Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 13 octobre 2023
Œuvre mythique trop rarement
programmée en son entier, Les Espaces acoustiques de Gérard Grisey (1946-1998) ont connu vendredi soir à
la Philharmonie de Paris une interprétation extraordinaire sous la direction
précise, enthousiaste et généreuse de Pierre Bleuse à la tête de deux
orchestres, l’Ensemble Intercontemporain dont il est le nouveau directeur
musical, et des étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique
et de Danse de Paris, formations qui, voilà dix ans, en avaient donné ensemble
une première intégrale sous la direction de Pascal Rophé.
Œuvre somptueuse d’une inventivité
prodigieuse composée entre 1974 et 1985, commençant par un grand solo d’alto admirablement
tenu cette fois par Odile Auboin, et se terminant par le retour de l’alto qui prélude
à l’intervention de quatre cors qui en détournent le thème cyclique au terme
d’un voyage acoustique en six espaces, du plus petit au plus grand. Comme en
convient le compositeur, considéré comme l’initiateur du mouvement spectral, Les Espaces acoustiques sont un immense
laboratoire d’applications des techniques spectrales utilisées dans divers
contextes, du solo au grand orchestre de quatre-vingts musiciens.
Cette extraordinaire partition de
plus de deux heures placée sous le signe de la pulsation d’essence organique -
le rythme cardiaque ayant servi de référence pour Prologue et Périodes - a
été finalisée en une décennie. Gérard Grisey l’a abordée en 1974 avec Périodes pour sept musiciens qui
présente une succession d’épisodes dont le dernier a incité le compositeur à
expérimenter une nouvelle technique qui ne demandait qu’à être développée et
résultant de l’analyse à l’aide de spectrogramme d’un mi de trombone et ses principaux composants, de la fondamentale à toutes
ses harmoniques, par la totalité des instruments de la pièce : flûte
(aussi piccolo et flûte alto), clarinette (aussi clarinette en mi bémol et
clarinette en la), trombone, violon, alto, violoncelle, contrebasse. Périodes constitue également les
prémices du contrôle de différents degrés de tension harmonique et à l’application,
sur le plan rythmique, d’oppositions entre « périodique » et « apériodique »,
et présente la forme générale du cycle quasi respiratoire édifiée autour du
pôle qu’est le spectre de mi à partir
duquel s’articulent, en s’éloignant plus ou moins progressivement, toutes les
dérives sonores proposées par le compositeur, l’éloignement étant perçu comme facteur
de tension, et le retour comme facteur de détente. Partiels pour dix-huit musiciens - deux flûtes (la première aussi piccolo, la seconde aussi flûte alto), hautbois (aussi cor anglais), deux clarinettes (aussi clarinette en la et petite clarinette en mi bémol), clarinette basse (aussi clarinette contrebasse), deux cors, trompette ténor, deux percussionnistes, orgue électrique, deux violons, deux altos, violoncelle, contrebasse - est pour sa part placé sous le signe de la respiration et
de la pulsation longue à laquelle Grisey renonce dans Modulations pour trente-trois musiciens au profit du mouvement perpétuel dominé par les
cuivres, alors que les deux premiers le sont pas les cordes et le troisième par
les bois. Epilogue est la conclusion
de Transitoires pour quatre-vingt musiciens et ne peut de ce fait
être joué sans cette dernière, clôturant ainsi le cycle avec le retour de l’alto
solo qui fait le lien entre ce qui précède et ce qui suit sous la conduite de
quatre cors entourés de quatre-vingt musiciens qui plongent l’auditeur dans une
univers sonore époustouflant.
« Cela ouvrait la voie à une nouvelle pensée harmonique et à ce que j’ai appelé plus tard la ’’synthèse instrumentale’’, rappellera Gérard Grisey à mon confrère Guy Lelong pour la pochette du premier enregistrement mondial de l’œuvre réalisé par l’Ensemble Court-Circuit dirigé par Pierre-André Valade et l’Orchestre du Musée de Francfort sous la direction de Sylvain Cambreling. Il me fallait donc écrire une suite et ce fut Partiels pour dix-huit musiciens (1975), qui inclut les instruments de Périodes. Puis je décidais finalement de constituer un cycle entier qui commencerait par une pièce pour un seul instrument, et finirait par le grand orchestre. L’alto jouant un rôle prépondérant dans Périodes, la pièce soliste se devait d’être écrite pour cet instrument et ce fut Prologue pour alto seul (1976). » Grisey composa les trois autres parties du cycle en fonction de commandes, Modulations pour trente-trois musiciens (1976-1977), Transitoires pour grand orchestre (1980-1981) et Epilogue également pour grand orchestre (1985).
Tous plus captivants les uns que les autres, les six volets du cycle sont un émerveillement sonore constant, proposant à partir du solo d’alto jusqu’au très grand orchestre un fabuleux voyage acoustique, tandis que chaque étape révèle le génie d’orchestrateur de son concepteur, le raffinement stupéfiant de son écriture, son originalité sans compromis, sa capacité à créer un univers sonore tenant du prodige et une capacité hors du commun à organiser les idées musicales de façon constamment renouvelée qui témoigne d’un talent exceptionnel, comme l’atteste Transitoires où l’auditeur a l’impression d’entendre des sons informatiques alors qu’il s’agit en fait d’effets d’ordre purement acoustique.
Sous la direction fascinante de
concentration, de précision, de maîtrise, de clarté de son nouveau directeur
musical Pierre Bleuse, qui confirme ici tout le bien reporté à l’issue de son
concert inaugural en septembre dernier qui vit la création mondiale de Polyptych: Mnemosyne… de James Dillon
(voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/pierre-bleuse-ouvre-triomphalement-une.html) (1),
L’Ensemble Intercontemporain et les
étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
ont donné une interprétation éblouissante de cette œuvre d’une richesse inouïe
continuellement renouvelée au point que lorsque l’on arrive au bout de l’audition
l’on se demande si tout a été joué, et que l’on constate en regardant sa
montre, que le temps a filé à la vitesse de la lumière, l’on se demande ce qui
a fait que son auteur a décidé de poser la double barre de mesure finale… Deux soirées
de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par son nouveau directeur musical à marquer
d’une pierre blanche qui augurent d’une fructueuse période en devenir, tant les
curseurs sont déjà très haut placés.
Bruno Serrou
Voir également l'interview de Pierre Bleuse : http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/entretien-avec-pierre-bleuse-directeur.html
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