Singulière aventure que celle du Festival de Bayreuth sous le régime nazi, qui en fit le centre culturel de l’Allemagne sous un double héritage, celui suscité par la fascination d’un dictateur fou et sanguinaire cherchant à enraciner sa propre mythologie dans la tradition germanique, et celui inspiré par la volonté farouche d’une famille tenant à sauvegarder à tout prix le patrimoine légué à l’Humanité par l’illustre ancêtre à qui elle était en train d’élever un véritable culte, Richard Wagner, au risque de détruire à jamais la réputation de ce dernier en mettant en exergue ce qu’il y avait de pire en lui, inspiré par la volonté de réussir dans son entreprise de pérennisation de son œuvre dramatico-musicale quel qu’en soit le coût, notamment à travers ses pamphlets ravageurs contre ceux - particulièrement après la découverte de l’opéra Le Prophète de Giacomo Meyerbeer en 1850 à l’origine du terrible pamphlet Das Judenthum in der Musik (Du Judaïsme dans la Musique) - qu’il ressentait comme des entraves à la réalisation de ses propres rêves et à leur propagation, notamment le Festspielhaus dont il posait la première pierre le 22 mai 1872 à onze heures du matin, le financement du bâtiment n’étant bouclé qu’en 1874 grâce au prêt finalement accordé par Ludwig II de Bavière et tandis qu’il mettait le point final au Ring des Nibelungen en novembre de cette même année… Tandis que le Festival de Bayreuth 2024 bat son plein, je propose de revenir quatre vingt dix ans en arrière, tandis que cette manifestation était devenue la vitrine culturelle du régime nazi...
Dès leur conception-même, le Festspiehaus (Palais du Festival) de Bayreuth et son festival ont attiré têtes couronnées, personnalités politiques, décideurs, banquiers, industriels et artistes venant du monde entier. A commencer par les Allemands, bien sûr, le prince à en avoir soutenu l’idée étant le roi de Bavière Ludwig II (1845-1886), Richard Wagner (1813-1883), son initiateur, étant conscient dès le début de la nécessité d’un mécénat pour que son projet soit entrepris par l’architecte de son choix, Gottfried Semper (1803-1879) puisse sortir de terre et perdure. Dès l’ouverture le 13 août 1876 avec Das Rheingold, prologue du Ring des Nibelungen, s’y précipitent les empereurs d’Allemagne Guillaume Ier, du Brésil Dom Pedro II (1825-1891), les rois Alphonse XII d'Espagne (1857-1885) et Guillaume III de Hollande (1817-1890)… « On va à Bayreuth comme on veut, écrira le musicologue français Albert Lavignac en 1897, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. » Par ailleurs, la famille Wagner, à l’instigation de Cosima, épouse du Maître qui dirigera le festival de 1883 à 1908, s’allie à celle de Winifred Williams-Klindworth (1897-1980), fille adoptive d’un musicien proche du compositeur dramaturge. Ses parents, ouvertement antisémites, l’emmènent avec eux en 1914 à Bayreuth, où elle est présentée aux Wagner, dont elle épousera l’année suivante le fils légitime du maître, Siegfried, lui-même compositeur qui succèdera à sa mère Cosima à la tête du Festival de Bayreuth jusqu’à sa mort en 1930. Winifred allait devenir l’amie intime d’Adolf Hitler dès le premier pèlerinage que ce dernier effectuera à Wahnfried en 1923, un an avant la réouverture du festival au terme d’une décennie d’inactivité due au premier conflit mondial. Ainsi, est-ce tout naturellement qu’Hitler se rendra officiellement à Bayreuth sitôt nommé chancelier. « On m'a accusée de mettre le festival au service du national-socialisme. C’est un pur non-sens, s’insurgera en 1978 Winifred Wagner dans une longue interview filmée par le cinéaste Hans-Jurgen Syberberg. Et je dois admettre que j’ai immédiatement eu une très grande et profonde impression de cet homme. En tant que personnalité, son regard était avant tout incroyablement attirant. »
Après la mort de Richard Wagner, ses « disciples » autoproclamés, regroupés dans ce que la postérité a qualifié de « cercle de Bayreuth », qui comptait parmi ses membres Hans von Wolzogen (1848-1938) et Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), créateurs en 1919 du journal Völkischer Beobachter (L’Observateur Populaire) - racheté par le parti nazi dès 1920 -, qui élèveront le message de Wagner au rang d’évangile en transformant ses idées et écrits en doctrine germanique du Salut allant contre les quatre Evangiles chrétiens. Dans la formulation de leur concept de « wagnérisme allemand » en tant qu’idéologie völkisch pagano-germanique foncièrement raciste, ils se concentrent davantage sur les textes en prose de Wagner que sur sa musique, mettant plus particulièrement en avant son antisémitisme. Ce cercle jouera un rôle crucial dans le développement et la propagation de l’idéologie de l’« antisémitisme rédempteur », vision du monde dans laquelle « la lutte contre les Juifs est l’aspect dominant » et « les autres thèmes raciaux ne sont que des appendices ». Hitler allait être l’invité privilégié de Bayreuth pendant une décennie. Winifred Wagner, avec le concours de l’Intendant chef d’orchestre metteur en scène Heinz Tietjen (1881-1967), reprendra en 1930, à la mort prématurée de son mari, la direction du festival. Après la fin du régime nazi, comme des centaines de milliers de ses compatriotes, elle sera soumise au processus de dénazification. Au cours de l'été 1947, la Chambre d’arbitrage de Bayreuth, tribunal présidé par un juriste professionnel, décidera de son sort, en la classant comme coupable principale, accusée, accusée mineure, suiveuse ou si elle peut être disculpée. Le tribunal a entendu des témoins et lu des lettres qui s’exprimaient pour ou contre Winifred Wagner, ainsi qu’une lettre anonyme qui rapportait le fait que « Madame la conseillère principale du gouvernement Brandner a voulu demander de l’aide pour une femme juive qui était une amie de Mme Wagner. Celle-ci a refusé de recevoir Mme Brandner. La femme s’est ensuite suicidée pour éviter l’expulsion ordonnée. »
1933, année du cinquantenaire de la mort de Richard Wagner, Adolf Hitler est Chancelier du Reich depuis le 30 janvier, son parti, le National Socialiste des Travailleurs allemands (NSDAP) venant de remporter les élections législatives. Le 13 février, les cadres du parti nouvellement élus célèbrent le cinquantième anniversaire de la mort de Wagner en organisant une cérémonie commémorative solennelle à Leipzig, ville qui avait vu naître le Maitre de Bayreuth cent-vingt ans plus tôt. Hitler a pour invités d’honneur la veuve de Siegfried Wagner et leur fils aîné Wieland âgé de seize ans. Cet hommage des nazis à leur beau-père et grand-père cimente l’amitié du Führer et de la famille Wagner qui établit ainsi un lien entre la nouvelle Allemagne et le compositeur au renom planétaire. Ainsi, deux semaines après avoir été nommé Reichskanzler par le président Paul von Hindenburg, Hitler s’approprie officiellement Richard Wagner et en fait le référent culturel de la nouvelle Allemagne, dont il devient lui-même l’omnipotent Reich Führer le 2 août 1934, au beau milieu du Festival de Bayreuth auquel il assiste. « A l’âge de douze ans, j’ai vu le premier opéra de ma vie, Lohengrin, écrivait Hitler dix ans plus tôt dans Mein Kampf. En un instant, j’étais accro. Mon enthousiasme juvénile pour le Maître de Bayreuth ne connaîtra pas de limites. » De fait, une fois au pouvoir, chaque été de 1933 à 1939, Hitler allait assister au festival de Bayreuth, et faire des propriétés des Wagner, la Villa Wahnfried et le Festspielhaus, sa seconde demeure. Avec le concours de Joseph Goebbels (1897-1945), ministre de la Propagande d’Hitler, Richard Wagner devient la voix légendaire et idéologique du NSDAP et le parangon musical par le spectre duquel tous les compositeurs sont dès lors jugés.
Richard Wagner, en effet, est, à son corps défendant - il est mort six ans avant la naissance d’Hitler et un demi-siècle avant son arrivée au pouvoir -, l’inspirateur du Führer, par ses écrits, des éléments de ses livrets, ses idées pangermanistes et antisémites indépendamment de sa musique, les compositeurs favoris du Reichkanzler étant Franz Lehar (1870-1948) et Johann Strauss Jr (1825-1899), dont il s’échinera jusqu’à la fin de sa vie à chercher les « preuves » déniant la judaïté du maître de la valse viennoise. Preuve en est aussi la déclaration du chancelier au soir de la représentation du premier Parsifal de l’édition 1933 dirigée par Richard Strauss (1864-1949), séduit par la vivacité des tempi du compositeur chef d’orchestre bavarois que seuls Clemens Krauss (1893-1954) en 1953 et Pierre Boulez (1925-2016) en 1966 surpasseront : « Le Parsifal de Richard Strauss est merveilleux, il ressemble à une valse tout du long, impossible de dormir », se félicitera Hitler… Pour autant, ce dernier était plus mélomane que la plupart de ses comparses, et ses goûts étaient plus sûrs. Avant qu’il fût au pouvoir, il se plaisait à Vienne à assister à concerts et opéras, y compris les plus audacieux, comme Wozzeck d’Alban Berg (1885-1935). Führer, il ne laissera à personne le soin de contrôler les finances du Festival de Bayreuth, et il assurera de ses propres deniers la promotion de la musique de l’Autrichien Anton Bruckner (1824-1896), né comme lui à Linz. Tout en le jugeant incontrôlable, il admirait Richard Strauss, qu’il considérait comme le successeur de Wagner. Au point de se rendre à Graz pour assister à la première autrichienne de Salomé en 1906, à l’instar de Gustav Mahler, Alexandre Zemlinsky, Franz Schrecker, Arnold Schönberg, Anton Webern, Alban Berg…. C’est pourquoi, alors que Richard Strauss allait s’attirer le mépris de Joseph Goebbels et susciter quelque embarras au régime nazi, Hitler, conscient de la réprobation que de tels agissements pourraient valoir à son régime, répugnera toujours à prendre des mesures contre l’un des rares grands hommes de l’Allemagne culturelle de renommée internationale restés sur sa terre natale. C’est pourquoi, lorsqu’en 1939, Salomé fut mis à l’index, Strauss écrivit à son neveu, le chef d’orchestre Rudolf Moralt (1902-1958) : « L’idée que Salomé serait une ballade juive ne manque pas de sel. Le Reichskanzler en personne a dit à mon fils à Bayreuth qu’elle était l’une de ses premières expériences dans le domaine de l’opéra, et qu’il avait obtenu l’argent du trajet pour aller assister à la première de Graz en sollicitant sa famille. Ce n’est pas une blague !!! »
Tandis que Bayreuth avait attribué la direction de Parsifal à Arturo Toscanini (1867-1957), ce dernier prévint Wahnfried sitôt l’arrivée d’Hitler au pouvoir qu’il renonçait à son contrat. Fritz Busch (1890-1951) fut aussitôt sollicité, mais il dut renoncer à son tour, cette fois parce qu’il avait été expulsé par les sbires nazis de son poste de directeur de l’Opéra de Dresde, si bien qu’il décida à son tour de renoncer à Bayreuth et de s’exiler sans attendre au Royaume-Uni, où il allait participer à la fondation du Festival de Glyndebourne. Ce sera finalement Richard Strauss qui se proposera de remplacer à Bayreuth les deux chefs précédemment retenus. A la demande expresse de Heinz Tietjen, il dirigera également la IXe Symphonie de Beethoven, seule œuvre admise à Bayreuth aux côtés de celles du maître des lieux, exécutée cette année-là en souvenir de Siegfried Wagner mort le 4 août 1930 des suites d’une crise cardiaque. Les représentations du Parsifal de 1933 furent programmées les 22 et 31 juillet, 2, 10 et 19 août. La scénographie était la même que celle de la création, en 1882. En 1934, lorsque Strauss âgé de soixante-dix ans - âge de Wagner à sa mort le 13 février 1883 - reviendra une ultime fois à Bayreuth, ce sera pour diriger une nouvelle production de Parsifal, qui, dans la mise en scène de Tietjen et, côté décors, malgré le choix d’Alfred Roller effectué par Hitler en personne, allait susciter de vives réactions de la part des fidèles du culte wagnérien, particulièrement des deux filles adultérines de Richard et Cosima, Eva Bülow-Chamberlain et Daniela Bülow-Thode, qui lancèrent une pétition en faveur du maintien des décors originels. Richard Strauss partagera cet été 1934 le pupitre de la « fosse mystique » avec Franz von Hoesslin (1885-1946), ami des peintres Paul Klee (1879-1940), Vassily Kandinsky (1866-1944) et de l’architecte Walter Gropius (1883-1969)… A la demande de Winifred Wagner, Richard Strauss, alors président de la Chambre de la Musique du Reich, plaide auprès de Goebbels la cause de Parsifal afin que l’ouvrage redevienne l’apanage du seul Festspielhaus de Bayreuth. Cette édition 1934 fut à peine troublée par la mort le 2 août du maréchal Paul von Hindenburg, dernier président de la République de Weimar, suivie de ses funérailles deux semaines plus tard, une mort qui donnait à Hitler les mains totalement libre pour assumer un pouvoir sans partage avec le titre de Führer.
Hitler était depuis dix ans un familier de Bayreuth, assistant à chaque fois au premier cycle du festival. Il était même devenu dès son premier séjour de la cité franconienne un proche de la famille, au point de se mêler de sa vie à force de fréquenter la veuve de Siegfried Wagner, Winifred, mère des quatre petits-enfants du fondateur de la dynastie, Wieland, Friedelind, Wolfgang et Verena. Durant ces années, la belle-fille de Richard Wagner se sera imprégnée des idées nauséabondes du théoricien du nazisme britannique Houston Stewart Chamberlain, mari depuis 1908 d’Eva von Bülow, fille adultérine de Richard et Cosima Wagner. Fin septembre 1923, lors de la première visite de l’ex-caporal de l’armée autrichienne à Bayreuth, Chamberlain l’accueille tel le Messie, tandis que Winifred tombe rapidement sous son charme. Il est l’hôte de la demeure familiale, la Villa Wahnfried dans le parc de laquelle reposent pour l’Eternité Richard et Cosima ainsi que leur chien terre-neuve Russ. Elle est aussitôt fascinée par cet homme « hors du commun » qu’elle considère comme un « saint ».
« Mère parlait [de lui] à notre père sur un ton exalté, lui expliquant combien le jeune homme attendu était extraordinaire, rapporte en 1944 (vingt-et-un ans après les faits) la petite fille de Richard Wagner, Friedelind, dans ses mémoires parues sous le titre Nacht über Bayreuth (Nuit sur Bayreuth). Un jeune homme sauta de la voiture et vint à nous. Il avait l’air plutôt vulgaire avec sa culotte de cuir bavaroise, ses bas en grosse laine, sa chemise rayée de bleu et de rouge, et sa courte veste bleue qui flottait autour de son torse maigre. Ses pommettes saillaient au-dessus de ses joues creuses, mais on remarquait surtout ses yeux bleus qui luisaient d’un éclat extraordinaire. Il avait aussi l’air à demi affamé. De toute sa personne émanait une sorte de rayonnement fanatique. […] Dans le jardin, il parla à mes parents du ’’coup’’ que son parti préparait pour la fin de l’année et qui devait, en cas de succès, lui assurer le pouvoir. Tandis qu’il développait ses plans, sa voix s’amplifiait, se colorait, devenait de plus en plus profonde. Bientôt nous nous trouvâmes tous assis autour de lui, tel un vol d’oisillons charmés par cette musique. Pourtant le sens de ses paroles nous échappait complètement. Enfin, le jeune homme au teint de cadavre nous quitta, et l’on nous permit de reprendre nos jeux. Au déjeuner, mère parlait encore de Hitler et racontait à père comment Frau Edwin Bechstein avait pris soin de le nourrir et vêtir, de lui apprendre les rudiments des bonnes manières. » Moins de trois mois plus tard, le 9 novembre 1923, la tentative de putsch d’Hitler à Munich ayant échoué la veille au soir, le chef des putschistes est incarcéré dans la citadelle de Landsberg am Leech à Munich où il allait écrire son livre-programme Mein Kampf sur du papier que lui fournira Winifred Wagner… Hitler retournera à Bayreuth pour les funérailles de Chamberlain en janvier 1927. juillet
Mort brutalement d’une crise cardiaque à 61 ans le 4 août 1930, Siegfried Wagner laisse une veuve avec quatre enfants trop jeunes pour lui succéder. Winifred prend donc la direction du festival, conformément au testament laissé par son mari. Ce qui lui vaut l’hostilité des wagnériens traditionnalistes qui dénoncent en elle une femme étrangère sans compétence musicale. De 1931 à 1944 elle dirigera d’une main de fer le festival en s’appuyant entre autres sur Heinz Tietjen, Generalmusikdirektor des théâtres lyriques de Berlin, Wilhelm Furtwängler (1886-1954), directeur des Berliner Philharmoniker et vice-président de la Chambre de la Musique du Reich (1933-1934), et surtout Arturo Toscanini, directeur musical du Metropolitan Opera de New York et du NBC Symphony Orchestra, ce dernier jusqu’en 1933 seulement, le chef d’orchestre italien refusant de retourner à Bayreuth sitôt Hitler au pouvoir. « Je brûle ou je gèle, la tiédeur je ne sais pas ce que c’est », dira Toscanini à la suite de son refus de se produire à Bayreuth. Cette sombre période marque en effet le triomphe du nazisme et de ses idéaux mortifères qui ont définitivement conquis Winifred dès 1926, date de son adhésion comme membre du parti national socialiste. Dès lors, la veuve trentenaire transforme Bayreuth en vitrine artistique du nazisme avec les conséquences désastreuses que cela impliquera durablement dans la perception de l’œuvre de son beau-père. Jamais un festival musical n’aura été si étroitement lié à un pouvoir politique. Winifred, amie intime d’Hitler, encourage ses enfants à appeler ce dernier « Onkel Wolf » (Oncle Loup). Certains murmurent même que le Führer était amoureux de sa fervente admiratrice et qu’il aurait songé un moment à l’épouser…
Tandis qu’elle prépare l’édition de 1933 du Festival de Bayreuth, Winifred Wagner mesure le désastre financier qui s’annonce en constatant que la plupart des réservations venues de l’étranger sont annulées. En effet, en raison de la radicalisation politique de l’Allemagne, les visiteurs étrangers se détournent de Bayreuth au profit de Salzbourg, tandis que, malgré de nouvelles mises en scène, les demandes émanant de l’Allemagne-même sont loin de combler les défaillances de la riche clientèle internationale. En juin, une conversation avec Hitler permet à Winifred de régler le problème « en moins d’un quart d’heure ». Sur décision personnelle d’Hitler, les subventions publiques commencent donc à affluer sur Bayreuth. En cette année 1933, le ministère de la Propagande par le biais de son titulaire Joseph Goebbels, le Land de Bavière et l’Association nationale socialiste des enseignants achètent des billets. En 1934, l’enveloppe accordée par le ministère de la Propagande s’élèvera à trois cent soixante quatre mille reichsmarks. Adolf Hitler et son ministre de l’Economie Hermann Göring (1893-1946) suggèrent cette année-là qu’il soit acheté des billets au Festival via le Reich et les Länder, afin de les donner à des « personnes dignes ». Ainsi, le gouvernement du Reich et le Parti nazi appliquent cette idée d’Hitler en payant des places et en les distribuant sous forme de récompenses. Outre les achats de billetterie, le Festival reçoit de l’argent pour des radiodiffusions des spectacles de Bayreuth. De plus, la chancellerie d’Hitler verse directement entre cinquante mille et cent mille reichsmarks par an pour de nouvelles mises en scène. Montants auxquels il convient d’ajouter l’exemption de toute taxe accordée au Festival par le ministère des Finances. En compensation, dès l’édition 1933, aucune décision importante concernant le festival ne peut plus être prise sans l’assentiment d’Hitler. Pour le cinquantenaire de la mort de Richard Wagner, Bayreuth est pavoisée en l’honneur du chancelier, avec profusion d’oriflammes marqués de croix gammées, les portraits du Führer voisinent les innombrables effigies de Wagner, la nouvelle Allemagne étale naïvement son audace et ses espoirs. Pendant le séjour d’Hitler, Bayreuth devient un poste d’observation de choix pour le culte nazi.
« La réception des artistes par Hitler le soir de la première représentation de Das Rheingold constituait le grand événement de la semaine, consigne Friedelind Wagner dans ses mémoires. La première année, elle fut organisée sans aucune étiquette, mais les années suivantes elle était connue officiellement comme ’’Empfang’’ (Accueil) du Führer. Cette importante affaire avait lieu à Wahnfried, organisée par mère qui recevait officiellement en qualité de maîtresse de maison. En envoyant les invitations, elle dut résoudre un problème compliqué : devait-elle ou non, convier les artistes juifs ou qui avaient des épouses ou des maris juifs ? Elle décida d’inviter tout le monde, en espérant que les époux juifs auraient le bon esprit de ne point venir. Un certain nombre des plus courageux parmi les artistes, dont Herbert Janssen, quittèrent la ville pour la journée : à leur retour ils étaient inscrits dans le ’’livre’’ de Hitler. Le Führer n’aimait pas être ’’snobé’’. Mère, les Goebbels, mes frères et ma sœur, recevaient et présentaient les invités au Führer. Il était d’abord resté assis parmi les artistes, mais il ne pouvait supporter plus de cinq minutes une conversation normale. S’étant levé, il avait transformé une discussion banale en une péroraison de deux heures dans laquelle il était question de sujets artistiques ou de politique mondiale. » Dans l’enceinte du Festspielhaus, dans les salles de restaurant où les tables sont prises d’assaut pendant les longs entractes se montrent des personnalités de haut rang comme le roi d’Espagne (1886-1941), le roi Ferdinand de Bulgarie (1861-1948), la princesse Mafalda de Savoie (1902-1944), les ambassadeurs de France et d’Italie, le prince Auguste-Guillaume de Hohenzollern (1887-1949), la famille princière de Bavière et nombre de personnalités de choix. « Un peloton d’infanterie, baïonnette au fusil, rend les honneurs au dictateur, acclamé, chaque fois qu’il apparaît, avec une violence ardente, mais contenue, constatait l’ingénieur militaire Jules-Louis-Gaston Pastre (1880-1939) en 1933 dans les colonnes du magazine français La Revue hebdomadaire. Auprès du dictateur nazi, assez vulgaire, le prince Auguste-Guillaume, fils de Guillaume II, en uniforme de général hitlérien ; les femmes font la révérence, les officiers baisent la main du prince. Ce geste n’est peut-être pas très démocratique, mais l’Allemagne de Hitler se moque de la démocratie comme d’une noix vide. Un certain jour, le Führer ayant dû s’absenter, la représentation de Siegfried fut retardée d’une heure sans explication, parce que tel était le bon plaisir de Son Excellence ; les Allemands s’exécutèrent ’’sans hésitation ni murmure’’ comme il est dit dans nos règlements militaires. Jamais les Wittelsbach [NDR : famille régnante de Bavière] n’auraient osé prendre de telles libertés vis-à-vis de leurs sujets. Autre temps, autres mœurs ! » Pastre poursuit : « Ah ! On ne ménage guère les Juifs ! On les accuse de tous les méfaits possibles et imaginables ; destructeurs, négateurs, révolutionnaires-nés, usuriers, transportant en tous lieux le désordre intellectuel et moral, éternels colporteurs de la révolution humaine… J’en passe. En revanche, plusieurs Allemands m’ont affirmé que si on avait pris de strictes mesures pour préserver l’Allemagne du ’’virus juif’’ (sic), il n’y avait eu ni violences ni sévices. Opinion que, naturellement, je n’ai pu contrôler. De même on a expulsé d’Allemagne les ’’brutes intellectuelles’’ : entendez les écrivains soupçonnés de quelque sympathie pour Israël. »
Loin de souffrir du second conflit mondial, Bayreuth ne connaitra aucun problème pendant toute la durée du joug nazi, le festival bénéficiant de l’entier et constant soutien du Führer. Exonérée de toute taxe, la manifestation profite des largesses personnelles du Führer. Le Festspielhaus est assuré d’être toujours plein grâce à la billetterie que distribue généreusement le parti à ses affidés et sympathisants, qu’ils soient officiers, soldats méritants, employés ou héros de guerre. A partir de 1936, l’année des Jeux Olympiques de Garmisch-Partenkirchen et de Berlin, le festival affermit son statut de manifestation annuelle pour satisfaire Hitler qui ne saurait passer un été sans entendre un opéra de Wagner à Bayreuth. En 1937, Hitler, pour assister aux représentations, quitte son uniforme kaki pour revêtir l’habit sombre et la queue de pie. L’écrivain Thomas Mann (1875-1955), fervent wagnérien exilé volontaire se désole de constater que ce temple de l’art absolu est devenu le théâtre de cour du Führer. Etonnement, quelques artistes juifs comme les basses Alexander Kipnis (1891-1978) ou Emanuel List (1888-1967), continuent d’y chanter, à l’instar du ténor Max Lorenz (1901-1975) dont l’épouse est juive. Contrairement à ce que l’on pourrait croire a priori, la période Winifred Wagner a été synonyme d’un certain renouveau sur le plan artistique. Le chef d’orchestre et metteur en scène Heinz Tietjen se révèle en effet un directeur artistique novateur aux côtés du décorateur Emil Preetorius (1883-1973). Il opère une modernisation certes prudente mais qui tente de rompre avec l’historicisme auquel le public wagnérien demeure fermement attaché. Durant ces années, Wieland Wagner, fils aîné de Siegfried et de Winifred, s’impatiente et supporte mal d’être soumis à la gestion de Tietjen. C’est en effet à lui que doit revenir la direction du festival et il aimerait prendre le pouvoir au plus tôt en renversant « la vieille génération ». Les événements lui permettront bientôt de donner une nouvelle impulsion au Festival de Bayreuth...
Mais en attendant, si Wieland est exempté de toute obligation militaire, les contacts personnels de sa mère avec le Führer n’ont pas empêché son frère Wolfgang d'être enrôlé dans le service du travail puis dans la Wehrmacht, une fois ses études secondaires terminées. Le fils cadet servira donc dans l’armée, sans grand enthousiasme patriotique cependant, comme il rappellera plus tard l’intéressé. Au cours de la campagne de Pologne en 1939, il est grièvement blessé à la main et à la cuisse par une salve de mitrailleuse. Le 23 juillet 1940, fort de sa victoire sur la France, Hitler se rend à Bayreuth. Ce sera pour la dernière fois… Lors de la première grande manifestation culturelle après la campagne de France, le Führer assiste au seul Götterdämmerung. A l’issue de la représentation, il salue Winifred Wagner en disant : « J’entends bruisser les ailes de la déesse de la victoire ! » Puis il quitte Bayreuth en train blindé… De ce jour, Winifred ne reverra plus jamais son cher « Wolf »…
Néanmoins, le festival perdure sous la bannière nazie jusqu’au 9 août 1944, date à laquelle il est interrompu par l’état de « guerre totale » décrété par Goebbels au terme d’une série de douze représentations des Meistersinger von Nürnberg dirigées tour à tour par Wilhelm Furtwängler puis par Hermann Abendroth (1883-1956), avec pour spectateurs des invités du Führer et du ministère de la Propagande, tous membres de la Wehrmacht et ouvriers des usines d’armement. Le 5 avril 1945, une bombe américaine détruit en partie la Villa Wahnfried, tandis que le Festspielhaus échappe miraculeusement à la destruction et que l’avenir du festival est fortement compromis…
Bruno Serrou
Sources :
Friedelind Wagner, Heritage of Fire (Harper
Edition, 1946/version française Héritage
de feu, Editions Plon 1947) ; Brigitte Hamann, Winifred Wagner oder Hitlers Bayreuth (Piper Edition, 2002)
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