Paris. Cité de la Musique, Salle des Concerts ; Centre Pompidou, Grande Salle. Jeudi 7 et vendredi 8 juin 2024
ManiFeste (1), festival de création musicale de l’IRCAM qui a succédé en
2012 à Agora lancé par Laurent Bayle en alliant concerts, spectacles et
pédagogie, se situe en cette fin de printemps 2024 dans la continuité de son
ambition créatrice, associant musique, théâtre, danse, arts numériques et arts
plastiques. Commencé le 30 mai, je rends compte ici des deux concerts du
festival auxquels j’ai assisté la semaine dernière, le premier Cité de la
Musique, le second Centre Pompidou.
Remarquable concert de création que celui intitulé « Répliques » proposé
le 7 juin à la Cité de la Musique de la Philharmonie de Paris par l’Ensemble
Intercontemporain dirigé par Lin Liao, avec deux impressionnantes créations
d’une inventivité saisissante. La première, Parfum
d’un Autre Monde de la
compositrice japonaise Mayou Hirano (née en 1979) est un fascinant dialogue
entre un alto virevoltant et une électronique en temps réel raffinée joué avec
brio par Odile Auboin devisant vaillamment avec Joao Svidzinski, réalisateur en
informatique musicale de l’IRCAM ménageant pendant un quart d’heure surprises de
structures et de jeu et sonorités captivantes. La seconde, Inside, est un concerto virtuose pour contrebasse, ensemble de
quatorze instrumentistes (2) et électronique en temps réel du compositeur
italien Aureliano Cattaneo (né en 1974) joué par un brillantissime Nicolas Crosse, tandis que deux contrebasses
solitaires chacune plantée latéralement derrière un micro captant leurs
résonances en sympathie de chaque côté de l’orchestre. L’œuvre s’inspire du
roman de Fiodor Dostoïevski, Le Double,
qui combine le fond et la forme, comme le constate le compositeur, l’idée sur
laquelle le romancier russe se fonde s’étendant du contenu (ce qui est conté) à
la forme (la façon dont les faits sont racontés), le concept d’intérieur et d’extérieur
étant travaillé par le biais de l’électronique qui suscite des fonctions
dramatiques des systèmes d’amplification, le son étant envoyé dans la
contrebasse solo ou dans les deux contrebasses « fantômes » ou dans
les hautparleurs disposés sur le devant de la scène et ceux encerclant le
public. L’écriture ample, fluide, les tensions dramatiques fascine, usant de
toutes les aptitudes de chaque instrument présent sur le plateau, plus particulièrement
la contrebasse (cordes, coffre, manche, tendeur) qui en est l’élément central,
mais aussi l’outil informatique élaboré en collaboration avec le réalisateur en
informatique musicale de l’IRCAM Pierre Carré.
Ces deux création entouraient une pièce magistrale du regretté
Luis-Fernando Rizo-Salom (1971-2013), intitulée fort à propos dans le cadre
d’une manifestation du même nom, Trois
Manifestes créés en 2009, l’un des
chefs-d’œuvre du compositeur colombien disciple d’Emmanuel Nunes mort
accidentellement le 23 juillet 2013 à l’âge de 41 ans à la suite de la chute du
deltaplane qu’il pilotait (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/07/createur-de-talent-le-compositeur.html
et http://brunoserrou.blogspot.com/2013/09/lensemble-court-circuit-ouvre-avec.html).
Comme les autres partitions du programme, celle-ci tourne autour de la
confrontation entre plusieurs éléments. Cette fois, trois groupes instrumentaux
(3) pour un total de trente musiciens disposés en autant de scènes distinctes,
dans la Salle des concerts de la Cité de la Musique, l’un sur scène avec la
cheffe d’orchestre, les deux autres face à face sur les balcons de côté, chacun
« défendant ce que l’on pourrait appeler un ’’manifeste sonore’’ »
comme le précisait le compositeur dans son texte de présentation publié à l’occasion
de la création de l’œuvre le 9 juin 2009 dans cette même salle dans le contexte
du même festival, qui, à l’époque, s’appelait encore Agora. Dirigés avec maestria
par l’excellente Lin Liao, les membres de l’Ensemble Intercontemporain renforcés
par des supplémentaires, déversent des flots de timbres mirifiques tandis que l’ingénieuse
partie informatique, réalisée en collaboration avec Robin Meier, réalisateur en
informatique musicale, et diffusée par un système de petits haut-parleurs
placés sous les fauteuils du public, est vraiment splendide, créant une
sensation de flottement, comme suspendu en apesanteur sur la matière sonore,
tandis que les sons instrumentaux surgissent en cascade depuis les gradins des
balcons.
Le second rendez-vous ManiFeste auquel j’ai pu assister cette semaine s’est
déroulé samedi 8 juin dans la Grande Salle du Centre Pompidou archi-comble. Il
était question d’un concert-spectacle des Percussions de Strasbourg dont les effectifs
ont été renouvelés. Voire élargis, puisque la pièce proposée requiert la
participation de huit musiciens. Il ne s’agissait pas d’une création, mais d’une
première à Paris, puisqu’elle a été créée le 29 septembre 2019 à Strasbourg
dans le cadre du festival Musica. Intitulée Timelessness
(Intemporalité), cette œuvre a été conçue
par le compositeur Thierry De Mey (né en 1956), collaborateur privilégié de la
compagnie de ballet d’Anne Teresa de Keersmaeker, et le danseur chorégraphe belge
Wim Vandekeybus (né en 1960). Ce spectacle raffiné de soixante-dix minutes qui
assemble une douzaine de pièces (4) du compositeur bruxellois séduit, mais était
espéré plus créatif, varié et audacieux, à l’instar des impressionnants monuments
sonores d’Iannis Xenakis et d’Hugues Dufourt notamment, composés à l’instigation
des équipes des Percussions de Strasbourg précédentes. Néanmoins, la réputation
de la plasticité de la gestique suscitée par le jeu des instruments à
percussion se retrouve ici, suscitant une dramaturgie chorégraphique à laquelle
les musiciens alsaciens, qui se meuvent pieds nus et se dispersent à travers l’espace
du plateau, ne restant à leur poste fixe de chambristes qu’occasionnellement, participent
avec un plaisir communicatif.
Bruno Serrou
1) Jusqu’au 22 juin 2024
2) Contrebasse solo, flûte (aussi
piccolo), clarinette (aussi clarinette basse), saxophone, cor, trombone,
accordéon, deux percussionnistes, piano, harpe, violon, alto, deux violoncelles
3) Bois par deux - flûtes (la 2e
aussi piccolo), hautbois, clarinettes (la 1ère aussi clarinette en
mi bémol), une clarinette basse, bassons (le 2e aussi contrebasson)
-, cuivres par deux - cors, trompettes, trombones, un tuba -, trois
percussionnistes, piano (aussi célesta), harpe, trois violons, deux altos, deux
violoncelles, deux contrebasses
4) Intro, Duo S., Affordance, Pièce de gestes, Musique de
tables, Timelessness, Silence Must Be! (part 1), Floor Pattern, Silence Must Be! (part 2), Hands,
Frisking, Silence Must Be! (part 3)
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