes, harpe, guitare électrique, accordéon et électronique) s’exprime comme deux groupes distincts dans des tempi plus ou moins différents.

Nicolo Umberto Foron, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

Cette musique complexe, autant à exécuter qu’à écouter, nécessitant une mise en place millimétrée, autant par son statisme que dans la concordance de ses mouvements d’une infinie diversité et d’une infime précision d’horlogerie, a été remarquablement interprétée par les musiciens virtuoses de l’Ensemble Intercontemporain sous la direction claire, ferme et précise du chef pianiste compositeur germano-italien Nicolo Umberto Foron.

Bruno Serrou

1) Un prochain concert, samedi 16 novembre à 20h00 Auditorium de Radio France mettra l’une de ses œuvres, Strange bird - no longer navigating by a star (Oiseau étrange - ne naviguant plus par une étoile) avec le Concerto n° 2 pour violoncelle de Dimitri Chostakovitch avec Truls Mork en soliste, et la Symphonie n° 9 « La Grande » de Franz Schubert par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Markus Poschner. A voir et à entendre, Eglise Saint-Eustache, l’installation audiovisuelle de Clara Iannotta et Chris Swithinbank jusqu’au 18 octobre de 10h00 à 17h00 (entrée libre)


dimanche 13 octobre 2024

Entretien : Arnold Schönberg par sa fille Nuria Schönberg-Nono

Arnold Schönberg (1874-1951) et sa femme Gertrud née Kolisch (1898-1967) avec leurs enfants (de gauche à droite) Lawrence dit "Larry" (né en 1941), Ronald dit "Ronny" (né en 1937) et Nuria (née en 1932) dans leur jardin de Brentwood à Los Angeles en 1950. Photo : Getty

A l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg à Vienne le 13 septembre 1874, je reprends ici l’entretien que sa fille Nuria (née à Barcelone le 7 mai 1932), veuve du compositeur vénitien Luigi Nono, m’avait accordé en octobre 1995 à l’occasion du cycle que le Festival d’Automne à Paris et le Théâtre du Châtelet consacraient à son père décédé le 13 juillet 1951, entretien partiellement paru dans les colonnes du quotidien La Croix et publié dans son intégralité en 2001 sur le site ResMusica dont j’étais alors rédacteur en chef

Gertrud et Arnold Schönbrg tenant dans leurs bras leur fille Nuria sur un pont du paquebot Ile-de-France durant la traversée de l'Atlantique les emmenant en exil depuis le port de Cherbourg (France) jusqu'à celui de New York (Etats-Unis) fin octobre 1933. Photo : (c) Associated Press

Bruno Serrou : Comment était l’homme Arnold Schönberg ? Dans son quotidien ? Dans ses rapports avec ses enfants ? Dans la vie en société ? Combien de temps travaillait-il par jour ? Travaillait-il dans le silence ? Le matin, le soir ? Avait-il un cahier d’esquisses ?

Nuria Schönberg-Nono : En liminaire, je souhaiterais vous rappeler que je suis née alors qu’Arnold Schönberg était âgé de cinquante-sept ans et que j’en avais dix-neuf lorsqu’il est mort. Pour tout ce qui précède ma naissance, je peux seulement me fier aux histoires que j’ai entendues de ma mère et des amis et sur ce que j’ai lu. Bien sûr, afin de rassembler la biographie documentaire que j’ai publiée en 1992 sous le nom Lebensgeschichte durch Begegnungen (Biographie au travers des rencontres) - titre que Schönberg lui-même avait l’intention d’utiliser pour une autobiographie -, j’ai dû lire tout ce qu’il écrivit et plusieurs centaines de lettres extraites de sa correspondance. Schönberg était une personne tout ce qu’il y a de plus « normale » dans sa vie quotidienne lorsque je l’ai connu. Lui et ma mère, qui avait vingt-quatre ans de moins que lui, trouvaient ridicule et inutile pour un artiste de se comporter différemment de tout autre professionnel. Son œuvre morale était de grande importance. Un être humain doit tout faire dans la mesure de ses moyens. Telle était la règle de mon père, et tel a été ce qu’il attendait des autres. Il fut un père très aimant et quelqu’un de très concerné. Il attendait beaucoup de nous, mais il savait comment jouer avec nous et nous rendre heureux avec des présents qu’il avait lui-même façonnés (par exemple, un feu tricolore pour régler la circulation de nos tricycles et bicyclettes dans notre jardin !). Il prenait lui-même plaisir à se promener avec nous et à se mêler à nos jeux. Lui et maman jouaient au tennis, et lorsque nous avons à notre tour commencé à y jouer, il s’intéressa de très près à nos progrès. Mon frère Ronny devait devenir un excellent joueur et notre père aimait assister à ses tournois et même décomposer les jeux à l’aide de symboles et à enregistrer les points du match, qu’il pouvait ensuite analyser avec Ronny, doubles fautes, coups droits dans le filet, avantages gagnés ou perdus, etc.

Nuria Schönberg-Nono (née en 1932). Photo : (c) Arnold Schönberg Center

Bruno Serrou : Son environnement : le logement de Los Angeles ? Livres (ses écrivains, philosophes de prédilection), disques (ses rapports avec les musiciens contemporains des autres “écoles” que la sienne, par exemple Milhaud) ? Tableaux ? Ses plus proches amis ?

Nuria Schönberg-Nono - Depuis des années notre domicile de Brentwood était une sorte de « maison ouverte » les dimanches après-midi. Les gens pouvaient venir s’y chauffer dans le jardin au soleil de Californie, y jouer au ping-pong, goûter un café fort, des pâtes autrichiennes et des  sandwichs que ma mère et ma grand-mère Kolisch préparaient. Les invités étaient pour la plupart des réfugiés venus d’Europe, des musiciens et des amis du passé. Il y avait aussi des étudiants et des professeurs de l’université où Schönberg enseignait à l’époque. Enseigner était une part importante de la vie de mon père. Il enseigna toute sa vie, non seulement parce que cela lui était nécessaire de le faire pour des raisons financières, mais aussi parce qu’il aimait vraiment cela. C’était pour lui une véritable mission de transmettre à ses élèves son savoir et son amour pour les grands maîtres, d’analyser minutieusement leurs œuvres. Il surprenait ses étudiants avec sa virtuosité dans l’improvisation des exemples musicaux au tableau noir, il les taquinait avec son humour pincé. Bien sûr, à la maison, il exprimait sa tristesse à propos du manque de préparation des étudiants américains, tant la différence entre ces jeunes gens et les étudiants de sa classe de maître à Berlin ou des compositeurs comme Alban Berg, Anton Webern et Hanns Eisler qui avaient étudié avec lui à Vienne ! De plus, il lui restait peu de temps pour composer. Schönberg enseignait de nombreuses heures par semaine à UCLA, heures auxquelles s’ajoutaient celles de ses cours privés à la maison. Il s’enfermait dans son bureau et travaillait dès qu’il avait une occasion pour le faire. Ses enfants, nous avons appris à respecter son besoin de silence et maman nous empêchait de le déranger quand il travaillait à la maison. Cependant, son esprit était si actif qu’il semblait être constamment en train de travailler sur quelque chose. Il avait un petit carnet qu’il portait constamment sur lui, où qu’il aille, et sur lequel il couchait ses idées. Des idées qui pouvaient être des esquisses pour une œuvre nouvelle, une lettre pour aider l’un de ses anciens élèves, un dessin pour un cintre, une caricature, un autoportrait… Il disposait d’une pièce à côté de son bureau dans laquelle il travaillait sur ses hobbies : reliure, inventions, jouets pour ses enfants, etc.

Bruno Serrou : Comment vivait-il, à Los Angeles ?

Nuria Schönberg-Nono : Lorsqu’il arriva à Los Angeles, il vécut d’abord dans une petite maison en location. Un an plus tard, il s’installa dans une grande demeure pourvue d’un magnifique jardin dans lequel nous vécûmes jusqu’à sa mort en 1951. Dans les quelques années qui ont précédé la guerre, il put acheter cette maison, parce qu’il avait beaucoup d’élèves personnels à Hollywood. Certains d’entre eux « étudiaient » avec lui seulement quelques heures, juste assez pour dire qu’ils avaient « pris des leçons de Schönberg » ! Mais par bonheur la maison était dans un style démodé et le prix relativement modique. Plus tard, quand Schönberg fut mis à la retraite de l’université et reçut une pension de moins de dix dollars par mois, ce fut pour nous une chance immense de posséder notre propre maison. En 1931, Schönberg n’a pu faire suivre tout de suite ses affaires qu’il dut laisser à Paris, où elles avaient été entreposées après qu’il eut quitté précipitamment l’Allemagne nazie. Un riche élève paya douze mois de leçons à l’avance et après quelques semaines les affaires de mon père arrivèrent à Brentwood. Celles-ci comprenaient toute sa fortune : lits et armoires, table de salle à manger et douze chaises, son piano demi-queue Ibach, sa bibliothèque comprenant plusieurs centaines d’ouvrages et de partitions, ainsi que sa correspondance, ses cahiers de notes, ses tableaux, ses manuscrits littéraires et musicaux. Mon mari, Luigi Nono, lorsqu’il visita pour la première fois notre maison de Los Angeles en 1965, fut bouleversé en voyant que le bureau de mon père avait l’aspect d’une « pièce viennoise » au beau milieu de Hollywood, et j’eus le même sentiment lorsque je visitai la maison de Freud à Hampstead. La majeure partie de la bibliothèque familiale avait été amenée d’Europe. S’y étaient ajoutée l’Encyclopedia Britannica et autres dictionnaires, quelques livres sur la musique et un petit nombre de romans américains. Nous avions très peu de disques. Les disques étaient très chers à cette époque, et les enregistrements pas vraiment excellents. Outre ceux de mon père, nous ne possédions que de rares tableaux, en fait des cadeaux des peintres eux-mêmes, un dessin de Kokoschka, une toile de Schindler, le père d’Alma Mahler.

Arnold et Gertrud Schönberg avec leurs enfants, Nuria, Larry et Ronny devant leur maison de Brentwood, Los Angeles en 1941. Photo : (c) Arnold Schönberg Center

Bruno Serrou : Avait-il des amis à Los Angeles ?

Nuria Schönberg-Nono : Les meilleurs amis de mon père furent probablement ses élèves. La fidélité comptait énormément pour mon père, car toute sa vie, il fut persécuté, à la fois comme juif et comme compositeur. Webern et Berg, Eisler, Rudolf Kolisch son beau-frère qui, avant cela, avait été son élève et le premier violon du fameux quatuor qui jouait la musique moderne comme aucun autre groupe, Erwin Stein et Max Deutsch parmi ses élèves européens et plus tard, à Los Angeles, Leonard Stein, Dika Newlin, Gerald Strang, Leon Kirchner et Adolf Weiss, ce dernier ayant aussi étudié avec lui à Berlin. Des compositeurs comme Ernst Toch, Joseph Achron, Julius Toldi étaient souvent nos invités avec leurs femmes. A San Francisco, il y avait Darius Milhaud, que mon père aimait énormément ; lui et René Leibowitz étaient probablement les seuls compositeurs français avec lesquels il entretint des relations amicales. Otto Klemperer et Fritz Stiedry étaient parmi les musiciens qui étaient proches de mon père, qui les considérait comme des amis, bien qu’ils n’aient pas souvent dirigé sa musique.

Bruno Serrou : Comment parlait-il de ses élèves ? Comment les jugeait-il ? Comment a-t-il réagi à la mort de Webern ? Parlait-il de Berg ? Après ces deux disciples, a-t-il eu d’autres élèves de prédilection ? Ses jugements sur le devenir de la musique ?

Nuria Schönberg-Nono : Schönberg ne nous parlait que de temps à autre de ses élèves européens. Nous avions une chance infime d’entendre l’une quelconque de leur musique. C’est difficile de comprendre aujourd’hui, alors que nous pouvons écouter presque tout sur CD, qu’à cette époque il fallait s’en remettre aux concerts pour entendre la musique moderne et celle qui se situait peu ou prou entre les deux ! Et même le peu que nous pouvions entendre était souvent mal joué, aussi était-il difficile de se faire une idée exacte de la production de ces compositeurs. Mais nous le croyions et d’une façon ou d’une autre savions que cette musique existait, qu’elle était « grande », et nous croyions, avec lui, qu’un jour elle recevrait les acclamations qu’elle méritait. Je me souviens d’un moment particulièrement émouvant lorsque mon père me dit qu’il savait que sa musique pouvait être comprise parce qu’il y avait au moins cinq personnes dans le monde qui la comprenaient vraiment et l’aimaient. Plus tard, après la guerre, je me souviens qu’il reçut une lettre de Luigi Dallapiccola l’informant qu’il y avait beaucoup de jeunes compositeurs italiens qui s’intéressaient à sa musique et qui utilisaient la « méthode de composition avec douze sons ». Il fut profondément touché, et nous a lu la lettre à haute voix. A la fin de la guerre, il avait espéré que sa musique serait propagée en Europe par les Américains. Après tout, depuis qu’il s’était exilé aux Etats-Unis en 1933, il était devenu citoyen américain, avait enseigné dans les universités américaines, avait eu une certaine influence sur la musique américaine (y compris sur la musique de film !). Pourtant, il se vit réserver une mauvaise surprise. Il était encore considéré comme un « outsider », et les compositeurs officiels des Etats-Unis ne le comptèrent pas parmi eux. Il avait de grands espoirs pour Israël. Il avait lui-même toujours rêvé d’un Etat juif, et lorsque le nouvel Etat juif d’Israël devint réalité, il écrivit le chœur Israel exists again et fut très heureux lorsqu’on lui proposa d’être Président d’honneur de l’Académie de Musique d’Israël. Il entreprit aussitôt à mettre au point un projet d’école supérieure de musique fondée sur ses idées quant à la façon d’apprendre la musique. Cependant, une nouvelle déception l’attendait : il n’avait pas à prendre activement par la formation de la jeunesse musicale du nouveau pays, et sa musique ne devait pas y être jouée de longues années durant.

Arnold et Gertrud Schönberg, et leurs enfants, Ronny (à gauche), Nuria et Larry (à droite) et leur chien cocker  Los Angeles en 1948. Photo : (c) Arnold Schönberg Center

Bruno Serrou : Homme de foi, Schönberg avait-il à l’esprit une « dimension biblique » de sa mission de compositeur ? Comment expliquez-vous le non-achèvement de Moïse et Aron ?

Nuria Schönberg-Nono : Je m’interroge souvent au sujet de relations de Schönberg avec le judaïsme. Il est très difficile pour moi de répondre à cette question. Il ne nous en a jamais parlé. Il était religieux dans le sens de la foi en Dieu et, par-dessus tout, il était un homme de morale. Dans toutes ses entreprises, il se montrait discipliné, tenu par son sens du bien et du mal, du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste. Sa quête de la vérité et de la pureté à travers les justes relations et une logique intelligibilité sont une constante dans sa vie de musicien autant que dans sa vie familiale, sociale et politique. Dans ses Psaumes modernes et dans ses derniers écrits, il a des conversations avec Dieu sur des problèmes planétaires. Je crois que l’on ne peut sous-estimer l’importance du composant « sioniste » dans le texte de Moses und Aron, surtout à la lumière du fait qu’il écrivit Der biblische Weg (une pièce de théâtre « agit prop », comme il la qualifiait lui-même) au moment même où il concevait le texte de Moses und Aron. Dans les premiers jours de 1923, il travaillait sur ce thème. Il se sentait très concerné par la montée du mouvement antisémite en Allemagne et en Autriche, et il désirait prévenir les juifs et les encourager à quitter l’Europe avant qu’il ne fût trop tard.

Bruno Serrou : Pour vous, Moïse et Aaron représente-t-il la synthèse de la pensée musicale, philosophique, religieuse, de votre père ?

Nuria Schönberg-Nono : Pour Moses und Aron, Schönberg se servit de son art et de tout son savoir au plus haut degré afin d’y mettre ses idées. Il fonda l’ensemble de son opéra sur une série unique à partir de laquelle se développe la musique la plus complexe et mouvante. Les solistes et les chœurs, et l’utilisation de l’orchestre sont parmi les plus expressifs et sophistiqués de l’ensemble de son œuvre. Non seulement il écrivit le texte lui-même, mais il décrivit en détail la scénographie. Il mit toute son âme, toute sa technique et sa science dans cet ouvrage, mais c’est ce qu’il faisait dans toutes ses entreprises !…

Recueilli par Bruno Serrou

le 23 octobre 1995