Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 7 janvier 2025
Le naufrage d’un splendide programme, tel a été le sort jeté ce soir sur le
concert « Pierre Boule 100 » proposé au Théâtre des Champs-Elysées par
Les Siècles dirigés par Franck Ollu, avec la mise en perspective bienvenue
Boulez-Debussy-Mallarmé avec pour élément principal l’un des grands œuvres de
Boulez, Pli selon Pli dans son intégralité, mis
en résonance avec les Trois Poèmes de Mallarmé orchestrés par Heinz Holliger et La Mer de Debussy, l’un des
chevaux de bataille de Boulez chef d’orchestre. Le problème est que les rapports
entre les sonorités bouléziennes et les debussystes sont apparues si ternes, si
plates, si uniformes qu’elles n’ont eu aucun écho entre elles. Quant à la
cantatrice, Sarah Aristidou, qui remplaçait Sabine Devieilhe, elle n’était
vraiment audible qu’à la condition de forcer son registre aigu. Une question, compte
tenu des spécificités de l’orchestre, sur des instruments de quelle époque jouaient
les musiciens réputés pour adapter leur choix selon les critères de l’interprétation
historiquement informée ?
Pour ce deuxième concert d’hommage à Pierre Boulez pour le centenaire de sa naissance, le Théâtre des Champs-Elysées et Les Siècles se sont associés pour donner l’une des œuvres majeures du compositeur, Pli selon pli. Sauf erreur ou omission de ma part, il me semble que c’est dans cette partition que Pierre Boulez est apparu pour la dernière fois à Paris, Salle Pleyel, au pupitre de chef d’orchestre, le 27 septembre 2011 à la tête de son Ensemble Intercontemporain. C’est pourquoi le concert de Les Siècles était particulièrement attendu. Cela d’autant plus que l’œuvre est plus souvent limitée en concert aux deux premières Improvisations sur Mallarmé que donnée dans son intégralité. Ce cycle en cinq parties qui se déploient sur une heure et six minutes constitue la partition la plus développée de la création boulézienne. Toutes les parties sont pour soprano et ensemble d’instruments et éditées séparément, ce qui autorise une exécution hors cycle de chaque volet. Il s’agit aussi, comme l’écrivait Dominique Jameux dans la monographie qu'il a consacrée à Pierre Boulez, l’œuvre apparaît avec le temps comme le point d’aboutissement du « premier Boulez » (1945-1960), qui aura « bouleversé les données de la pensée, de l’écriture et de l’écoute musicales plus qu’aucun compositeur de sa génération » (1). Sous-titré portrait de Mallarmé, il puise son inspiration dans la poésie de Stéphane Mallarmé, l’un des poètes favoris de Boulez au même titre qu’Henri Michaux et René Char dont il s’inspira dès son Livre pour quatuor en 1948-1949. Intitulée Don, la première partie (1962) illustre le poème Don du poème de 1865 sur le seul vers « Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ! » puis des fragments de trois sonnets dans les trois improvisations, la première (1962) d’après « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… », la deuxième (1958) d’après « Une dentelle s’abolit », la troisième (1959) d’après « A la nue accablante tu… » précède le finale, Tombeau (1959) d’après le sonnet éponyme dont Boulez utilise le dernier vers « Un peu profond ruisseau calomnie la mort », tandis que le titre Pli selon pli est tiré du sonnet Remémoration d’amis belges dans lequel Mallarmé évoque un séjour à Bruges auprès de poètes belges au cours duquel un brouillard se dissipe progressivement dévoilant la pierre de la vieille ville de Flandre-Occidentale « Comme furtive d’elle et visible je sens / Que se dévêt pli selon pli la terre veuve ».
Il aura donc fallu trente-trois ans (1957-1990),
après des révisions en 1984 et en 1989, pour que Pierre Boulez finisse par
considérer la partition de Pli selon pli comme
achevée. La version complète originelle a été créée le 20 octobre 1962 à Donaueschingen
par Eva-Maria Rogner et le Südwestfunk de Baden-Baden dirigés par Pierre Boulez,
sa structure évoquant le déroulé d’une vie, depuis l’enfance jusqu’à la mort,
tandis que côté orchestration les première, quatrième et dernière parties
requièrent la participation de grands ensembles orchestraux (quarante-huit
musiciens pour Don, trente-sept pour Tombeau), tandis que les deux dernières Improvisations sont pour de plus petits
effectifs instrumentaux (neuf pour la
deuxième, vingt-sept pour la troisième), Improvisation
I nécessitant trente-huit instrumentistes, les trois mouvements comprenant
de riches sections de percussion qui renvoient à l’Afrique et à l’Asie, tandis
que sont utilisés guitare amplifiée et mandoline, cette dernière renvoyant à la Symphonie n° 7 de Gustav Mahler.
Heureux de la perspective d’écouter Pli selon pli dans son intégralité, je me suis rendu au Théâtre des Champs-Elysées avec empressement, surtout que cette grande partition ouvrait le concert avant d’être mise en regard de pièces de Claude Debussy, dont les magnificences sonores sont si proches de celles de Boulez en général, et particulièrement de Pli selon pli. Mais il aura fallu de moins d’une minute pour mesurer combien l’étincelant était rendu mat et non réverbéré, le son étant comme étouffé, sombre, sans relief ni écho. Etait-ce dû à l’acoustique feutrée de la salle, était-ce dû à l’intrumentarium choisi par un orchestre dont la particularité revendiquée est de jouer sur instruments « d’époque » et/ou « historiquement informés », ou à la conception de son chef invité, Franck Ollu ?... Un peu des trois, assurément, car tout au long de l’exécution de l’œuvre, aucune magie dans les alliages de timbres n’est apparue, aucun lustre, la lumière et la sensualité cristalline de l’écriture de Pierre Boulez, qui fait de lui le seul véritable héritier de Claude Debussy ne se sont exposées, pas même dans les Improvisations les moins chargées orchestralement, plus précisément Mallarmé II pour soprano et neuf instrumentistes, tandis que la soprano aux pieds nus Sarah Aristidou à la voix charnelle et moelleuse, rencontrait quelque difficulté à se détacher de l’orchestre, si bien qu’elle était conduite à forcer sa voix pourtant agile mais parfois à la limite du cri, mais le fait que l’on ne discernait pas le moindre mot du texte n’était pas gênant en soi, puisque le compositeur lui-même convenait que la compréhension des poèmes n’était pas sa préoccupation, et qu’il suffisait de lire les poèmes avant l’écoute pour savoir ce dont il s’agissait. « Mon principe ne se borne pas à la compréhension immédiate, qui est une des formes - la moins riche, peut-être ? - de la transmutation du poème » écrivait Boulez, et « qui ne remplacera jamais la lecture sans musique, celle-ci restant le meilleur moyen d’information sur le contenu du poème », d’autant plus qu’il s’agit d’une œuvre de concert et non pas d’un opéra, « qui exige un minimum de compréhension directe afin de suivre l’action ». Aucun doute possible donc sur le fait que Pierre Boulez se serait opposé à l’usage qui a été fait du sur-titrage tandis que la cantatrice s’exprimait. Quant à l’instrumentarium choisi (était-il conforme à la facture de 1957, celle de 1962, ou celle de 1984 ou de 1990 ?), aucune piste décelable depuis la place que j’occupais, les pupitres de vent et de percussion restant hors de portée de ma vue depuis ma place du parterre, et la seule remarque que j’ai pu me faire a été l’usage d’une guitare sèche en lieu et place de la guitare « amplifiée » prévue.
Outre Pli selon pli et le fait
que soient mis en avant les liens étroits qu’entretiennent les créations de
Boulez et son aîné Debussy, autre grand mallarméen, une troisième raison m’a
incité à assister à ce concert du cycle « Pierre Boulez 100 », la
programmation du magnifique recueil debussyste de mélodies sur Trois poèmes de Stéphane Mallarmé (Soupir, Placet futile, Le Dialogue du
vent et de la mer) donné en outre dans une orchestration réalisée par l’immense
musicien qu’est le compositeur hautboïste chef d’orchestre pédagogue suisse Heinz
Holliger (né en 1939), dont la musique puise en son ensemble dans une poétique habitée par la
folie et la mort qui a dédié sa réalisation au baryton allemand Christian
Gerhaher. Cette version, qui a été créée à Munich le 9 juin 2016 par son dédicataire et l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Heinz
Holliger, requiert un orchestre de quatre vingt deux musiciens [deux flûtes
(aussi flûte piccolo), flûte alto, deux hautbois, cor anglais, trois
clarinettes (aussi deux clarinettes basses, clarinette contrebasse), deux
bassons, quatre cors, deux trompettes, timbales, percussionniste, célesta, deux
harpes, cordes (14, 12, 10, 8, 6)], ce qui permet à l’auteur de la transcription
de célébrer l’auteur de la partition originale pour voix et piano en mettant en
évidence les particularités de l’écriture et les sonorités envoûtantes de l’orchestre
de son auteur, ce qu’a malencontreusement atténué la conception de Franck Ollu
à la tête de l’orchestre Les Siècles qui ont étouffé la voix de Sarah Aristidou
ainsi que les scintillements de l’orchestration luxuriante passant d’un pupitre
à l’autre avec une virtuosité aérienne et fluide, la conception manquant de
poésie et de mystère. Les mêmes remarques valent pour le triptyque d’esquisses
symphoniques La Mer qui était l’une
des œuvres favorites de Pierre Boulez chef d’orchestre, Les Siècles s’avérant sous
la direction de Franck Ollu moins énergique et flamboyant qu’avec son
fondateur, François-Xavier Roth, la conception n’étant ni descriptive ni suggestive,
tandis que les textures de l’orchestre ont manqué de chair et la polyphonie s’avérant
trop touffue.
Bruno Serrou
1) Dominique Jameux, « Pierre
Boulez », Editions Fayard, collection « Musiciens d’aujourd’hui »
(1984, 496 pages)
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