Paris. Maison de la Radio. Studio 104. Dimanche 26 novembre 2023
Retrouver à Radio France le cycle de sept mélodies pour mezzo-soprano et quatre percussionnistes Sippal, dobbal, nádihegedüvel (Sifflets, tambours, violons-roseaux) de György Ligeti vingt-trois ans quasi jour pour jour (10 novembre 2000) après avoir assisté à sa création par ses dédicataires Karalin Karolyi et l’ensemble Amadinda à l’Arsenal de Metz, son commanditaire, est un délice de gourmet. D’autant plus lorsqu’il est mis, comme ce concert l’a fait, en regard de l’extraordinaire Sonate pour deux pianos et deux percussionnistes de Béla Bartók, avec les brillants, précis et énergiques Lucile Richardot (mezzo-soprano), Simon Zaoui, Théo Fouchenneret (pianos), et quatre percussionnistes de l’Orchestre National de France (Francois Desforges, Emmanuel Curt, Florent Jodelet, Gilles Rancitelli).
Composé et créé en 2000, Sippal, dobbal, nádihegedüvel est l’œuvre ultime de Ligeti. Cette pièce de moins d’un quart d’heure a été interprétée dimanche de façon remarquable, les musiciens servant magnifiquement cette œuvre extraordinaire dans laquelle Ligeti âgé de 77 ans s’avère plus créatif que jamais, ouvrant des portes inouïes dans lesquelles les compositeurs d’aujourd’hui seraient bien inspirés de s’aventurer. Les sept mouvements sont fondés sur des poèmes en langue magyare de Sándor Weöres (1913-1989), ami du compositeur, et ont pour titres successivement Fabula (Fable), Táncdal (Chanson de danse), Kinal templom (Temple chinois), Kuli (Coolie), Alma álma (Rêve), Keserédes (Aigre-doux) et Szajko (Perroquet), ce dernier reposant sur des onomatopées représentant les cris caractéristiques du volatile, tandis que chacune fait appel à un instrumentarium percussif distinct dont l’énumération serait ici fastidieuse tant il y en a mais instillant un caractère propre à chaque page. Dans l’un des textes réunis dans L’Atelier du compositeur (1) Ligeti écrivait : « J’ai tendance à changer la manière de travailler dès qu’une idée est réalisée ». Ce cycle de mélodies brèves se présente comme une synthèse de l’art du compositeur, réunissant toutes ses influences, de Bartók à l’Afrique, associées aux caractéristiques de sa propre création, comme les structures en réseau et les labyrinthes polyphoniques d’une densité extrême parallèlement au concept de polyphonie « floue », l’utilisation d’échelles diatoniques et de champs harmoniques consonants, ajoutés de polyrythmies complexes, de brouillages ou de répétitions quasi mécaniques, tandis qu’au début des années quatre-vingts il découvrait la musique des Caraïbes et celle de l’Afrique noire et l’univers rythmique de Conlon Nancorrow qui gouverneront les Etudes et le Concerto pour piano ainsi que les Nonsense Madrigals…
La Fable introductive est une incantation rituelle de consistance granitique, la Chanson de danse qui suit s’appuie sur des rythmes vocaux sans signification, assombris et perturbés par des cris stridents de sifflets et d’ocarinas. Temple chinois illustre une série de mots monosyllabiques exposés sur un ton méditatif souligné par le carillon environné de percussion métallique, dont un gong cliquetant comme une eau se heurtant à des cailloux. Coolie est une « représentation poétique du désespoir écrasant et de l’agressivité refoulée d’un paria asiatique » (Ligeti). Dans Rêve, la voix est ballotée par le vent soufflé par quatre harmonicas, Aigre-doux exploite un air façon pop’ music dans un environnement de type folklorique que le compositeur a ironiquement sous-titré « 67e étude hongroise », tandis que Perroquet conclut le cycle sur une série de mots non signifiants produisant un rythme swingué que les cinq interprètes - Lucile Richardot (mezzo-soprano) et quatre percussionnistes de l’Orchestre National de France, François Desforges, Emmanuel Curt, Florent Jodelet et Gilles Rancitelli -, ont bissé dimanche avec un bonheur communicatif suscitant la bonne humeur du public.
Œuvre-étalon composée en 1937 et créée à Bâle le 16 janvier 1938 par le compositeur et sa femme Ditta Pasztory aux deux pianos à l’aune de laquelle nombre de compositeurs se confrontent encore plus ou moins ouvertement, variant et modulant à l’envi les effectifs de percussion, la Sonate pour deux pianos et percussion Sz. 110 de Béla Bartók réunit quatre interprètes, les deux pianos, claviers face au public (les pianistes jouant donc dos au public) et encadrant disposés en « V » deux percussionnistes disposant de xylophone, timbales, tambour, caisse claire, cymbales, tam-tam, triangle. Il s’agit d’une sonate en trois mouvements alternant lent/vif-lent-vif, l’œuvre s’ouvrant sur un sourd roulement de timbales suivi d’un crescendo de piano, qui, dans le cours du développement du mouvement initial allant en s’accélérant, devient lui aussi instrument percussif. La percussion ouvre le mouvement central, tandis que le thème est exposé au piano, le xylophone tenant ici une place prépondérante au sein de l’ensemble de percussion, avant de se voir confier le premier thème du finale, les deux pianos dialoguant quasi sans percussion, sur un rythme vif qui va s’évaporant dans les ultimes mesures de la Sonate. Les deux pianistes, Théo Fouchenneret et Simon Zaoui, ont investi leurs parties respectives avec élan et un jeu brillamment rythmé et coloré, plutôt chantant, dialoguant avec une percussion (Emmanuel Curt et François Desforges) précise, chatoyante et ludique.
Bruno Serrou
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