Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 25 novembre 2023
Troisième expérience de la Symphonie n° 8 en
mi bémol majeur dite « des Mille » de
Gustav Mahler avec l’Orchestre de Paris depuis sa fondation en 1967, la
première dirigée par Sir Georg Solti en 1975, la deuxième avec Christoph Eschenbach
en 2008, enfin celle de cette semaine sous la direction de Daniel Harding…
Cette fois dans une salle (après les gouffres à sons Palais des Congrès, Palais
Ominisports de Bercy) digne de cette œuvre gigantesque où il est constamment
question de la Trinité divine, de l’Amour et de l’Univers. Huit chanteurs
solistes, deux chœurs, deux maîtrises, deux orchestres (l’Orchestre de Paris au
complet enrichi d’étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique de
Paris). Le tout dirigé au cordeau, souplement et avec allant par Daniel Harding,
ex-directeur musical de l’Orchestre de Pais, magistral.
Compositeur d’été par la force des choses car pris le reste de l’année par ses lourdes charges de directeur de l’Opéra de la Cour de Vienne, Gustav Mahler (1860-1911) commença non sans difficulté sa huitième symphonie en juillet 1906 dans les Alpes du Tyrol autrichien, à Maiernigg, et la composa pour l’essentiel en cette année 1906 et la complétera l’été suivant. Ne trouvant pas l’inspiration dès l’abord, finit par lui revenir en tête le souvenir de l’hymne latin médiéval pour la Pentecôte du moine théologien bénédictin allemand Hrabanas Maurus (Raban Maur, 780-856), évêque de Mayence en 847, le Veni Creator Spiritus, prière élevé au pouvoir créateur de l’Esprit Saint, troisième personne de la sainte Trinité du christianisme. Alma Mahler rapporte que son mari se mit à composer dans la frénésie sur ce texte dont il ne se rappelait qu’en partie. Si bien qu’il se fit télégraphier les versets qui lui manquaient et qui se révélèrent heureusement concorder pleinement avec la musique qu’il avait déjà écrite. Envisagée comme une sympho1nie en quatre mouvements, cette symphonie devait inclure un scherzo qui devait suivre le Veni Creator, puis un adagio intitulé Caritas (Charité), enfin un finale avec chœur, « La Naissance d’Eros ». Ces trois dernières parties furent finalement remplacées en cours de composition par un unique mouvement fondé sur la scène finale du Second Faust de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), l’un des livres favoris du jeune Mahler dont le sujet central est ce que le poète allemand appelle l’Eternel féminin, personnifiée par la Mater Gloriosa, « en fait le repos, le but, par opposition aux aspirations, aux quêtes, aux efforts incessants vers ce but, c’est-à-dire par opposition à l’Eternel masculin » convenait-il à son épouse, à qui il ajoutait : « Tu as bien raison de définir cela comme la force de l’Amour. » Ainsi, la symphonie, dont l’orchestration est l’une des plus denses de tout le répertoire symphonique, se divise finalement en deux grandes parties, Hymnus : Veni Creator Spirtitus, Allegro Impetuoso en forme de quasi sonate d’une trentaine de minutes presque entièrement vocal au cours duquel la troisième soprano n’intervient pas, et Schluss Szene aus « Faust » (Scène finale de « Faust »), Poco Adagio, etwas bewegter (un peu plus ému), qui, avec ses nombreuses interventions vocales, rapprochent cette partie davantage de la cantate que de la symphonie. Quoiqu’écrite en un bloc continu, la seconde partie réunit les trois derniers mouvements de symphonie, avec une première section, Poco Adagio, purement instrumentale, la deuxième scherzo Allegro Moderato précédant un gigantesque finale, vif et enlevé, que Mahler décrit ainsi à son ami chef d’orchestre Willem Mengelberg, à l’époque patron de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, dans une lettre datée du 12 mars 1912 : « Essayez d’imaginer l’univers tout entier commençant à tonner et à résonner. »
La Huitième Symphonie sera créée trois ans après son achèvement, le 12 septembre 1910, à Munich, sous la direction de son auteur, qui connut à cette occasion le plus vif succès de sa carrière de compositeur, à la tête d’un impressionnant effectif comprenant huit chanteurs solistes, huit cent cinquante choristes, dont trois cents cinquante enfants, et un orchestre bavarois constitué de cent soixante dix instrumentistes, dont quatre-vingts cordes, portant ainsi le nombre d’acteurs de cette première exécution à mille vingt neuf, compositeur-chef d’orchestre inclus.
L’effectif réuni cette semaine autour de Daniel Harding pour les deux exécutions de cette même Huitième, se sera « limité » à quatre cent quatre vingt participants, avec un orchestre de cent soixante treize instrumentistes réunissant deux entités (cent dix membres de l’Orchestre de Paris, soixante-trois étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris), et les ensembles choraux, avec deux groupes d’enfants, la Maîtrise de Paris (quarante et un jeunes chanteurs du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris) et le Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris (soixante-huit membres), et deux chœurs, le Jeune Chœur de Paris du Département supérieur pour jeunes chanteurs du CRR de Paris (trente-sept chanteurs), et le Chœur de l’Orchestre de Paris (cent cinquante trois membres). La disposition de l’ensemble des effectifs était impressionnante et a permis une remarquable spatialisation de l’œuvre, l’orchestre sur le plateau, avec, une fois n’est pas coutume dans la configuration de l’Orchestre de Paris, premiers et seconds violons se faisant face, violoncelles à gauche des premiers et altos à droite des seconds, contrebasses derrière les premiers violons, avec à leur tête Ji-Yoon Park, violon solo invitée, et à droite des cors et de la percussion, la masse chorale étant installée sur les gradins derrière l’orchestre, les adultes au centre avec devant eux sept choristes, les maîtrises d’enfants les encadrant à cours et à jardin, tandis que la fanfare de sept cuivres était implantée entre les chœurs et le buffet de l’orgue, et la troisième soprano (Mater Gloriosa) s’exprimant dans la seule seconde partie depuis le tout dernier niveau de l’arrière-scène à droite du buffet de l’orgue.
A force d’entendre cette Huitième Symphonie dans des lieux trop étroits et dans des acoustiques trop sèches, étriquées, comprimées et plus ou moins étouffoirs, l’audition dans la merveilleuse acoustique de la Philharmonie de Paris s’est avérée comme une véritable révélation. Limpide, claire, analytique, précise, avec juste ce qu’il faut de réverbération impeccablement mesurée, cette salle confirme son excellence et les bienfaits de son existence dans le patrimoine architectural et musical parisien. Jamais en effet le Veni Creator Spiritus a sonné de façon aussi pure et distincte, toujours fluide, transparente, sans aucune saturation, chaque note, chaque intention, chaque intonation étant restituée dans toute son authenticité, du pianississimo le plus au seuil de l’audible, au fortississimo le plus triomphal, laissant entendre jusque dans les tutti les plus valeureux la totalité des instruments dans la quintessence de leurs timbres et de leurs sonorités. Sans chercher à rebondir sur la double casquette du chef d’orchestre pilote de ligne, la direction de Daniel Harding s’est avérée comme étant celle d’un chef de bord maître de son art et de son incontestable métier. Chef et musiciens de l’Orchestre de Paris se connaissant fort bien et s’appréciant depuis que le Britannique aujourd’hui à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise, en fut le directeur musical de 2016 à 2019, et se produisant régulièrement à sa tête depuis son départ à l’invitation de son successeur Klaus Mäkelä, l’exécution de cette œuvre grandiose aux climats somptueusement poétiques et dramatiques d’une expressivité infinie et d’une puissance immense a suscité une émotion exaltante, comme en un véritable voyage dans les abysses de l’âme humaine par le biais d’une profonde et bouleversante spiritualité, au point que le public, saisi jusqu’au plus secret de son âme, n’a pas émis le moindre son, pas même une toux, ni de tentative d’applaudissements à la fin du Veni Creator Spiritus, en dépit de la longue pause imposée par le chef avant le lancement piano de la seconde partie purement instrumentale. Comme l’écrit dans un message sur un réseau social le compositeur Marc Monnet, « cette symphonie est antiéconomique, folle, excessive mais grandiose, incontestable. Quel compositeur pourrait avoir ces moyens-là aujourd’hui ? On réduit désormais le compositeur aux petites formes, car on n’a pas compris que le risque est le premier objet de l’art. L’irrationalité est ce qui trouble les consciences… »
Quelle chance immense ont eu les soixante élèves du CNSMDP invités à se joindre à l’Orchestre de Paris pour jouer une telle œuvre si rarement programmée, et pour cause, entourés de grands professionnels que sont leurs aînés de l’Orchestre de Paris ! Et ces chœurs, brillantissimes, qui ont participé à la réussite patente de cette exécution de ce diamant pur pour chœur et orchestre que cette Huitième de Mahler. Précis, homogènes, chantant admirablement, s’investissant comme de la lave en fusion avec un bonheur rayonnant, les masses chorales ont été impressionnantes, se montrant dignes de l’œuvre et de l’événement. Et que dire des solistes, sinon qu’ils ont brillé de leur voix célestes et de leur engagement dramatique avec des sopranos aux aigus rayonnants, la Sud-Africaine Johanni van Oostrum, Magna Peccatrix passant aisément au-dessus des magmas effervescents des tutti fortissimi de l’orchestre, à l’instar de l’Allemande Sarah Wegener en Pénitente et, du haut du « paradis », la Suédoise Johanna Wallroth en Mater Gloriosa, ainsi que les contraltos de velours de l’Etatsunienne Jamie Barton en Mulier Samaritana et Française Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Marie l’Egyptienne), à qui répondait le remarquable trio masculin formé par le Docteur Marianus du ténor britannique Andrew Staples, le Pater Ecstaticus du baryton britannique Christopher Maltman, ces deux chanteurs s’exprimant tour à tour installés avec les autres chanteurs et devant l’orchestre dans leur première intervention de la seconde partie, avant de retrouver leurs comparses dans le finale, enfin la basse koweïtienne Tareq Nazmi en Pater Profundus.
Un concert assurément inoubliable qui marque indubitablement une date repère dans l’histoire de la Philharmonie et de l’Orchestre de Paris.
Bruno Serrou
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