Prades (Pyrénées Orientales). Grottes des Canalettes ; Abbaye Saint-Michel-de-Cuxa. Jeudi 8 août 2024
Seule manifestation estivale à laquelle j’ai pu assister cet été 2024,
le Festival Pablo Casals de Prades a pris depuis 2021 une nouvelle dimension,
sous la dynamique impulsion du chef d’orchestre violoniste Pierre Bleuse, actuel directeur
de l’Ensemble Intercontemporain (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/entretien-avec-pierre-bleuse-directeur.html)
et de l’Orchestre Symphonique d’Odense au Danemark qui a rétabli en Conflent les
concerts d’orchestre dès sa nomination en 2021, à l’instar du fondateur de la
manifestation
Fondé en 1950 par le
violoncelliste chef d’orchestre catalan dont il porte le nom, le Festival Pablo Casals de
Prades a retrouvé voilà trois ans l’esprit universel de son
initiateur en accueillant sous l’impulsion de Pierre Bleuse, son actuel directeur
artistique, non seulement les grands chambristes internationaux dans la
tradition instaurée par son prédécesseur Michel Lethiec, mais aussi les
concertistes les plus éminents de notre temps, lui donnant ainsi un nouvel
essor, renouvelant chaque été les artistes invités, qu’ils soient célèbres ou en
début de carrière internationale, et couvrant un répertoire allant du soliste à
l’orchestre symphonique, de la musique ancienne à la création contemporaine.
L’élément le plus caractéristique
du festival de Prades formule Pierre Bleuse est la présence d’un orchestre de
quarante-cinq musiciens spécialement constitué pour la manifestation et
réunissant musiciens à l’aube de leur carrière encadrés par des titulaires de
pupitres solistes de grandes phalanges d’Europe. Cela grâce au mécénat réuni au
sein du Fonds de Dotation du Festival, qui représente près de trente pour cent
du budget, et avec le soutien de l’International Menuhin Music Academy « Esmuc »
(Escola Superior de Musica de Catalunya) pour les concerts Jeunes Talents &
Friends. Le tout en synergie avec les écoles de musique européennes les plus
réputées afin d’accompagner les jeunes talents en favorisant les échanges
intergénérations à travers master classes et ateliers, accueillant des
musiciens émergeant en résidence. En douze jours, vingt-deux concerts ont été proposés cet été dans la diversité du riche patrimoine architectural et historique du Conflent
au pied du mont Canigou qui culmine à 2785 mètres d’altitude, le point de ralliement
central étant depuis l’origine l’emblématique église abbatiale bénédictine romane
millénaire de Saint-Michel-de-Cuxa, tandis que l’église Saint-Pierre de Prades érigée
sur les bases d’une église de style lombard du XIIe siècle et son
somptueux retable baroque doré du XVIIe siècle, le plus grand
d’Europe (1), réalisation du sculpteur catalan Josep Sunyer (1673-1751), accueille
trop peu de concerts, distribués en outre entre les églises d’Eus, de Catllar, Codalet,
Collioure, Molitg-les-Bains, Ria, Saint-Vincent-d’En-Haut-d’Eus, de
Vernet-les-Bains et de Villefranche-de-Conflent, ainsi qu’au Prieuré de
Marcevol, dans les Grottes des Canelettes, et au Mémorial de Rivesaltes, tous lieux
auxquels il faut ajouter le Parc du Château Pams de Prades pour les nocturnes
de jazz et d’improvisation.
Une fois n’est pas coutume pour moi, qui me déplaçais toujours dans les premiers jours des manifestations estivales afin d’en rendre compte au plus tôt, j’ai choisi d’assister à la toute fin des festivités pradoises, avec deux concerts présentant des œuvres contemporaines, dont une en création. Le premier dans la fraicheur et l’humidité des grottes des Canelettes à l’aplomb de la Têt dont les eaux descendent du massif du Canigou jusqu’à la Méditerranée à une centaine de kilomètres en aval. Un lieu peu recommandable en vérité pour les instruments de musique en raison d’une forte hygrométrie et d’une fraicheur extrême. Il s’est agi cette fois d’un récital de la brillante accordéoniste catalane Fanny Vicens, membre de l’Ensemble Flashback et qui se produit régulièrement avec les meilleurs ensembles de musique contemporaine, comme l’Intercontemporain, le Modern Ensemble, 2e2m et l’Instant Donné, mais aussi avec des formations instrumentales « historiquement informées ».
Cette fois c’est en
soliste qu’elle se produisait avec son accordéon microtonal XAMP, dans un
programme créé à Toulouse le 2 novembre 2021 et qui a déjà fait l’objet d’un
disque intitulé Turn On, Tune In, Drop
Out (1) réunissant quatre œuvres avec électronique en temps réel et
dispositif lumineux d’autant de compositeurs d’aujourd’hui conçues en étroite
collaboration avec l’accordéoniste et l’artiste vidéaste suisse Thomas Köppel
pour un spectacle immersif qui met en résonance la corporalité des œuvres
musicales, la spatialisation sonore et l’imaginaire visuel concrétisé par le
corps à corps de la soliste avec son instrument. Cette tétralogie est
constituée de Cantiga (Chanson) qui allie fragilité sonore de
l’instrument et puissance du flux électronique composé en 2006 par le Brésilien
installé en France Aurelio Edler-Copes (né en 1976), qui fut l’élève de Georges
Aperghis à Berne et de Yann Maresz à l’IRCAM, membre fondateur de l’Ensemble
Krater en Pays Basque espagnol, suivi de Something
Out of Apocalypse, hommage au film Apocalypse
Now de Francis Ford
Coppola du compositeur toulousain
Pierre Jodlowski (né en 1971), directeur artistique associé du studio éOle et
du Festival Novelum de Toulouse, compositeur associé au cursus de composition
de l’IRCAM, qui fait entendre coups de canons, cris et guitares saturés avec de
vieux fragments d’accordéons récupérés dans de bals de villages d’où s'exrait avec difficulté une voix off.
Troisième partie, De l’intérieur,
pièce délicate et furtive pour accordéon microtonal et bande magnétique composée
en 2021 par la Catalane Nuria Giménez-Comas (née en 1980), élève de l’Esmuc, de
Helmut Lachenmann, Michaël Levinas, Klaus Huber, et à Genève de Michael Jarrell
et Luis Naon qui travaille régulièrement à l’IRCAM, dont elle a suivi le cursus
voilà quelques années, enfin la pièce qui donne le titre à la soirée, la
puissante et énergique Turn On, Tune In,
Drop Out conçu en 2014 par le « compositeur polyvalent » Alexander
Vert, directeur de l’ensemble Flashback, professeur de composition au
Conservatoire de Perpignan, le tout étant interprété avec raffinement et
flexibilité mettant remarquablement en exergue la richesse des coloris de son
instrument.
Fort couru, comme l’a attesté la nef de l’abbatiale archi-comble, le concert de clôture du festival réunissait la totalité des jeunes musiciens en résidence et leurs aînés des grandes phalanges européennes au sein de l’Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades sous la direction solide et lyrique du directeur artistique de la manifestation, Pierre Bleuse, qui a emporté le concert dans les hautes sphères, dirigeant avec un plaisir et un engagement communicatifs un programme dédié habituellement à des phalanges symphoniques plus étoffées côté cordes mais sous la direction ample et souple du chef toulousain a sonné ample, large, dense et contrastée faisant résonner dans l’enceinte de l’abbaye Saint-Michel-de-Cuxa un orchestre de chambre sonnant tel un grand orchestre au complet dans une acoustique incroyablement équilibrée, l’entente chef/orchestre étant totale. En prologue d’un programme axé sur Tchaïkovski, une création mondiale de Jean-Frédéric Neuburger (né en 1986).
Célébré par le public mélomane du monde pour ses immenses qualités de pianiste, excellant dans un vaste répertoire courant de la fin du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, professeur d’accompagnement au Conservatoire de Paris (CNSMDP), Neuburger est également l’un des compositeurs les plus brillants de sa génération. Elève de Michaël Jarrell et Luis Naon à la Haute Ecole de Musique de Genève, il publie sa première œuvre en 2010, une Sinfonia pour deux pianos et percussion suivie de Souffle sur les cendres pour violoncelle et piano. Cinq ans plus tard, le Boston Symphony Orchestra donne sous la direction de Christoph von Dohnanyi la création mondiale d’Aube. Pierre Bleuse a fait sonner pour la première fois en public son Prélude pour cordes, commande du NDR Elbphilharmonie Orchester de Hambourg dont la création programmée le 7 mai 2021 n’a pu avoir lieu pour cause de pandémie de Covid-19. Composée pendant les confinements et couvre-feux décrétés par les autorités publiques et sanitaires, ce prélude est placé sous le signe de la solitude, de l’isolement. Comme en convient le compositeur, il s’agit d’une musique sur le thème du manque : l’orchestre manque, il n’y a que les cordes. La musique manque, il y a beaucoup de silence. « Cette pièce est faite pour qu’au milieu de ce silence, chaque personne qui en a envie puisse se rappeler quelque chose d’elle-même, un souvenir, un manque ou encore d’autres choses. » De fait, l’œuvre s’ouvre sur de courtes expositions de quintes à vide de cordes dans le grave entrecoupées de longs silences, jusqu’à ce que le discours s’élabore en une tension extrême au sein duquel se fait entendre un motif éruptif confié au premier violoncelle. L’œuvre se déploie sur un large ambitus dont l’assise est le registre sombre des contrebasses qui résonne dans l’aigu des violons d’une rare expressivité débouchant sur un mouvement où le temps s’étire dans la douleur et la désolation, tonalité que l’on retrouvera à la fin du concert dans l’Adagio lamentoso de la « Pathétique » de Tchaïkovski. Comme en convient Neuburger, la partition mérite amplement d’être développée et sans doute étoffée sur le plan instrumental par l’ajout d’instruments à vent, bois et cuivres confondus.
Plus souriantes, en dépit de passages plus ou moins introspectifs, l’hommage à Mozart que constituent les Variations Rococo pour violoncelle et orchestre de Tchaïkovski ont été remarquablement servies par la violoncelliste russe vivant à Paris Anastasia Kobekina aux sonorités larges, tour à tour brillantes et feutrées, d’une musicalité extrême servie par une technique infaillible auquel l’orchestre dirigé avec allant par Pierre Bleuse a serti un écrin chamarré. En bis, la soliste a été rejointe par sa sœur pianiste mais jouant ce soir-là des castagnettes pour un joyeux Fandango de Luigi Boccherini, où la violoncelliste traite son instrument telle une guitare (il s’agit d’une transcription d’un passage du quintette avec guitare) tout en tapant du pied tandis qu’elle joue de son archet avec une vélocité hallucinante. La seconde partie de ce concert de clôture était entièrement occupée par l’ultime symphonie de Tchaïkovski, la Sixième en si mineur « Pathétique » op. 74, l’une des pages du genre les plus populaires du répertoire. Avec ses deux mouvements vifs encadrés par deux adagios, sa structure annonce celle de la Neuvième Symphonie de Mahler, aux climats plus ou moins comparables. Mais, contrairement à l’effet produit par cette dernière, qui appelle inéluctablement sa conclusion Adagissimo, l’auditeur se laisse tellement porter par le tournoiement fou du second allegro, qu’il en oublie le finale, incapable de réfréner son émotion devant la vitalité foudroyante, la scansion rythmique étourdissante qui emporte cet Allegro molto vivace. Pourtant, la « Pathétique » est en fait une introspection autobiographique entreprise en 1893 qui se présente tel un requiem pour le compositeur-même, comme une prémonition qu’il aurait eue de sa propre mort, poussé au suicide par un scandale privé.
Malgré un effectif de cordes réduit, Pierre Bleuse a réussi à donner toutes les couleurs, l’élan, l’énergie vitale d’une course folle vers l’abîme (éblouissant Molto vivace), la nostalgie, les angoisses fiévreuses et la désolation contenus dans cette œuvre déchirante, avec des pupitres solistes d’une dextérité exemplaire, bois et cuivres confondus, tandis que les cordes, à l’exemple des deux contrebasses à quatre cordes (Ivy Wong et Blanche Inacio) qui ont ouvert et conclu magistralement la symphonie entière, ont paru si étoffées, charnelles et fusionnelles qu’elles ont fait oublier leur nombre limité (dix premiers et huit seconds violons, six altos, cinq violoncelles), tandis que Pierre Bleuse a montré combien il a d’affinité avec cette partition si souvent dénigrée par le monde de la création musicale contemporaine.
Bruno Serrou
1) Réalisé entre 1695 et 1699, le
retable de l’église de Prades mesure dix-huit mètres de haut sur treize mètres
de large, tandis que le personnage central, saint Pierre revêtu et porteur de
ses attributs pontificaux, mesure quatre mètres.
2) CD Eole Records
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