Paris. Opéra Bastille. Mercredi 27 septembre 2023
Huit saisons après l’anti-héros peint par Claus Guth (http://brunoserrou.blogspot.com/2017/01/lohengrin-heros-craintif-aux-pieds.html), l’Opéra de Paris Bastille retrouve Lohengrin en chef de guerre vu par le cerveau dérangé d’Elsa, porteuse non pas de la conception de Richard Wagner mais de celle du metteur en scène, Kirill Serebrennikov
Le metteur en scène et cinéaste russe rendu célèbre par son film L’Etudiant primé au Festival de Cannes 2016, avant d’être victime de la répression politique du régime de Poutine à l’automne 2017, la justice russe saisissant tous ses biens et le condamnant en juin 2020 à trois ans de prison avec sursis pour « détournement de fonds », désormais installé en Allemagne, est clairement concerné, jusqu’à l’obsession, par l’invasion de l’Ukraine par ses compatriotes sous le joug de Poutine et par les exactions que ses troupes y commettent. C’est en effet en pleine guerre contemporaine qu’il situe l’action de l’opéra de Richard Wagner, et son héros adopte plus ou moins la physionomie, les attitudes et les vêtements du président ukrainien Volodymyr Zelensky…
Kirill Serebrennikov conte donc une histoire
qui n’a rien à voir avec celle du compositeur-librettiste-dramaturge-metteur en
scène Richard Wagner, et il est recommandé de lire attentivement l’intrigue figurant
dans le programme de salle avant le lever de rideau si l’on tient à ne pas trop
se perdre. Le dramaturge réalise « un spectacle qui aborde le drame du
point de vue d’Elsa, y est-il en effet précisé, une jeune femme sensible et
clairvoyante, hantée par la perte de son frère à la guerre. Généralement
opposés à la figure politique et obscure d’Ortrud, l’héroïne et ses contours
permettent ici d’envisager l’œuvre au-delà du manichéisme qui la caractérise
souvent ». Ainsi, le monde apparaît-il inversé, avec un couple infernal
Ortrud/Telramund devenant positif, tandis que l’univers du roi Henri l’Oiseleur
plonge dans l’oppression. L’action se déroule tel un rêve d’Elsa, placée dans
un hôpital psychiatrique régi par Ortrud et Telramund. Une vision apocalyptique
et psychiatrique qui tient la route, même si elle n’a rien à voir avec le sujet
conçu par Wagner, à l’exception du texte et de la musique. Elsa est décrite
comme une « jeune femme », Lohengrin comme « la vision d’Elsa et
son Protecteur », Ortrud comme une « »psychiatre et directrice
de la clinique psychiatrique », Friedrich von Telramund comme l’« époux
d’Ortrud avec qui il dirige la clinique, et psychiatre militaire », le roi
Henri comme « Souverain » et le héraut son « porte-parole »,
tandis que les trois actes sont respectivement intitulés « Le Délire »,
« La Réalité » subdivisée en deux parties (la clinique psychiatrique,
l’hôpital) et « La Guerre ». Saturé de visions infernales, dont un
cimetière et une morgue, le plateau, qui s’ouvre de plus en plus au fur et à
mesure des actes, les vidéos, les graffitis et les mots qui y sont projetés représentent
le monde intérieur névrosé d’Elsa dont l’esprit est troublé depuis la
disparition de son frère au combat et à qui elle avait fait de déchirants
adieux au moment de son départ, images que le metteur en scène a fait tourner en
noir et blanc par Alan Mandelshtam et qu’il déploie sur le décor durant le prélude du premier acte. Ainsi,
le chevalier au cygne n’est plus qu’une chimère d’Elsa, dont l’esprit est miné
par la culpabilité d’être en vie, et qui se voit danser éperdue à travers deux
jeunes femmes qui lui ressemblent, traversant une suite de pièces hantée par tout
ce qui la tourmente. Chef de guerre, Lohengrin tuera le psychiatre Telramund, vétéran
mutilé que Kirill Serebrennikov rend finalement sympathique puisqu’il en fait
le seul personnage à tenter de s’opposer à la folie conflictuelle généralisée. En
lieu et place de la cérémonie nuptiale du début du troisième acte,
Serebrennikov réunit des soldats qui épousent tristement et rapidement leurs
fiancées à la chaîne avant de partir guerroyer, tandis que la nuit de noces de
Lohengrin et Elsa se déroule près d’un lit d’hôpital entouré de soldats, de
blessés et de morts, alignés et brûlés dans la pièce voisine. Lohengrin fera
ses adieux à Elsa en lui remettant sa plaque d’identité militaire et en lui
rendant son frère, avant de partir rejoindre Montsalvat et sa troupe d’élite de
chevaliers gardiens du saint Graal…
Soutenue par la direction d’acteurs
au cordeau de Kirill Serebrennikov, la distribution est sans faiblesse. Piotr
Beczala est un Lohengrin exceptionnel. Le vigoureux ténor polonais a la voix
puissante, solide, sure, colorée, au nuancier infini, au timbre vaillant et
onctueux, et à la ligne de chant d’une grande élasticité, ce qui le conduit à un récit du Graal bouleversant. Il incarne plus qu’il
joue ce personnage belliqueux et implacable mais capable de tendresse et de
compassion. Tout aussi magnifique, la soprano sud-africaine Johanni van Oostrum
qui fait de saisissants débuts à l’Opéra de Paris dans un rôle qui lui sied
particulièrement. La voix malléable et brulante, le timbre clair et brillant,
il émane de sa personne à la fois ardeur et émotion, tragique et éclat, ce qui
lui permet d’entrer pleinement dans la vision terriblement complexe du metteur
en scène russe. Nina Stemme est une Ortrud-psychiatre terrifiante de noirceur
et de violence, sa voix souvent criarde et au vibrato prononcé la rend effrayante,
son personnage n’étant que cris et imprécations. A ses côtés, un Telramund tout
aussi sombre mais plus alambiqué et vulnérable campé à la perfection par
Wolfgang Koch. Malgré son humble corpulence, Kwangchul Youn, voix puissante et
droite, est un Henri l’Oiseleur à la noble stature, tandis que le baryton-basse
chinois Shenyang est un Héros un rien trop discret.
Il convient de saluer également la remarquable performance du Chœur de l’Opéra de Paris, qui, sous la direction de sa chef de chœur taïwanaise Ching-Lien Wu (voir son interview http://brunoserrou.blogspot.com/2021/05/ching-lien-wu-portrait-et-entretien-de.html), s’avère d’une constance, d’une précision et d’une homogénéité impressionnantes. A l’instar de l’Orchestre de l’Opéra, qui, sous la direction énergique, contrastée, passionnée, valeureuse du chef britannique Alexander Soddy remplaçant ici Gustavo Dudamel, directeur musical démissionnaire, brille de tous ses feux, plus particulièrement dans cette œuvre les cuivres, qui, disséminés autour de la salle, tournoient et se répondent dextrement en échos triomphants proprement époustouflants, mais aussi bois et cordes aux intonations et aux carnations d’une saisissante beauté et aux couleurs somptueuses.
Bruno Serrou
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