jeudi 28 septembre 2023

Visions apocalyptiques d’Elsa d’un Lohengrin chef de guerre à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra Bastille. Mercredi 27 septembre 2023

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin dans la mise en scène de Kirill Serebrennikov. Photo : (c) Charles Duprat / OnP

Huit saisons après l’anti-héros peint par Claus Guth (http://brunoserrou.blogspot.com/2017/01/lohengrin-heros-craintif-aux-pieds.html), l’Opéra de Paris Bastille retrouve Lohengrin en chef de guerre vu par le cerveau dérangé d’Elsa, porteuse non pas de la conception de Richard Wagner mais de celle du metteur en scène, Kirill Serebrennikov 

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. Johanni van Oostrum (Elsa), Piotr Beczaia (Lohengrin). Photo : (c) Charles Duprat / OnP

Le metteur en scène et cinéaste russe rendu célèbre par son film L’Etudiant primé au Festival de Cannes 2016, avant d’être victime de la répression politique du régime de Poutine à l’automne 2017, la justice russe saisissant tous ses biens et le condamnant en juin 2020 à trois ans de prison avec sursis pour « détournement de fonds », désormais installé en Allemagne, est clairement concerné, jusqu’à l’obsession, par l’invasion de l’Ukraine par ses compatriotes sous le joug de Poutine et par les exactions que ses troupes y commettent. C’est en effet en pleine guerre contemporaine qu’il situe l’action de l’opéra de Richard Wagner, et son héros adopte plus ou moins la physionomie, les attitudes et les vêtements du président ukrainien Volodymyr Zelensky…

Richars Wagner (113-1883), Lohengrin. Johanni van Oostrum (Elsa), Piotr Beczala (Lohengrin). Photo : (c) Charles Duprat / OnP

Kirill Serebrennikov conte donc une histoire qui n’a rien à voir avec celle du compositeur-librettiste-dramaturge-metteur en scène Richard Wagner, et il est recommandé de lire attentivement l’intrigue figurant dans le programme de salle avant le lever de rideau si l’on tient à ne pas trop se perdre. Le dramaturge réalise « un spectacle qui aborde le drame du point de vue d’Elsa, y est-il en effet précisé, une jeune femme sensible et clairvoyante, hantée par la perte de son frère à la guerre. Généralement opposés à la figure politique et obscure d’Ortrud, l’héroïne et ses contours permettent ici d’envisager l’œuvre au-delà du manichéisme qui la caractérise souvent ». Ainsi, le monde apparaît-il inversé, avec un couple infernal Ortrud/Telramund devenant positif, tandis que l’univers du roi Henri l’Oiseleur plonge dans l’oppression. L’action se déroule tel un rêve d’Elsa, placée dans un hôpital psychiatrique régi par Ortrud et Telramund. Une vision apocalyptique et psychiatrique qui tient la route, même si elle n’a rien à voir avec le sujet conçu par Wagner, à l’exception du texte et de la musique. Elsa est décrite comme une « jeune femme », Lohengrin comme « la vision d’Elsa et son Protecteur », Ortrud comme une « »psychiatre et directrice de la clinique psychiatrique », Friedrich von Telramund comme l’« époux d’Ortrud avec qui il dirige la clinique, et psychiatre militaire », le roi Henri comme « Souverain » et le héraut son « porte-parole », tandis que les trois actes sont respectivement intitulés « Le Délire », « La Réalité » subdivisée en deux parties (la clinique psychiatrique, l’hôpital) et « La Guerre ». Saturé de visions infernales, dont un cimetière et une morgue, le plateau, qui s’ouvre de plus en plus au fur et à mesure des actes, les vidéos, les graffitis et les mots qui y sont projetés représentent le monde intérieur névrosé d’Elsa dont l’esprit est troublé depuis la disparition de son frère au combat et à qui elle avait fait de déchirants adieux au moment de son départ, images que le metteur en scène a fait tourner en noir et blanc par Alan Mandelshtam et qu’il déploie sur le décor durant le prélude du premier acte. Ainsi, le chevalier au cygne n’est plus qu’une chimère d’Elsa, dont l’esprit est miné par la culpabilité d’être en vie, et qui se voit danser éperdue à travers deux jeunes femmes qui lui ressemblent, traversant une suite de pièces hantée par tout ce qui la tourmente. Chef de guerre, Lohengrin tuera le psychiatre Telramund, vétéran mutilé que Kirill Serebrennikov rend finalement sympathique puisqu’il en fait le seul personnage à tenter de s’opposer à la folie conflictuelle généralisée. En lieu et place de la cérémonie nuptiale du début du troisième acte, Serebrennikov réunit des soldats qui épousent tristement et rapidement leurs fiancées à la chaîne avant de partir guerroyer, tandis que la nuit de noces de Lohengrin et Elsa se déroule près d’un lit d’hôpital entouré de soldats, de blessés et de morts, alignés et brûlés dans la pièce voisine. Lohengrin fera ses adieux à Elsa en lui remettant sa plaque d’identité militaire et en lui rendant son frère, avant de partir rejoindre Montsalvat et sa troupe d’élite de chevaliers gardiens du saint Graal…

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. Wolfgang Koch (Friedrich von Telramund), Nina Stemme (Ortrud). Photo : (c) Charles Duprat / OnP

Soutenue par la direction d’acteurs au cordeau de Kirill Serebrennikov, la distribution est sans faiblesse. Piotr Beczala est un Lohengrin exceptionnel. Le vigoureux ténor polonais a la voix puissante, solide, sure, colorée, au nuancier infini, au timbre vaillant et onctueux, et à la ligne de chant d’une grande élasticité, ce qui le conduit à un récit du Graal bouleversant. Il incarne plus qu’il joue ce personnage belliqueux et implacable mais capable de tendresse et de compassion. Tout aussi magnifique, la soprano sud-africaine Johanni van Oostrum qui fait de saisissants débuts à l’Opéra de Paris dans un rôle qui lui sied particulièrement. La voix malléable et brulante, le timbre clair et brillant, il émane de sa personne à la fois ardeur et émotion, tragique et éclat, ce qui lui permet d’entrer pleinement dans la vision terriblement complexe du metteur en scène russe. Nina Stemme est une Ortrud-psychiatre terrifiante de noirceur et de violence, sa voix souvent criarde et au vibrato prononcé la rend effrayante, son personnage n’étant que cris et imprécations. A ses côtés, un Telramund tout aussi sombre mais plus alambiqué et vulnérable campé à la perfection par Wolfgang Koch. Malgré son humble corpulence, Kwangchul Youn, voix puissante et droite, est un Henri l’Oiseleur à la noble stature, tandis que le baryton-basse chinois Shenyang est un Héros un rien trop discret.

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. Johanni van Oostrum (Elsa). Photo : (c) Charles Duprat / OnP

Il convient de saluer également la remarquable performance du Chœur de l’Opéra de Paris, qui, sous la direction de sa chef de chœur taïwanaise Ching-Lien Wu (voir son interview http://brunoserrou.blogspot.com/2021/05/ching-lien-wu-portrait-et-entretien-de.html), s’avère d’une constance, d’une précision et d’une homogénéité impressionnantes. A l’instar de l’Orchestre de l’Opéra, qui, sous la direction énergique, contrastée, passionnée, valeureuse du chef britannique Alexander Soddy remplaçant ici Gustavo Dudamel, directeur musical démissionnaire, brille de tous ses feux, plus particulièrement dans cette œuvre les cuivres, qui, disséminés autour de la salle, tournoient et se répondent dextrement en échos triomphants proprement époustouflants, mais aussi bois et cordes aux intonations et aux carnations d’une saisissante beauté et aux couleurs somptueuses.

Bruno Serrou 


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